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Le bien-être aux limites de l’identité : Malebranche, Lamy, Rousseau.

Conférence prononcée au Congrès mondial sur les Lumières qui s’est tenu à Montpellier en juillet 2007.

I. Questions rousseauistes

Mon regard se porte de façon récurrente sur Malebranche, Lamy et Abbadie, à partir de l’œuvre de Rousseau et de questions qu’elle pose dans le registre politique, moral ou métaphysique. Ces questions tournent principalement autour des figures de l’existence hors de soi, figures diverses et fréquentes chez Rousseau. Il peut s’agir de l’effarante mère spartiate, « la citoyenne »[1], qui a perdu ses cinq fils au combat, mais qui court au temple pour célébrer la victoire. Il peut s’agir du sacrifice du juste, concourant au bien public à son préjudice[2]. Il peut s’agir aussi des extases de Jean-Jacques, extases égotistes et cosmiques, où le moi se perd en jouissant de lui-même, comme l’a commenté H. Gouhier[3]. Chez Rousseau, l’illustration la plus célèbre de cette sortie hors de soi est la pitié. Je n’en parlerai pas pour elle-même ici[4], mais il est clair que la pitié, comme cas particulier d’une « expansion sur nos semblables »[5], nous aide à penser l’existence hors de soi, parce qu’elle s’accompagne d’un sentiment ou d’une sensation : vous connaissez tous le fameux « ce n'est pas dans nous, c'est dans lui que nous souffrons » d’Émile IV[6]. Le déplacement du sentiment par la pitié nous permet de comprendre comment l’on peut parler d’une existence hors de soi, parce que Rousseau perçoit son existence par le sentiment : « le sentiment de l’existence »[7] prend chez lui la place que la philosophie classique accorde à la connaissance pour illustrer ou fonder la conscience de soi. Le cogito rousseauiste n’est pas d’ordre intellectuel, il est une perception immédiate de mon existence qui est sensation : « Je sens mon âme »[8]. Déplaçant ou étendant ma sensibilité hors de moi-même, la pitié nous permettrait donc de comprendre ce que c’est que d’exister hors de soi. Reste que nous ne pouvons réellement nous sentir dans l’autre, c’est seulement « pour ainsi dire »[9] que je me sens en lui. Je ne pourrai d’ailleurs m’y sentir réellement sans être la même chose que lui, précisément parce que le sentiment est la marque de mon existence. La question est donc de savoir si, et comment, je puis déplacer la conscience de moi-même hors de mon être.

II. La querelle du quiétisme

Amour de soi et volonté

La controverse qui éclaire cette question est celle du quiétisme, avec la question de savoir si l’on peut, ou non, lier le désir conscient de son bien-être avec l’amour de Dieu, sentiment censé nous conduire, plus que tout autre, au-delà de nous-mêmes. La querelle du quiétisme est nommément présente chez Rousseau, p.ex. dans les conseils de Saint-Preux à Julie[10], ou dans l’ambigu rapport à Fénelon : on peut louer Télémaque, mais pas les Maximes des saints[11]. La querelle du quiétisme survit ou revit jusqu’à Rousseau par sa réactualisation dans l’Encyclopédie[12]. Dans son acception du XVIIe siècle et dans sa réception au XVIIIe, le quiétisme est toujours perçu comme mettant au premier plan l’existence d’un pur amour, ou amour purement désintéressé, dans le rapport de l’homme à Dieu[13]. Cet amour pur ou désintéressé, pour Fénelon et pour les quiétistes, signifie le vide que l’on doit faire en soi pour rentrer en rapport – ou en contact, mystique – avec Dieu. De ce désintérêt et ce vide viennent l’appellation même de quiétisme[14]. Je ne me sers pas de la controverse qui oppose Fénelon et Bossuet, mais de celle qui oppose Malebranche à F. Lamy, et qui se développe dans les trois Lettres et la Réponse générale suite au Traité de l’amour de Dieu (la controverse seule occupe à peu près deux cents pages dans le tome XIV de l’édition Robinet). J’espère comprendre, en rapprochant Malebranche et Rousseau, comment l’amour de soi et le désir du bien-être, entraînant avec eux le sentiment de l’existence, peuvent expliquer l’existence hors de soi.

