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Extase et abandon. Évanouissement de l’individu et réalisation du Moi chez J.J. Rousseau

Conférence prononcée au colloque organisé par Anouchka Vasak, L’Accident de Ménilmontant,
Pavillon du Carré de Baudouin, 12-13 octobre 2012.

 

Parmi les nombreuses raisons pour lesquelles j’ai accepté la très aimable invitation d’Anouchka Vasak, il se trouve que j’ai utilisé à deux reprises[1] le récit de l’accident de Ménilmontant, plus précisément la description par Rousseau de son propre évanouissement en termes d’extase. J’emboîtais le pas à l’un des plus illustres commentateurs de Rousseau, Henri Gouhier[2], qui avait défendu, contre Marcel Raymond, éditeur de La Pléiade, que les extases rousseauistes n’étaient pas une forme de mysticisme, et ne consistaient pas à échapper « à la conscience et à l’amour de soi[3] ». Si Rousseau perd quelque chose dans cette chute, c’est son sang, effusion qui reprend le thème d’une expansion hors de soi, commun aux autres extases, où Rousseau s’identifie avec la nature entière[4]. Rousseau perd peut-être conscience, mais il ne perd pas la conscience de ses sensations : il ne cesse de dire « je » au fur et à mesure qu’il s’éloigne de son individualité première :

Je ne me sentais encore que par là [...] je naissais dans cet instant [...] Tout entier au moment présent, je ne me souvenais de rien, je n’avais nulle notion distincte de mon individu [...] Je ne sentais ni mal, ni crainte, ni inquiétude [...] Je voyais couler mon sang [...] Je sentais dans tout mon être un calme ravissant. (Rêveries du promeneur solitaire, Deuxième promenade[5])

Quelle est l’identité effective de cet être qui nous décrit si précisément ses sensations ? Comment ne pas rapprocher cet état des extases de l’île Saint-Pierre, décrites dans la Cinquième promenade, où Jean-Jacques ne jouit plus que du « sentiment de l’existence dépouillé de toute autre affection[6] » ? De quel soi s’agit-il dans cette conscience de soi ?

Il est clair que dans ces moments se distinguent au mieux conscience de soi et conscience de son individualité, tout comme sont liées jouissance et conscience de soi.

La distinction entre conscience de soi, et conscience de son individualité, suffirait pour attirer à nouveau notre attention sur le récit de la chute. Les recherches contemporaines sur l’identité personnelle, développées en Amérique du nord depuis une quarantaine d’années[7], comprennent cette identité comme étant celle de mon corps, et posent essentiellement la question de la survie individuelle, en s’interrogeant sur la continuité d’une substance. Par là, ces problématiques contemporaines s’opposent à toute la philosophe européenne « moderne[8] » qui privilégie, pour définir l’identité personnelle, non la permanence de la substance, mais le rapport à soi. Cette opposition a été clairement formulée par Paul Ricœur[9], qui a distingué entre « mêmeté » et « ipséité ». Il est clair que Rousseau, réitérant l’affirmation de sa conscience de soi au moment même où il déclare « je n’avais nulle notion distincte de mon individu », illustre « l’ipséité », rapport à soi qui demeure lorsque je décris mes sensations, et qui se distingue bien ici de la « mêmeté », permanence d’une substance qu’il déclare ne plus sentir. Le premier moment de cette conférence soulignera cette persistance du rapport à soi, liée à un dépassement de mon individualité.

Deuxième moment de cette conférence : Rousseau nous décrit une jouissance. Rapprocher la jouissance et le dépassement de son individualité, est un lieu commun à l’époque de Rousseau, où l’on assiste, notamment dans l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, à une résurgence de la querelle du quiétisme, qui avait animé la fin du siècle précédent. Cette querelle a opposé les tenants d’un pur amour désintéressé (Guyon, Fénelon) et l’orthodoxie catholique (Bossuet, Malebranche) soutenant que le bonheur était lié à l’amour de Dieu. Et lorsque Rousseau s’insère dans cette querelle[10], il s’oppose donc aux quiétistes, il lie le bonheur à l’amour, tout comme il ne sépare pas, dans la description de son évanouissement, la jouissance et le dépassement de soi.

