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Définir l'émancipation.

Conférence prononcée en ouverture du colloque
« Éducation / Émancipation » qui s'est tenu dans le cadre du séminaire « Philosophie critique de l'éducation »
à l'Université Montpellier 3 les 17 et 18 mai 2022.

Curieusement l’analyse, définition ou catégorisation de l’émancipation est rare, malgré la présence très fréquente de la notion dans les titres d’ouvrages. C’est pour pallier ce manque que j’ouvre ce colloque par cette intervention définitionnelle.

I. Caractères essentiels de la notion.

L’idée première est que l’émancipation ne peut être simplement libération des contraintes, et que pour être libération il lui faut s’ancrer dans un autre monde, à la fois imaginé mais aussi pour une part déjà vécu comme tel dans les pratiques sociales (p.ex. la non mixité visant à mettre entre parenthèses l’exclusion ou la domination).

Dans l’histoire de la philosophie un bon outil est ici la liberté kantienne, définie à la fois comme indépendance (envers les lois physiques) et autonomie. L’indépendance est la liberté au sens négatif – au sens de ce que n’est pas la liberté : i.e. la dépendance envers les lois physiques. Mais cette indépendance est en fait seconde, conditionnée par une liberté première, positive, définie par ce qu’elle est : chez Kant l’autonomie, c’est-à-dire le fait de vivre sous sa propre loi, pour Kant la loi de la raison. L’autonomie qui définit ma personnalité, mon existence rationnelle, est condition de l’indépendance. C’est parce que je peux me déterminer par la raison que je suis pour une part indépendant des lois physiques.

Aujourd’hui cette existence rationnelle et intelligible a peu de sens, mais on peut souligner la fonction du monde rationnel kantien comme autre monde : on peut comprendre que l’autre monde est un idéal pratique : il est ce pour quoi on agit. Vous ne supportez pas de vivre dans ce monde-ci parce que vous pensez que vous devez vivre selon tels ou tels principes et dans d’autres circonstances, type de relations interhumaines etc., cela veut dire que vous avez une idée de votre identité, de la vie que vous devriez mener dans un autre monde, et cet autre monde dans lequel vous pensez devoir vivre va servir de fondement à une pratique transformatrice.

Donc, l’autonomie étant condition de l’indépendance, s’il peut y avoir libération des contraintes c’est parce que je me place toujours déjà dans un autre monde ou sous d’autres lois, qu’il s’agisse d’un monde suprasensible ou d’un idéal, mais dans lequel je vois mon identité véritable. Il n’y pas qu’une loi qui m’oppresse et dont je me libère, il y en a deux, et je me libère de l’une pour vivre sous l’autre, parce que je la reconnais déjà comme étant vraiment la mienne.

En matière d’émancipation cette autonomie souligne aussi une autre caractéristique, elle-même problématique, qui est celle du sujet de l’émancipation, individu ou groupe social. Sans discuter maintenant du terme de sujet je veux simplement dire ici substrat, requis parce que l’émancipation est un processus. Il faut qu’il y ait permanence d’un substrat de ce processus pour que l’émancipation soit celle de quelqu’un. Pour que Camille se libère il ne faut pas qu’elle devienne Christine ou Bernard, il faut qu’elle devienne Camille libérée. Et pour cela aussi l’identité idéale est importante : il faut que je puisse dès maintenant, dans une situation de domination, de soumission ou d’hétéronomie, dans le monde dont je ne veux pas, me savoir ou m’imaginer devoir vivre dans un autre monde adéquat à mon identité, à ce que je suis véritablement. L’altérité radicale du monde dans lequel je veux vivre permet à celui qui se libère de se penser comme sujet d’un processus d’émancipation, alors même qu’il se trouve dans une situation de domination ou d’exploitation. L’identité idéale, parce qu’elle s’ancre dans un autre monde, permet à celui qui lutte - individu ou groupe social -, de se penser, dès le départ et malgré la situation de domination, comme pouvant ou devant initier un processus d’émancipation.