Malebranche récuse la possibilité d’un amour désintéressé, et fait au contraire du désir de bonheur ce qui nous porte vers Dieu. Une phrase qui résume la thèse malebranchiste revient souvent sous des formes voisines : « Dieu par sa grâce tire de l’amour de bienveillance que nous avons pour nous-mêmes [vous reconnaissez là l’amour de soi en son sens positif] , tous les motifs par lesquels il nous porte à l’aimer d’un amour de complaisance, comme la seule cause unique de la perfection et de la félicité de notre être »[15], ou encore « Dieu tire de l’amour de nous-mêmes tous les motifs qui nous portent à l’aimer »[16]. Malebranche cite à cette fin Abbadie, dont il se rapproche contre Fénelon : « aussi est-ce un grand égarement d’opposer l’amour de nous-mêmes à l’amour divin, quand celui-là est bien réglé. Car qu’est-ce que s’aimer soi-même comme il faut ? C’est aimer Dieu. Et qu’est-ce qu’aimer Dieu ? C’est s’aimer soi-même comme il faut »[17].

L’argumentation de Malebranche contre le pur amour des quiétistes repose sur l’identité fondamentale entre amour et volonté, ce qui est l’exact contre-pied de la thèse de F. Lamy dans le traité De la connaissance de soi-même, où F. Lamy veut séparer la volonté de l’amour de soi : « Je nie que la volonté ne soit que l’amour du bonheur, ou que l’amour du bonheur ne soit que le mouvement naturel qu’on appelle volonté »[18]. Malebranche au contraire affirme dans la controverse l’identité entre volonté et amour de soi : « la volonté, en tant qu’elle est capable d’aimer, n’est que le désir invincible qu’on a pour le bonheur »[19], ou encore : « c’est l’amour naturel de son bien-être, c’est le désir d’être heureux qui est proprement la volonté, en tant qu’elle est capable d’aimer »[20].

Le bien-être

L’opposition de Malebranche à Lamy est frontale, dans la mesure où la thèse de Malebranche – qu’aucune volonté ne peut être séparée du désir du bien-être ou amour de soi – se dessine sur fond d’une disjonction entre être et bien-être, et ne laisse aucune place à la volonté sans aspiration à un bien-être, que défend Lamy.

En partant de la disjonction entre être et bien-être, on ne peut plus penser de volonté allant au-delà de mon être actuel sans attacher cette volonté à un désir de bien-être. Le pur amour désintéressé des quiétistes sera toujours lu par Malebranche comme une recherche du bien-être qui ne s’avoue pas ce qu’elle est. Lamy argue du sacrifice pour défendre une volonté indépendante de l’amour de soi comme désir du bien-être. Mais Malebranche récupère l’argument pour asseoir la suprématie du bien-être sur l’être. Quand on est prêt à sacrifier son être, écrit Malebranche, « ce sacrifice n’intéresse et ne fait peine que parce qu’en le faisant, on sacrifie en même temps tout le bien-être dont on pourrait jouir en conservant son être »[21]. Si l’avare se pend et si l’amant se suicide, « lorsqu’ils sont pour toujours privés de ce qu’ils aiment », « c’est qu’ils regardent la mort comme l’anéantissement de leur être, et qu’ils préfèrent le non être à l’être privé du bien-être »[22]. Loin donc d’isoler une forme de volonté indépendante de l’amour de soi, la figure du sacrifice ne fait que renforcer la suprématie du bien-être sur l’être. Comme le souligne Alquié, accepter son anéantissement n’a rien de quiétiste : « on peut consentir à ne pas être, on ne peut pas consentir à ne pas être heureux »[23].

Ainsi et pour la même raison, à la différence du sacrifice, Malebranche ne s’accorde pas avec l’exploitation du célèbre exemple – extrême – qui consiste à affirmer son amour de dieu jusqu’à se réjouir de sa damnation si Dieu la voulait[24]. Malebranche ne voit dans ceux qui prétendent accepter leur damnation que le plaisir actuel de se savoir aimer Dieu jusqu’à ce point extrême. L’amour de Dieu devient ici moyen de se glorifier de sa propre personne, et le quiétiste tombe dans l’orgueil.