Troisième et dernier moment de cette conférence, synthèse des deux premiers : cette jouissance qui accompagne le dépassement de soi est précisément l’objet de la conscience de soi qu’exprime Rousseau dans ce mouvement d’expansion. Je tâcherai donc de rapporter à l’ensemble de son œuvre cette rencontre entre conscience de soi, dépassement de soi et bonheur, un bonheur qui vient ici, sous l’influence de Malebranche, confirmer que le mouvement de cette identité dynamique nous porte, via l’amour de soi, vers l’essentiel de nous-mêmes.

Dépassement de l’individu et rapport à soi.

Premier moment de cette conférence donc, consacré au dépassement de l’individualité. Rousseau emploie le terme d’individu d’une façon, si je puis dire, assez générale, au sens où, même s’il l’applique surtout à l’être humain, il vise par là, c’est clair dans le second Discours, une multiplicité opposée à l’unité conceptuelle de l’espèce. Il vise aussi parfois l’inévitable insertion du particulier dans un contexte tout aussi particulier. Rousseau peut ainsi parler de l’individu en général[11]. Le terme désigne ce que l’on considère comme réel. Et par exemple, contre l’expansion négative de l’amour-propre intéressé, celle du propriétaire qui s’investit dans les choses, expansion qui rend le riche « sensible dans toutes les parties de ses biens[12] », Rousseau écrit : « notre individu n'est plus que la moindre partie de nous-mêmes[13] ». Ici l’individu est le corps[14], notre corps, existence réelle de l’être humain, plus réelle en tout cas que ne l’est celle du riche dans ses propriétés.

Mais que cette existence soit réelle ne veut pas dire qu’elle est la seule, ni la plus réelle. Rousseau est chrétien[15], et croit à l’existence de l’âme. Et quand bien même resterait-on sur le plan de la nature, on se tromperait en circonscrivant l’existence humaine dans un corps : par ce corps même qui fait de nous des êtres sensibles, nous sommes immédiatement portés à exister hors de nous mêmes, non pas comme le riche qui s’expose dans ses propriétés, mais comme tout animal qui est mû, non seulement par l’amour de soi, mais aussi par la pitié. La pitié, deuxième passion primitive, « expansion sur nos semblables[16] », nous aide à penser l’existence hors de soi, parce qu’elle s’accompagne d’un sentiment ou d’une sensation : vous reconnaissez le fameux « ce n'est pas dans nous, c'est dans lui que nous souffrons » d’Émile IV[17].

Je m’étais intéressé à la possibilité d’un sentiment d’une existence hors de soi dans une précédente conférence[18], où je recherchais un fondement objectif de ce sentiment d’une existence hors de soi, dans une sensation partagée, identique en chacun, de l’existence commune. Je me référais alors à l’ordre du monde auquel Rousseau fait appel, ordre dans lequel chacun de nous existe comme membre de l’espèce, individu égal à un autre, indépendamment de toutes distinctions sociales. Je crois que l’on doit aussi, et peut-être surtout, chercher un fondement subjectif de ce sentiment d’une existence hors de son individualité première. Seul un fondement subjectif, un fondement se trouvant dans la conscience même de celui qui éprouve ce sentiment, nous expliquera comment il est immédiatement possible de se sentir exister hors de soi. Ici, et sans faire appel aux notions britanniques de sympathie[19], il faut certainement réexaminer le statut de la pitié. On pourrait en tout cas, et malgré l’affirmation d’Émile IV[20] qui fait de l’amour de soi la seule passion primitive, ne pas faire de la pitié une passion dérivée de l’amour de soi, en comprenant ce dernier comme ce qui m’intéresse d’abord, mais pas seulement, à mon corps individuel. Dériver la pitié de l’amour de soi en ce sens a pu permettre, lors d’anciennes querelles, de rapprocher la pitié primitive du second Discours, et la pitié intellectualisée du livre quatre d’Émile. Cette question n’est peut-être pas essentielle. Le second Discours traite sur le même plan l’amour de soi et la pitié, ce « pur mouvement de la nature[21] », H. Gouhier a déjà proposé de traiter sur le même plan ces deux passions primitives[22], et la notion de bienveillance permet, dans Émile II ou IV, de trouver un fond commun à la pitié et à l’amour de soi.