J’écris, à propos du sujet du processus, « individu ou groupe social » : individu et groupe social ne sont pas ici à opposer. Je pense à un commentaire de L. Sève, dans l’article paru dans les Cahiers d’histoire de 2000 et réédité dans Aliénation et émancipation (2012), « Émancipation sociale et libre développement de chacun ». Au delà de la définition nominale de l’émancipation comme sortie de l’aliénation[1], se trouve aussi une définition positive de l’émancipation comme développement de l’individualité, individualité dont L. Sève n’a cessé de montrer l’omniprésence chez Marx. Dans cet article L. Sève commente la conclusion de la 2e partie du Manifeste du parti communiste en soulignant la priorité de l’émancipation individuelle sur l’émancipation sociale, celle d’un groupe ou d’une classe. Le Manifeste écrit bien « A la place de l’ancienne société bourgeoise avec ses classes et ses oppositions de classes surgit une association où le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous ». La question est celle de l’antériorité du développement de chacun sur le développement de tous, antériorité de l’individuel sur le groupe ou la classe, qui paraît étrangère au marxisme. L. Sève souligne l’importance de cette antériorité du libre développement de chacun, et il s’en sert pour critiquer vivement le primat des rapports sociaux et la position orthodoxe du PCF secondarisant les efforts de libération particuliers ou individuels. Il s’oppose alors[2] au PCF qui a perçu comme des illusions les objectifs immédiats d’émancipation individuelle. Il qualifie d’« insouciances théoriques majeures » & d’« aberrations » le mépris du féminisme, des revendications de la jeunesse, et de « l’horizontalité militante ».

Émancipation individuelle et sociale s’opposent d’autant moins qu’elles s opèrent sous les mêmes formes et dans les mêmes conditions. Je pense ici à la fin de la Première partie de l’Idéologie Allemande, lorsque de façon très étonnante les auteurs soulignent que l’individualité apparaît au comble de l’exploitation, dans le dénuement : « la majorité des individus dont ces forces se sont détachées et qui sont de ce fait frustrés du contenu réel de leur vie, sont devenus des individus abstraits »[3] ; dans un « complet dépouillement » ou  comme le reprendront les Grundrisse une « pauvreté absolue : la pauvreté non comme manque, mais comme exclusion totale de la richesse objective »[4]. C’est à partir de ce dépouillement et de cette pauvreté que l’Idéologie Allemande détermine la transformation sociale à venir comme bouleversement total, les mêmes individus dénudés comme tels devant « s'approprier la totalité des forces productives existantes »[5]. Et c’est le caractère total et universel de cette appropriation qui fait immédiatement des mêmes individus ceux qui incarneront l’idéal humain : « les prolétaires de l'époque actuelle, totalement exclus de toute activité individuelle autonome, sont en mesure de parvenir à un développement total, et non plus borné, qui consiste dans l'appropriation d'une totalité de forces productives et dans le développement d'une totalité de facultés »[6]. Donc du point de vue de l’Idéologie allemande, l’altérité radicale, celle de l’idéal humain opposé à la misère réelle, participe au bouleversement de l’ordre social. Et ce sont ces individus, apparus comme individus dans et par le dénuement total, qui vont initier le renversement social, sous l’exploitation et la domination. On peut donc souligner trois caractères : identité idéale relevant d’un autre monde, monde auquel, précisément par son altérité radicale, on peut faire appel sous la domination, et réalisation de cette identité à partir de son autre.

La figure de l’émancipation est alors complète, non pas seulement comme idéal dépeint, mais comme catégorie avec ses articulations et ses parties. On a tout à la fois l’identité, essence humaine comme idéal, qui est radicalement autre que la situation vécue de domination et d’exploitation, identité qui se réalise, dialectiquement, à partir de son autre, dans un processus – ici la pratique révolutionnaire – de libération et appropriation ou réappropriation des capacités propres, ici les forces productives (en l’occurrence les moyens de production). Je rejoins volontiers A. Tosel qui, dans un texte de petit volume (et difficile d’accès) publié en 2016 aux Éditions du croquant, « Émancipations aujourd’hui ? Pour une reprise critique », souligne deux dimensions de l’émancipation : affranchissement ou libération d’abord puis approriation ou réappropriation ensuite. Ces deux parties de l’analyse peuvent être des composantes logiques ou des moments chronologiques de l’émancipation. Ce que Tosel appelle « l’émancipation 1 », comme affranchissement ou libération, a effectivement existé sans bouleversement de l’ordre social, elle ne désigne par là que l’accès du subalterne, de l’esclave ou du mineur à la majorité sociale (la filiation romaine à l’origine du terme). Alors l’ordre social demeure inchangé. André Tosel et Lucien Sève se rejoignent sur cette distinction de deux formes d’émancipation, cf. l’article des Cahiers d’histoire déjà cité : « […] en entendant par émancipation individuelle, au sens fort, non point le simple affranchissement externe de certains par rapport à telle contrainte ou limite en elle-même persistante, mais bien leur complexe désaliénation interne moyennant la réappropriation par tous de leurs avoirs, pouvoirs, savoirs sociaux autonomisés. »[7]