Que l’on puisse donc accepter son anéantissement, mais non pas « d’éternelles misères »[25], confirme la suprématie du bien-être sur l’être. Sur fond de cette disjonction hiérarchisée entre être et bien-être – disjonction qui n’est au fond qu’une expression de l’Ordre – aucune volonté ne peut être séparée du bien-être, parce qu’aucune volonté ne peut être attachée à l’être, dans la mesure où l’être pris en ce sens, séparé du bien-être, ne peut plus être défini dans son rapport à Dieu ou sa perfection. L’être en ce sens ne peut être objet d’amour : « il n’y a, pour l’être ainsi pris, aucun mouvement naturel dans l’âme »[26]. Nous assistons donc à un renversement complet des termes : le désir du bien-être, paraissant manquer de réalité, prend ici le pas sur le simple être.

Qui est-ce qui sera heureux lors qu’il n’y aura plus d’être ?

Toutefois cette suprématie du bien-être sur l’être demeure problématique. Comment penser cette volonté qui se sépare ainsi de l’être qui veut ? Ou, pour reprendre une question de Lamy : « qui est-ce qui sera heureux lors qu’il n’y aura plus d’être ? Qui sera heureux quand il ne sera plus ? »[27]. A vrai dire, si l’on prend au sérieux la distinction malebranchiste, en considérant la distinction être / bien-être comme une disjonction, il faut définir l’être par cette disjonction hiérarchisée et donc exclure tout « être » du bien-être, amour du bonheur ou recherche de la félicité. L’être, exclu, ne peut plus s’attribuer au sujet de la jouissance ou de la recherche du bonheur, ni même au soi dont l’amour bien réglé recherche la félicité en visant sa perfection, c’est-à-dire en respectant l’Ordre.

Dans le dualisme métaphysique du croyant, l’être exclu est l’être de – et dans – ce monde-ci, l’être du corps ou de l’âme attachée au corps, être d’autant plus exclu que l’attachement de l’âme au corps peut lui faire prendre le corps pour fin. Alors il y a perversion de l’Ordre. Mais par ailleurs, de l’amour de soi bien réglé, visant son bonheur dans sa perfection, de cet amour de soi qui ne peut donc viser cet être opposé au bien-être, on ne peut dire qu’il n’existe pas. Il nous faut donc conclure de la disjonction malebranchiste entre être et bien-être, primo que l’être véritable n’est pas l’être de ce monde ci, et secundo,puisque l’amour ou le sujet de l’amour n’existent véritablement qu’en se distinguant de l’être dans ce monde-ci, ou en ne le prenant pas pour fin, que notre véritable existence est l’amour comme désir du bien-être[28].

III Chez Rousseau

Peut-on appliquer ces conclusions à Rousseau ? Non, si l’on considère que l’amour de soi, attribué à tout être sensible, peut ne viser que l’amour de l’existence sensible de cet être ; lorsqu’il s’agit d’un animal par exemple, étranger à toute destinée spirituelle. C’est l’interprétation d’Alquié, lorsqu’il identifie amour de soi et conservation, et refuse alors tout rapprochement entre Malebranche et Rousseau[29]. Mais je ne pense pas que l’on puisse circonscrire l’amour de soi rousseauiste dans la simple conservation de son être. Rousseau fait de l’amour de soi « l’origine et le principe » de toutes les passions[30] ; quand bien même ces passions se limiteraient au sensible, il n’y est pas seulement question de conservation mais d’un progrès et d’un développement des facultés, l’éducation morale et religieuse d’Émile en témoigne. De plus le devenir de l’amour de soi ne se limite pas au sensible, mais sa progression nous conduit jusqu’à l’amour de Dieu. Dans Émile IV p.ex., il s’agit de « porter dans son cœur la vertu », « non seulement pour l’amour de l’ordre auquel chacun préfère toujours l’amour de soi, mais pour l’amour de l’auteur de son être, amour qui se confond avec ce même amour de soi »[31].

Cette progression de l’amour de soi, de la conservation vers l’amour de Dieu, paraît, il est vrai, scindée selon la dualité substantielle de notre nature, et cette dualité pourrait donner partiellement raison à F. Alquié, en déterminant un amour de soi qui serait amour du corps. Je cite la Lettre à Christophe de Beaumont : « L’amour de soi n’est plus une passion simple ; mais elle a deux principes, savoir l’être intelligent et l’être sensitif, dont le bien-être n’est pas le même. L’appétit des sens tend à celui du corps, et l’amour de l’ordre à celui de l’âme. Ce dernier amour, développé et rendu actif, porte le nom de conscience »[32].