Il me semble qu’il vaut mieux insister sur ce fond commun de l’amour de soi et de la pitié, en comprenant non pas que la pitié se déduit de l’amour de soi, mais que ces deux sentiments peuvent se confondre dans une bienveillance réciproque ou symbiose affective que l’on pourrait, si l’on veut, encore appeler amour de soi, mais « dans un sens étendu[23] », en étendant au moins le soi au-delà du corps individuel. Ainsi une bienveillance réciproque et primitive constituerait-elle pour cet amour de soi, « dans un sens étendu », une sorte de soi indifférencié, susceptible de se distinguer, ou bien en un amour de soi restreint à l’individu, ou bien en la forme intellectuelle de la pitié, celle qui nous intéresse à notre espèce et qui fondera l’universalité morale au livre quatre d’Émile[24].

Il faut en tout cas trouver, sinon une explication, du moins un fondement possible à cette expansion du soi, physiquement illustrée par l’effusion de sang dans l’accident. Cette expansion est présente dans toute l’œuvre, de l’anthropologie du second Discours à la morale d’Émile IV, on la retrouve encore dans le bonheur du sage. L’hypothèse d’un soi primitif et transindividuel permet de comprendre comment, dans le récit de la chute, « le sujet sensible se révèle préexister à son individuation et aux marques allocentrées de celle-ci, et survivre à la perte de celles-ci[25] ». Il s’agit donc de comprendre que « notre plus douce existence est relative et collective », et que « notre vrai moi n’est pas tout entier en nous[26] ».

Jouissance extatique

Rousseau relie l’expansion hors de soi à la douceur, au bonheur et à la jouissance. Si l’on peut bien parler d’extases rousseauistes[27], ce n’est pas seulement parce que la conscience de son individualité s’évanouit, mais aussi parce que, suite à la distinction entre conscience de soi et conscience de son individualité, l’évanouissement s’accompagne d’un sentiment de jouissance. Cela n’est certes pas réservé à Rousseau, mais l’insistance que l’auteur met à nous décrire ses propres sensations de jouissance nous conduit à souligner cette coprésence de la conscience de soi et de la jouissance dans l’extase.

Cela suffit à distinguer Rousseau de ce que l’on appelle jusqu’à son époque les mystiques, en comprenant par là le quiétisme condamné en la personne de Jeanne Guyon, et dans les Maximes des Saints de Fénelon. En toute rigueur les tenants du pur amour, désintéressé, faisant totalement le vide en eux-mêmes, ne se rapportent plus à Dieu par amour. C’est d’ailleurs là l’hérésie fondamentale. Hérésie que ne partagera pas Rousseau pour qui l’amour de l’auteur de son être se confond avec l’amour de soi[28]. En ce sens il n’est pas évident du tout de rapprocher Rousseau et Fénelon, comme l’a fait Riley[29]. Il faut alors souligner que si Fénelon admet bien une dimension heureuse dans l’extase quiétiste, c’est en prenant déjà ses distances d’avec l’hérésie, lorsqu’il parle par exemple de trouver notre bonheur dans celui de l’aimé[30]. Jeanne Guyon ne vise qu’un vide total et absolu qui ne laisse plus place au sentiment d’amour ni à un quelconque bonheur, actuel ou espéré[31].

Rousseau est bien plus proche de Malebranche, qui, à l’opposé de Fénelon, fera de l’amour, comme motif, la dimension fondamentale de notre existence : « Dieu tire de l’amour de nous-mêmes tous les motifs qui nous portent à l’aimer[32] ». Malebranche cite à cette fin Abbadie, dont il se rapproche contre Fénelon :

Aussi est-ce un grand égarement d’opposer l’amour de nous-mêmes à l’amour divin, quand celui-là est bien réglé. Car qu’est-ce que s’aimer soi-même comme il faut ? C’est aimer Dieu. Et qu’est-ce qu’aimer Dieu ? C’est s’aimer soi-même comme il faut. (Jacques Abbadie, L’art de se connaître soi-même[33])

Dans ses moments d’extases, l’amour de soi est satisfait et Rousseau éprouve une très réelle jouissance : il n’envisage pas de situation plus délicieuse que « l’étourdissante extase » décrite dans la lettre À Malesherbes, du 26 janvier 1762[34], il ne trouve « rien de comparable dans toute l'activité des plaisirs connus » au calme ravissant éprouvé lors de la chute de Ménilmontant, et il sent avec plaisir son existence au bord du lac de Bienne[35], il y ressent un « bonheur suffisant, parfait et plein, qui ne laisse dans l'âme aucun vide qu'elle sente le besoin de remplir[36] ». Bonheur et absence de vide suffisent à opposer Rousseau aux quiétistes, et à conjoindre, dans le sentiment de l’existence, jouissance et conscience de soi.