Pour autant l’émancipation 2 n’apparaît pas seulement dans la suite de l’histoire, après l’émancipation 1. Elle intègre l’émancipation 1. Ces deux moments ne sont pas seulement chronologiques ils sont aussi logiques au sens où ils coexistent dans la révolution prolétarienne p.ex., lorsque l’affranchissement ou la libération ne font qu’un avec la réappropriation des forces productives et la constitution ou reconstitution d’une identité idéale[8]. Il nous faut certes distinguer les individus agents de l’émancipation d’une part et d’autre part le grand sujet censé se réaliser dans l’histoire, l’humanité, qui représente, à la suite de Feuerbach, l’idéal à réaliser, développement de toutes les capacités sans les limitations individuelles. Ce sont bien les mêmes individus qui prennent part au bouleversement social et qui vont finalement développer leurs capacités. Ce ne sont plus seulement les usines qui grossissent, ce sont aussi des voies de développement individuel qui s’ouvrent. Avec le changement de statut de l’ouvrier dans le procès de travail se découvre aussi la critique marxiste du travail : la réduction de la journée de travail, et la définition du loisir comme richesse : « la richesse réelle est la force productive développée de tous les individus. Ce n’est plus alors aucunement le temps de travail mais le temps disponible qui est la mesure de la richesse »[9]. Ici le rapport de l’émancipation à l’éducation est double, éducation technique d’abord permettant de transformer qualitativement le travail, éducation multiforme ensuite ouvrant les multiples possibilités de développements des facultés humaines.

II. Analyses contemporaines. Tosel et Laclau.

Avant de développer ces points je voudrais confronter la catégorisation de l’émancipation proposée jusqu’à présent avec une autre catégorisation, celle d’E. Laclau[10], à partir de sa présentation par Tosel précisément.

Que les deux aspects de l’émancipation – libération et réappropriation - puissent ne pas être seulement chronologiques, mais aussi logiques, qu’il puissent se produire en même temps, est important pour sauver la notion d’émancipation. Car il est bien question de sauver l’émancipation lorsqu’on aborde les deux analyses contemporaines, celle de Tosel et celle de Laclau (je n’en connais pas d’autres, le très riche texte du Geschichtliche Grundegriffe de Koselleck restant descriptif malgré toutes ses qualités). A partir de Tosel, il faut sauver la notion d’une simple sécularisation de la pensée théologique, qui rapproche l’émancipation du salut (il rejoint là une dimension soulignée par Laclau, la 6e et dernière, comme rationalisant l’imaginaire religieux). Et contre Laclau il faut penser l’émancipation comme possible, puisqu’il réfute, dès sa première dimension, un réquisit essentiel qui est cette double appartenance (soulignée par Kant), au monde où je suis dominé, et au monde auquel j’aspire.