Il est clair que l’amour de soi spirituel ne peut être interprété comme simple désir de conservation, puisqu’il nous entraîne bien au-delà de nous-mêmes. Mais je crois qu’il faut en dire autant de l’amour de soi corporel : l’amour de soi corporel n’est pas amour du corps ni amour des corps. Je peux user de mon corps pour développer mes facultés en éprouvant un plaisir lié à ce développement. C’est là tout autre chose que de s’abandonner à l’intérêt pécheur que Rousseau dénonce dans sa Réponse à D’Offreville (octobre 1761) : « Il y a un intérêt sensuel et palpable qui se rapporte uniquement à notre bien-être matériel, à la fortune, à la considération, aux biens physiques qui peuvent résulter pour nous de la bonne opinion d'autrui ». Dans cette lettre, l’intérêt sensuel et palpable n’est pas l’amour de soi corporel mais l’amour des corps qui devient amour-propre : c’est ce que signifie la référence à la « bonne opinion d'autrui ». J’ai développé ce point dans mon J.J. Rousseau, l’Individu et la République, ch. deux.

Si l’on m’accorde que l’amour de soi, aussi spirituel que corporel, vise un bien-être dans une dynamique qui n’a rien de moralement condamnable, on peut alors retrouver, derrière la dualité des « principes » de l’amour de soi, une seule et même passion, dont l’unité pourrait bien-être ce que nous cherchons : notre être véritable, dépassement de l’être vers le bien-être, accompagné d’un sentiment de l’existence.

L’être dépassé

Un élément de la disjonction être / bien-être est clairement identifiable chez Rousseau : c’est l’être dépassé. Rousseau désigne cet être en employant l’expression d’individu, et en l’occurrence de « notre individu ». Il vise je crois par le terme d’individu tout à la fois un registre physique, une volonté de précision dans l’analyse, et une partie d’un tout, qui d’ailleurs peut ne pas être seulement physique.

Ce dépassement de l’individu par son propre bien-être doit être soigneusement distingué de l’existence hors de soi de l’amour-propre. Lorsque Rousseau dénonce cette existence comme aliénation, dans Émile II[33], ou dans la Lettre à Voltaire[34], il ne s’agit nullement d’un dépassement de l’être vers le bien-être, mais de l’attachement à un être autre, attachement qui peut être porté par le désir de bien-être, mais qui se résume dans un être autre, c’est-à-dire dans un autre être, et non dans le bien-être. Il importe donc de souligner, comme l’ont fait P. Burgelin ou H. Gouhier[35], la nature opposée de ces deux mouvements d’expansion. Le moi qui se perd dans l’extase cosmique finit par se retrouver. Ce n’est pas le cas du moi aliéné dans ses possessions.

C’est bien sûr la première figure qui m’intéresse ici, celle où l’expansion, portée par l’amour de soi, s’accompagne d’un sentiment de bien-être. Cette expansion s’oppose à celle du marchand qui pâlit en recevant une lettre des Indes dans Émile II[36] : ce marchand est, comme le riche du Second Discours, sensible dans toutes les parties de ses biens[37]. A l’inverse de ces individus souffrant de s’être déposés dans les corps, il y a les extases de Jean-Jacques : suite à l’accident de la Deuxième promenade, le « calme ravissant » qu’éprouve Jean-Jacques, à demi évanoui, est bien lié au dépassement de son individu : « je n’avais nulle notion distincte de mon individu »[38] écrit-il.

Pourtant ce dépassement de l’individu s’accompagne, dans le texte de la Deuxième promenade, d’une répétition du sujet de la jouissance : « je naissais dans cet instant [...] Tout entier au moment présent, je ne me souvenais de rien, je n’avais nulle notion distincte de mon individu [...] Je ne sentais ni mal, ni crainte, ni inquiétude [...] Je voyais couler mon sang [...] Je sentais dans tout mon être un calme ravissant »[39]. Cette répétition du sujet m’engage à voir notre existence véritable dans l’expansion positive, accompagnée du sentiment de bien-être.