L’identité dynamique

Je rapproche maintenant les acquis des deux parties précédentes : la conscience de soi permet de rapprocher l’un de l’autre, en les consolidant tous deux, l’amour de soi étendu lors de l’expansion de son âme d’une part, et la jouissance extatique de l’autre. Comme nous le répète le récit de la chute, c’est de soi que jouit Rousseau dans ses extases, d’un soi qu’il trouve dans ce processus d’expansion. Et cette expansion est celle de l’amour de soi : « Il est très naturel que celui qui s’aime cherche à étendre son être et ses jouissances, et à s’approprier par l’attachement ce qu’il sent devoir être un bien pour lui[37] ». En superposant ainsi conscience de soi et amour de soi, Rousseau reprend un thème classique de la pensée chrétienne, qu’il a pu retrouver avec la résurgence de la querelle du quiétisme, et qui consiste à placer son être essentiel dans l’objet qui satisfait son amour[38], à rapprocher donc amour de soi et conscience de soi.

L’amour de soi semble ici privilégié par rapport à la pitié, mais cela ne veut pas dire que je veuille modérer ou contredire l’importance de la pitié, son caractère primitif, et le fait qu’elle nous permette d’entrevoir ce soi étendu, transindividuel, habitant cette bienveillance réciproque et symbiose affective originaire abordé dans la première partie. Mais il y a un caractère de l’amour de soi, qui le rapproche des aspects primitifs ou primordiaux de la pitié, et qui est de pouvoir être, lui aussi, en tant qu’amour de soi, déplacé ou étendu, caractère qui confère un aspect dynamique à l’identité rousseauiste, c’est-à-dire à la conscience qui accompagne l’expansion de l’amour de soi.

L’exemple le plus flagrant de cette dynamique de l’identité est le Moi commun du politique, un Moi qui doit être effectivement commun pour être ressenti par tous, sans quoi la volonté générale n’existerait pas, et ce point commun à tous doit bien être un Moi, c’est-à-dire une unité sensitive, pour que chacun puisse à partir de lui sentir le bien du tout comme le sien. En ce sens, la volonté générale est à plusieurs reprises décrite comme l’amour de soi du corps politique lui-même : ainsi dans le Discours sur l’économie politique, la volonté générale « tend toujours à la conservation et au bien-être du tout et de chaque partie[39] ». Comme je l’ai déjà développé[40], le thème est largement repris dans l’œuvre, dans le Manuscrit de Genève[41] ou dans le Contrat social[42]. Il engage effectivement le déplacement de la satisfaction du citoyen : le citoyen « n’est plus sensible que dans le tout[43] », et l’illustration en est l’effarante mère spartiate, d’Émile I, qui vient de perdre ses cinq fils au combat, mais qui, apprenant que Sparte a gagné la bataille, « court au temple en rend grâce aux dieux[44] ». Peu importe que cela nous paraisse invraisemblable aujourd’hui, je note que cet exemple représente pour Rousseau l’archétype de la citoyenneté[45].

L’aspect extrême de cet exemple peut paradoxalement nous aider à apercevoir un dernier caractère de ces déplacements de l’amour de soi : on peut les envisager de façon continue, de l’individu biologique à l’ordre du monde. La mère spartiate, en tant que mère, n’est pas un individu comme un autre, et son amour de soi est censé avoir déjà recouvert un plus grand tout que sa première identité biologique. Par cette figure, Rousseau souligne au moins autant le sacrifice d’une identité première que le déplacement de l’identité première au-delà d’elle-même, vers un tout qui est d’abord celui de la famille puis celui du corps politique.

Cela veut-il dire que nous pouvons étendre ce déplacement au-delà du corps politique, vers l’universel de la morale et l’ordre de l’univers ? Rousseau fait appel à une telle continuité dans l’article Économie politique[46] : l’indispensable subordination des sociétés partielles à la volonté générale de chaque État, doit être reproduite entre chaque État, « membres individuels » de la « grande ville du monde ». Avec cette continuité dans l’ordre intra- puis inter-étatique, se déduit une gradation entre volontés générales plus ou moins justes, parce que plus ou moins générales, selon qu’elles visent le bien d’une société partielle, d’un État, ou de l’espèce tout entière. La conclusion de Rousseau est que « la volonté la plus générale est aussi toujours la plus juste[47] ».

Conclusion. La contemplation du sage.