Si l’on regarde de plus près la 1ère des 6 dimensions proposées par Laclau, et telle que Tosel les présente dans son petit livre Émancipations aujourd’hui, on se trouve face à cette double mise en question de l’émancipation. La 1ère dimension de Laclau, celle d’une dichotomie[11], rejoint apparemment ce que j’avais appelé la discontinuité radicale. A. Tosel décrit cette dichotomie en soulignant le caractère historique de l’émancipation et par là sa proximité d’avec le salut[12] : « une division de structure […] qui est aussi une division du temps »[13]. La dichotomie de Laclau n’est pas d’abord historique, déroulée temporellement, mais dynamique, elle s’oppose à la réalisation de l’altérité émancipée. Cette dernière doit donc être déjà présente et Laclau souligne alors le rapport de sa 1ère dimension à sa 4e dimension, la préexistence de l’identité opprimée, qui rejoint ce que nous avons désigné ci-dessus comme identité sous la domination. Mais l’altérité radicale enveloppe aussi pour Laclau l’impossibilité d’une explication objective du passage d’un moment à l’autre, comme s’il ne pouvait y avoir ni identité intermédiaire ni double appartenance : il faudrait penser une rupture brutale dans la substitution de l’une à l’autre. Pourquoi pas, cela peut être une définition de la révolution. Laclau ne renvoie pas à cette figure de la révolution ni à une pensée dialectique de l’histoire. Il souligne plutôt, dans le fait que l’autre ne puisse provenir du même, l’impossibilité de penser l’émancipation comme un processus. Il prend appui sur le XVIIIe (les Lumières) plutôt que sur le XIXe siècle[14]. La contingence de l’émancipation rappelle alors le commentaire que F. Jameson fait de l’histoire rousseauiste comme succession de contradictions et de brusque sauts[15]. Mais si Jameson veut souligner par là des possibilités de rupture, Laclau souligne lui une impossibilité logique ou réelle. Dans l’exposé de Laclau c’est son refus de la pensée dialectique[16] qui rend d’emblée l’émancipation impensable sinon impossible. Que l’émancipation doive s’enraciner dans une origine radicalement autre oppose la première dimension de l’analyse à toutes les autres, qui renvoient à l’explication globale de l’émancipation comme passage ou processus. La distinction (Laclau p. 6) du logique et du social ne suffit pas à sauver la catégorie d’émancipation aux yeux de Laclau.

La 2è dimension de Laclau, holiste, concerne tous les aspects de la vie sociale. Tosel reprend ce thème mais le qualificatif de total recouvre non seulement tous les aspects de la vie sociale (de l’idéologie à l’infrastructure) mais encore les institutions qui accompagnent le processus d’émancipation. Il faut souligner ici que le premier totalitarisme reste, comme le rappelle Tosel, celui du marché, de la structure marchande que décrivait Lukacs au début de la Réification, structure globale qui transforme tout en marchandise, et donc en moment d’un procès de valorisation. Est-il pour autant nécessaire de concevoir les institutions dépassant ce premier totalitarisme comme totalitaires elles aussi ? On pense bien sûr ici aussi bien à l’appel d’un bouleversement total de l’ordre social existant (la fin de la première partie de l’Idéologie allemande déjà citée) qu’à la dictature du prolétariat : d’où le fait que Tosel précise, à propos de ces institutions accompagnant le processus d’émancipation, que ces institutions doivent tendre à disparaître.

La 3è dimension de Laclau, celle de la transparence, fait référence au dépassement de l’aliénation, « coïncidence absolue de l’essence humaine avec elle-même » comprenons avec sa manifestation, coïncidence donc de l’idéal et du réel. Je note au passage que s’il n’y avait pas coïncidence auparavant c’est donc qu’il y avait bien dualité d’appartenance ou identité fragmentée, précisément ce que Laclau récuse dans toute la suite de son développement. Tosel quant à lui insiste tout d’abord sur l’aliénation, pour rapporter la transparence à soi de l’essence humaine – ou l’identité de l’essence avec sa manifestation, identité de l’idéal et du réel – aux textes du Marx de 1844, à l’être générique des Manuscrits de 1844. La terminologie marxienne est à l’époque très feuerbachienne. Mais si l’on se réfère de Feuerbach il n’est pas nécessaire de rapporter, comme le fait Tosel, l’existence de l’essence humaine à celle d’un grand Sujet ou d’un Prolétariat universel (avec majuscule). Le genre feuerbachien peut être un idéal, mais il n’est pas transcendant aux individus et se trouve dans les rapports qu’ils entretiennent. Cette immanence est à mettre au compte du matérialisme de Feuerbach qui relie l’individu et ses conditions d’existence, l’être et l’essence, cette « pensée concrète » soulignée par Johan Mader[17], et dont le principe recouvre l’ensemble de l’œuvre. On retrouve cette pensée concrète dans la controverse avec Stirner : « L’espèce signifie en effet non pas une abstraction, mais seulement le toi en face du moi singulier fixé pour soi, l’autre, et en général les individus humains qui existent hors de moi »[18]. Je note ici qu’une nouvelle forme d’existence interindividuelle constitue pour une part réalisation de l’essence humaine et qu’il n’est pas nécessaire de faire appel à une généralité idéale ni de reporter cette réalisation à l’infini de l’histoire, mais tout d’abord de la déterminer plus précisément ses modalités d’existence, et de déterminer aussi par là ses conditions d’apparition. Conditions qui sont, en ce qui concerne les rapports interindividuels, non seulement l’apparition historique de l’individu singulier, mais surtout la suppression des rapports d’exploitation qui cantonnent l’existence de ces individus dans la concurrence et la misère. La réalisation de l’essence humaine, comme forme d’existence où les individus seraient conscients de ce qu’ils sont et de ce qu’ils peuvent être, n’implique donc pas la suppression des formes d’existence individuelles mais leur transformation, à partir de la transformation de leurs conditions sociales d’existence. Dans le fond Marx ne dit pas autre chose à Stirner lorsqu’il situe la possibilité pour les individus de rentrer en rapport les uns avec les autres « en tant qu’individus », comme le voulait Stirner, après la révolution sociale[19].