L’existence hors de soi

Reste alors la question posée en introduction, question que la pitié n’a pas réglée : comment déplacer la conscience de moi-même hors de mon être ? Avec la pitié ce n’est que « pour ainsi dire » que je me sens dans l’autre. S’il y avait déplacement effectif du sentiment de mon existence, il faudrait aussi supposer le déplacement d’un soi, support ou sujet de ce sentiment déplacé, et cela devient difficile à imaginer. On pourrait en revanche penser à une sensation commune aux êtres qui s’étendent, sensation qui serait souffrance dans la pitié, p.ex. Cette sensation commune serait juxtaposition de sensations identiques, plutôt que rencontre[40] dans une conscience universelle improbable.

Cette identité de sensation doit encore être sentie comme telle, être donc sensation de l’identique. Nous touchons ici à la possibilité fondamentale de ce que Rousseau appelle le « sentiment de l’existence commune »[41]. Pour que ce « sentiment de l’existence commune » repose sur une identité de sensation – identité qui, au-delà de mon rapport à autrui, à tous les êtres sensibles, s’étend jusqu’à toute la nature – il faut que cette identité de sensation acquière une généralité et se fonde sur une objectivité qui rassemble chaque être particulier. Ici le sentiment doit s’accorder avec la raison, il exprime une vérité dans la saisie objective de ce qui permet à chacun de sentir et de vivre sa place dans le tout. Cet unisson entre sentiment et raison constitue l’application, dans l’anthropologie et de la morale, de l’accord entre raison et conscience qui est énoncé, en métaphysique et en théorie de la connaissance, par la Profession de foi du vicaire savoyard[42].

Un tel équilibre intérieur est donc condition des extases du sage. On peut en fait trouver un tel équilibre à chaque étape du développement de la nature humaine, et ces différents équilibres exprimeront chacun un point de vue sur l’homme ; vivre selon cet équilibre des facultés indique quelle est la place de l’homme dans la nature ; et le ressentir, c’est être heureux. L’homme naturel, encore indépendant, éprouve amour de soi et pitié, mais pas d’amour-propre, ses désirs et ses besoins sont en équilibre. Le citoyen conforme sa volonté au bien-être du tout social, dont sa raison développée lui montre la généralité. Le sage reconnaît comme sienne la volonté « la plus générale »[43], c’est-à-dire une volonté universelle, faisant prévaloir les devoirs de l’homme. Le sentiment de son existence est ainsi déterminé par le rang et l’identité de l’espèce humaine dans la nature, et non le rang de son individu dans la société[44]. Libre au sage de contempler le système ainsi ordonné, et de trouver confirmation, dans ses jouissances, de la vérité de l’Ordre. Alors l’identité de sensation (entre différents êtres d’une même espèce p.ex.) peut être fondée sur une sensation de l’identique (sentiment de son existence en tant qu’homme p.ex.), qui est saisie de sa propre identité dans la grande chaîne des êtres.

Vérité et amour de l’ordre

Ma conclusion est donc que le sentiment de l’existence commune se trouve fondé sur un sentiment commun de l’existence, non pas sur quelques voyages imaginaires. Ce sentiment ne peut être universellement commun qu’en étant vrai, c’est-à-dire en étant celui que pourrait ou devrait ressentir chaque être sensible selon sa nature et sa place dans l’ordre du monde.

A la rencontre du sentiment et de la raison, de l’amour et de l’ordre, la figure rousseauiste de l’existence hors de soi doit donc beaucoup à la querelle du quiétisme, et surtout à Malebranche. Lorsque Rousseau répond, en octobre 1761, à D’Offreville lui demandant de trancher entre deux interprétations de l’agir humain, il revit la querelle du quiétisme. Et contre un D’Offreville, proche des quiétistes, prônant « qu’on doit faire le bien pour le bien, même sans retour d’intérêt personnel », Rousseau se place du côté de Malebranche :  : « je suis de l’avis de votre adversaire : car, quand nous agissons, il faut que nous ayons un motif pour agir, et ce motif ne peut être étranger à nous ».