Nous avons déjà abordé la 4è dimension de Laclau, la préexistence de ce qui doit être émancipé. Cette dimension recoupe celle de l’identité idéale vécue sous la domination, comme l’autonomie kantienne p.ex. Laclau rapporte cette 4e dimension à la 1ère, la dimension dichotomique, puisqu’il faut non seulement que l’émancipation s’oppose radicalement à la domination ou l’exploitation, mais aussi que l’identité de celui qui s’émancipe soit présente sous l’oppression pour être opprimée précisément, ici au delà de la logique où l’oppresseur requiert un opprimé. Tosel souligne, mais sans parler de chronologie cette fois-ci, la possibilité de l’un à travers l’autre : « Pas d’émancipation sans oppression riche de possibles […] pas d’oppression sans la présence de quelque chose […] qui tend à sa libération »[20]. L’autonomie kantienne illustre cette identité sous jacente qui figure tout à la fois l’idéal à réaliser et la condition de possibilité de sa propre réalisation : l’autonomie est condition de l’indépendance.

Le 5è aspect, dimension fondamentale ou dimension du fondement, synthétise à mon sens la première et la deuxième dimension, l’altérité radicale et la totalité : le fondement du vieil homme ou de l’ancien régime s’effondre et disparaît, tandis que s’affirme celui du nouveau régime ou de l’homme nouveau en remplaçant totalement l’ordre ancien. Je ne suis pas sûr qu’on puisse isoler ici un caractère à part entière, je n’y vois qu’une conséquence ou corollaire de la 1ère dimension.

Le 6è et dernier aspect, la dimension rationnelle ou rationalisante, caractérise pour Laclau la sécularisation moderne de l’eschatologie religieuse dans la mesure où il ne serait plus fait appel à l’imaginaire. Cette dimension se rapproche en fait de la transparence précédemment citée (3e dimension) au sens où la raison devrait ici permettre une compréhension totale du moment historique de la libération. On peut souligner ici, comme le fait A. Tosel, la dimension hégélienne avec l’équivalence du réel et du rationnel. On peut aussi penser, à travers ce panlogisme, à la prétendue évacuation de l’idéologique et de l’imaginaire dans le communisme historique et voir encore ici un prélude à la récusation par Laclau de la catégorie d’émancipation. La raison apparaissant ici elle aussi comme totalitaire…

III. L’émancipation du sujet.

Si je rapporte en conclusion les remarques de la 1ère partie, sur la position fondamentale et première de l’émancipation individuelle, à ces analyses soulignant les difficultés de la notion, on aperçoit aisément une voie de dépassement qui permet de conserver la notion d’émancipation, en l’attachant à l’individualité. Cette individualité ne doit pas être l’individu concurrentiel de la société libérale, celle où les rapports interindividuels sont assimilables à des échanges commerciaux, et qu’il faut précisément dépasser. Cette individualité ne peut pas être non plus un grand sujet se réalisant dans l’histoire au détriment de ceux qui luttent pour leur libération. Le grand sujet n’est d’ailleurs plus l’homme de Feuerbach, ni le prolétariat, mais la société tout entière. Lorsque la 6e des Thèses sur Feuerbach identifie l’essence humaine aux rapports sociaux elle rabat la définition de l’essence humaine (le genre humain comme idéal) sur la part matérialiste de Feuerbach, qui définit l’individu vivant en le liant à ses conditions d’existence. Ce qui est supprimé par le matérialisme de Marx dans la 6e des Thèses sur Feuerbach, c’est le genre feuerbachien comme essence et idéal. La société ne remplace pas ce genre en déterminant un nouvel idéal, la société ne remplace pas le genre feuerbachien en le réalisant. Elle permet, en étant le lieu d’un auto bouleversement qui transforme et les hommes et les circonstances (3e des Thèses) de réaliser de nouvelles possibilités de développement.

Mais ces possibilités ne sont pas orientées vers un type d’homme déterminé, au contraire. Dès l’Idéologie allemande, celui qui est chasseur le matin, berger l’après-midi, et critique le soir[21], n’est vraiment ni chasseur, ni berger, ni critique. Si position d’un idéal humaniste il y a, avec fin idéale et téléologie d’un procès, c’est dans cette visée d’un individu totalement développé, celui précisément à qu’on ne peut assigner à une tâche et qui reste pour cela indéterminé. L’individu complet de l’Idéologie allemande se réfère à l’idée d’une totalité des facultés humaines. Les individus complets qui se réalisent pleinement dans leur vie matérielle[22] apparaissent à la suite de l’appropriation révolutionnaire de la totalité des forces productives. Développement complet de la nature humaine et fin visée – du moins fin visée par les agents, et fin au-delà de laquelle on n’imagine pas qu’ils puissent en viser une autre – se confondent dans cette idée de l’homme total : « der Entwicklung der Individuen zu totalen Individuen »[23].

Dans le Capital, l’individu complètement développé n’apparaît pas d’emblée comme l’homme total, mais plutôt comme la face négative de l’individu morcelé par le travail industriel, comme l’envers du travailleur mutilé : « la grande industrie oblige la société sous peine de mort à remplacer l’individu morcelé, porte douleur d’une fonction productive de détail, par l’individu intégral [das total entwickelte Individuum] qui sache tenir tête aux exigences les plus diversifiées du travail et ne donne, dans des fonctions alternées, qu’un libre essor à la diversité de ses capacités naturelles ou acquises »[24].

Il n’y a pas d’évolution de la théorie marxiste ici : cf. le texte d’Engels récemment réédité des Principes du communisme[25] ; en réponse à la « question 20 » de ce texte de 1847 nous trouvons déjà la figure indéterminée de cet individu intégralement développé : « L’éducation permettra aux jeunes de parcourir rapidement tout le système de la production, elle les rendra aptes à passer successivement d’une section de production à l’autre, selon ce à quoi les besoins de la société ou leurs propres inclinations les détermineront. Elle leur épargnera donc la mutilation que l’actuelle division du travail fait subir à tous. La société communiste fournira donc à ses membres l’occasion d’exercer leurs facultés, aptitudes qui se seront toutes épanouies. Mais de ce fait disparaissent également les différences de classes… ». Ici déjà, en pensant au Manifeste tel que le commente Lucien Sève dans les Cahiers d’Histoire, tout se passe comme si l’émancipation individuelle était condition de la suppression des classes.

Nous avons donc en un même temps l’émancipation 1 de Tosel : l’individu dominé se libère, en s’appropriant, émancipation 2, les moyens de production (autosuffisance, autonomie matérielle). L’individu qui se libère ne s’identifie pas pour autant à un grand sujet (humanité ou société) mais, cf. le statut du loisir et du temps libre comme richesse, il ne peut s’identifier qu’à un individu dont le développement total signifie une identité encore indéterminée, indéfinie. L’individu peut alors être le véritable substrat du processus d’émancipation, parce qu’il est individu et non sujet.



[1]. L. Sève « Émancipation sociale et libre développement de chacun », in Cahiers d’Histoire, n° 80-81, 2000, Essai pour une histoire de l’émancipation humaine, p. 113 « la vraie émancipation n’est pas la conquête toujours fragmentaire et fragile d’une autonomie dans une société aliénée mais désaliénation (l’équivalent allemand direct de ce terme n’existe pas, Marx parle ici d'Aufhebung der Entfremdung, de suppression-dépassement de l’aliénation) ». Également, l’Avant-Propos d’Aliénation et émancipation, Paris, La Dispute, 2012.

[2]. Cahiers d’Histoire p. 124, Aliénation et émancipation p. 165.