La reprise de la querelle est précise, et la rencontre de Rousseau avec Malebranche n’est pas fortuite. Exister hors de soi c’est affirmer le primat du bien-être sur l’être, et la nature dynamique d’une identité portée par l’amour de soi. Cette identité dynamique se lit tout aussi bien chez l’homme naturel porté vers ses semblables par la pitié, chez l’homme civil existant dans le Moi commun du corps politique, ou chez le sage dans ses extases, expansions vers Dieu via la nature entière. On aperçoit alors l’unité de la philosophie de Rousseau, anthropologie, politique, métaphysique et morale, ainsi que ce qui en a constitué l’aboutissement, l’unité et l’identité de Jean-Jacques lui-même.



[1]. Émile I p. 249. Les références des œuvres de Rousseau proviennent toutes, sauf exceptions mentionnées, de l’édition de La Pléiade, Paris, Gallimard, du Tome I (1959) au tome V (1995).

[2]. Émile V p. 599 : « qu’est-ce qu’aller à la mort pour son intérêt ? ».

[3]. Henri Gouhier, Les méditations métaphysiques de J.J. Rousseau, Paris, Vrin, 1984, ch. trois.

[4]. J’ai abordé cette passion et la controverse qu’elle a soulevée chez les dix-huitiémistes français dans mon Jean-Jacques Rousseau, l’individu et la République, Paris, Kimé, 2001, ch. deux.

[5]. H. Gouhier, Les méditations métaphysiques de J.J. Rousseau, ch. trois, p. 111.

[6]. « Nous ne souffrons qu'autant que nous jugeons qu'il souffre ; ce n'est pas dans nous, c'est dans lui que nous souffrons » Émile IV p. 505/506.

[7]. « Le sentiment de l’existence dépouillé de toute autre affection est par lui-même un sentiment précieux de contentement et de paix » Rêveries du promeneur solitaire, p. 1047.

[8]. Émile IV p. 590.

[9]. « Quand la force d’une âme expansive m’identifie avec mon semblable et que je me sens pour ainsi dire en lui, c’est pour ne pas souffrir que je ne veux pas qu’il souffre ; je m’intéresse à lui pour l’amour de moi », Émile IV, note p. 523, je souligne.

[10]. Nouvelle Héloïse, VI 7 p. 682, 685.

[11]. Henri Gouhier, Les méditations métaphysiques de J.J. Rousseau, Ch. III, VI.

[12]. Outre l’article portant sur le terme même, l’article « Charité ». Egalement, « Amour ».

[13]. Cf. Fénelon, à propos de Bossuet, in Réponse à l’écrit intitulé Relation sur le quiétisme (1698) : le « point qui renferme la décision de tout » ; « Il veut que l’opinion de l’amour indépendant du motif de la béatitude soit la source du quiétisme » ; cité in Denise Leduc Lafayette, Fénelon et l’amour de Dieu, Paris, P.U.F., 1996 (coll. philosophies), p. 5.

[14]. Cf. l’article de l’Encyclopédie se référant à l’oraison de Molinos, De quietudine.

[15]. Deuxième lettre à François Lamy, O.C. T. XIV, éd. André Robinet, Paris, Vrin 1963, p. 65.

[16]. Ibid p. 73. Encore, Troisième lettre pp. 107-109.

[17]. Jacques Abbadie, L’art de se connaître soi-même ou la recherche des sources de la morale, 1692, première partie, ch. six, cité in Malebranche, 1ère Lettre à Lamy, p. 42. Egalement, dans l’Encyclopédie, l’article Amour : « Aussi est-ce un grand égarement d'opposer l'amour de nous-mêmes à l'amour divin, quand celui-là est bien réglé : car qu'est-ce que s'aimer soi-même comme il faut ? C'est aimer Dieu ; & qu'est-ce qu'aimer Dieu ? C'est s'aimer soi-même comme il faut. L'amour de Dieu est le bon sens de l'amour de nous-mêmes ; c'en est l'esprit & la perfection ». La même citation se retrouve chez la théologienne protestante Marie Huber, Lettres sur la religion essentielle, deuxième partie, Lettre 25 : « L’homme devrait commencer par s’aimer soi-même & s’aimer comme il faut, avant que de prétendre aimer Dieu », Marie Huber, Lettres sur la religion essentielle à l’homme, distinguée de ce qui n’en est que l’Accessoire. Nouvelle éd. “ revue et corrigée ”, Londres, 1739, pp. 35-37. Chez Marie Huber, à laquelle se réfère Rousseau, se trouve la même affirmation que chez Malebranche : l’amour de soi est le motif qui nous porte à l’amour de Dieu.