[3]. Marx, Engels, et alia, Idéologie allemande, MEGA I 5, Berlin, 1932 ; trad. fr. Paris, Éditions sociales, 1976, p. 70-71 & Paris, Éditions sociales, GEME 2014 pp. 227-229

[4]. K. Marx, Manuscrits de 1857 dits « Grundrisse » trad. fr. Paris, Éditions sociales, 2011, p. 256.

[5]. Marx, Engels et alia, L’idéologie allemande, première partie, Paris Éditions sociales 1976 p. 71-72 & GEME 2014 pp. 229-233.

[6]. Ibid.

[7]. Cahiers d’Histoire p. 120, Aliénation et émancipation p. 162.

[8]. On est alors encore très proche de Feuerbach : « Dans l’action conjuguée et planifiée avec d’autres, le travailleur se défait de ses limites individuelles et développe les capacités propres à son espèce <entwickelt sein Gattungsvermögen> » Capital I chap. XI La coopération, trad. J.-P. Lefebvre 2006 p. 371.

[9]. K. Marx, Manuscrits de 1857 dits « Grundrisse » trad. fr. Paris, Éditions sociales, 2011, p. 664.

[10]. Laclau, E. Emancipations, Londres, Verso, 1996 ; trad. fr. Cl. Orsoni, La guerre des identités, grammaire de l’émancipation, La Découverte / M.A.U.S.S., 2000, (coll. Recherches) ; 'Beyond  Emancipation' (chap. 1 angl, pp. 8-27, chap. 2 trad. fr.) était à l’origine une conférence à l’Institute of Social Studies, The Hague, 3~31 January  1991,  pubiée in  Jan  Nederveen  Pieterse  (ed.), Emancipations, Modern and Postmodern, London, Sage 1992.

[11]. Laclau Emancipations chap. 1 p. 1.

[12]. Ce que Laclau retrouve plus tard, op.cit. p. 8.

[13]. A. Tosel, « Émancipations aujourd’hui ? Pour une reprise critique » Vuilaines / Seine, Éditions du croquant, 2016, p. 109.

[14]. Comment ne pas penser ici à Kautsky et à son texte de 1908, Les trois sources du marxisme ? « Les matérialistes français du XVIII° siècle ne connaissaient pas la lutte des classes et ne portaient pas attention au progrès technique. Ainsi s’ils savaient que, pour changer les hommes, il fallait changer la société, ils ne voyaient pas d’où proviendraient les forces nécessaires à cet effet. Ils les voyaient surtout dans la toute-puissance d’individus extraordinaires et avant tout d’éducateurs. Le matérialisme bourgeois ne put aller plus loin ».

[15]. Fredric Jameson, « Rousseau and contradiction », South Atlantic quaterly 104:4, Fall 2005, Duke University Press 2005. PP. 693- 706, reéd. in Valences of dialectic, Londres, Verso, 2010 ; trad. fr. in L. Vincenti (éd.) Rousseau et le marxisme Paris, Publications de la Sorbonne, 2011.

[16]. La pensée dialectique, de Hegel ou de Marx, est un peu plus loin (p. 9) rabattue sur la confrontation chrétienne de Dieu et du diable, pour relever finalement de la représentation et non de la connaissance, nous pourrions dire de l’imaginaire…

[17]. J. Mader, Fichte Feuerbach Marx, pp. 131 – 132.

[18]. L’Essence du christianisme dans son rapport à L’Unique et sa propriété, 1845, § 9, trad. fr. in Manifestes philosophiques, p. 229.

[19]. Idéologie allemande Éditions sociales 1976 p. 71-72 & GEME 2014 pp. 229-233 : « à ce stade, correspond la transformation du travail en activité libre et la métamorphose des échanges jusque-là conditionnés en commerce des individus en tant qu'individus ».

[20]. Tosel op. cit. 110.

[21]. Idéologie allemande, I, Feuerbach (fin), édition sociales 1976, p. 32/33.

[22]. Idéologie allemande, I, Feuerbach (fin), édition sociales 1976, p. 71.

[23]. « Le développement des individus en individus complets », Idéologie allemande, I. Feuerbach (fin), édition sociales 1976, p. 72 ; Marx Engels Werke, Dietz Verlag, Berlin, 1969, T. III p. 68.

[24]. Capital I, Ch. XV, section IX, (trad. J. Roy, Paris, GF, 1969 p. 350).

[25]. 2020 Éditions sociales p. 43.