[18]. François Lamy, De la connaissance de soi-même, ch. cinq, § 4.

[19]. Malebranche, Première lettre à Lamy, p. 52.

[20]. Malebranche, Réponse générale, p. 200.

[21]. Ibid.

[22]. Malebranche, Traité de l’amour de Dieu, Paris, Gallimard, 1992, p. 1056 (La Pléiade). Cette préférence pour le non-être est le plus bas degré de l’amour de soi. Mais il est tout de même ici supérieur à l’être.

[23]. Ferdinand Alquié, Le cartésianisme de Malebranche, Paris, Vrin, 1974, p. 368.

[24]. Exemple que Rousseau attribue à Augustin : Rêveries du promeneur solitaire, Deuxième promenade, p. 1010, et que l’on retrouve chez St François de Sales, Traité de l’amour de Dieu, L. IX.

[25]. Malebranche, Réponse générale, p. 201.

[26]. Ibid, p. 200.

[27]. François Lamy, De la connaissance de soi-même, ch. cinq, § 5.

[28]. La querelle du quiétisme nous amène ici à retrouver, au-delà même de Rousseau, des conclusions contemporaines, je pense à Harry Frankfurt, Les raisons de l’amour, Princeton, 2004, trad. fr. Circé, 2006, pp. 26 et 66, à propos d’une continuité volitive, d’une dimension réflexive, et d’une conscience de soi engagée par l’intérêt et le désir de bien-être. Je m’étais approché de cette thèse dans J.J. Rousseau, l’individu et la République¸ Paris, Kimé, 2001, ch. deux et ch. neuf, fin.

[29]. Ferdinand Alquié, Le cartésianisme de Malebranche, Paris, Vrin, 1974, p. 369/370.

[30]. Émile IV p. 490.

[31]. Émile IV, p. 636 (je souligne).

[32]. A Christophe de Beaumont, O.C. IV p. 936.

[33]. « Notre individu n’est plus que la moindre partie de nous-mêmes », Émile II p. 307.

[34]. « La personne de chaque homme est devenue la moindre partie de lui-même » Lettre à Voltaire, O.C III p. 1061.

[35]. Pierre Burgelin, La philosophie de l’existence de J.J. Rousseau, Paris, P.U.F., 1952, ch. cinq ; Henri Gouhier, Les méditations métaphysiques de J.J. Rousseau, Ch. III, IV.

[36]. Émile II p. 307/308.

[37]. Discours sur l’inégalité p. 179.

[38]. Rêveries du promeneur solitaire, Deuxième promenade, p. 1005.

[39]. Ibid.

[40]. Je me suis déjà exprimé sur un point analogue, à propos de la scène des oublies dans la Neuvième Promenade, cf. J.J. Rousseau, l’individu et la République¸ Paris, Kimé, 2001, ch. deux p. 59 : «  La véritable communauté de réjouissance est une juxtaposition de contentement, satisfactions individuelles qui s’enrichissent de leur coïncidence sans être produites par leur rencontre ».

[41]. Émile IV p. 582.

[42]. « Connaître le bien, ce n’est pas l’aimer, l’homme n’en a pas la connaissance innée ; mais sitôt que sa raison le lui fait connaître, sa conscience le porte à l’aimer : c’est ce sentiment qui est inné », Émile IV p. 600.

[43]. Discours sur l’économie politique, O.C. III p. 246 : « les sociétés particulières étant toujours subordonnées à celles qui les contiennent, on doit obéir à celle-ci préférablement aux autres, [que] les devoirs du citoyen vont avant ceux du sénateur, et ceux de l’homme avant ceux du citoyen. Mais malheureusement l’intérêt personnel se trouve toujours en raison inverse du devoir, et augmente à mesure que l’association devient plus étroite et l’engagement moins sacré. Preuve invincible que la volonté générale est toujours aussi la plus juste, et que la voix du peuple est en effet la voix de Dieu ».

[44]. « Devant celui qui pense toutes les distinctions civiles disparaissent » Émile IV p. 509.