Malheureusement, la volonté générale du politique ne s’étend pas jusqu’à l’universel de la morale. Le pessimisme que Rousseau exprime dans les écrits sur l’Abbé de Saint-Pierre est sans appel : l’État, par l’ambition des ses gouvernants, et par sa nature relative[48], provoque les guerres, « il est forcé de se comparer sans cesse[49] » : « nous n’avons prévenus les guerres particulières que pour en allumer de générales […] en nous unissant à quelques hommes, nous devenons réellement les ennemis du genre humain[50] ». Ainsi l’expansion du Moi s’arrête-t-elle aux frontières de l’État. Le politique, qui illustre de la façon la plus célèbre ce déplacement du Moi au-delà de la première identité biologique, n’est pas apte à aller, à son tour, au-delà de lui-même. Encore faut-il admettre que cette expansion soit déjà possible dans l’État lui-même, ce qui reste rien moins que sûr si « l’intérêt personnel se trouve toujours en raison inverse du devoir[51] ». Demeure donc un pessimisme foncier quant à la possibilité pour le politique de rejoindre l’universalité du bien moral.

Est-ce pour cela que Rousseau n’a pas achevé ses Institutions politiques ? Faut-il lier un certain pessimisme historique et anthropologique aux distances que Jean-Jacques prend avec ses semblables ? Toujours est-il que le promeneur est solitaire, et que cette solitude prend probablement sens dans ce qu’elle permet : les rêveries qui accompagnent, littéralement, les extases rousseauistes (le terme de « rêveries » revient sans cesse autour des descriptions des extases). Le retour en soi-même est nécessaire pour retrouver, hors de toutes les oppositions de la vie sociale, ce fond primitif et essentiel de l’amour de soi à partir duquel Jean-Jacques peut s’élancer dans l’univers. Il confirme alors, par ses extases, ce que nous apprend le récit de la chute : que mon identité est essentiellement dynamique, qu’elle ne se tient ni dans mon corps ni dans le corps de l’État, mais dans le mouvement qui me porte vers ce que j’aime



[1]. Tout d’abord dans J.J. Rousseau, l’individu et la république, Paris, Kimé, 2001, chap. neuf, puis dans « Le bien-être aux limites de l’identité : Malebranche, Lamy, Rousseau » in Libertinage et philosophie N°11 (363-371).

[2]. « La métaphysique du promeneur solitaire », in Les méditations métaphysiques de Jean-Jacques Rousseau, Paris, Vrin, p. 101, cf. également pp. 102 & 104, mais en fait l’ensemble des quatre dernières section de ce chapitre.

[3]. M. Raymond, O.C. T. I, Paris, Gallimard, 1959, Introductions, p. XCI.

[4]. P.ex. O.C. I, Rêveries du promeneur solitaire, Septième promenade p. 1066.

[5]. J.J. Rousseau, O.C. I, Rêveries du promeneur solitaire, Deuxième promenade, p. 1005.

[6]. J.J. Rousseau, Rêveries du promeneur solitaire, Cinquième promenade, p. 1047.

[7]. Du recueil d’Amélie Rorty, The identities of persons, University of California Press, 1976, au plus récent Personal Identity, Ellen Frankel Paul, Fred D. Miller, Jeffrey Paul (ed.), Cambridge University Press, 2005.

[8]. C’est-à-dire depuis le début du XVIIe siècle.

[9]. P. Ricœur, Soi même comme un autre, Paris, 1990, Seuil.

[10]. Notamment dans la lettre À D’Offreville d’octobre 1761, que j’ai commentée dans J.J. Rousseau, l’individu et la république, p. 68-70, ainsi qu’à la fin de la Deuxième promenade.

[11]. P.ex. in Émile, O.C. T. IV, Paris, Gallimard, 1969, p. 492 : « Ce qui favorise le bien-être d'un individu l'attire; ce qui lui nuit le repousse » ; ou p. 511 : « Ces impressions diverses ont leurs modifications et leurs degrés, qui dépendent du caractère particulier de chaque individu et de ses habitudes antérieures; mais elles sont universelles, et nul n'en est tout à fait exempt ».

[12]. Discours sur l’inégalité, O.C. T. III, Paris, Gallimard, 1964, p. 179.

[13]. Émile II p. 307.

[14]. Émile p. 571 : « toutes les portions de matière que je conçois réunies en êtres individuels, je les appelle des corps ».

[15]. « Monseigneur, je suis chrétien » écrit-il à Ch. de Beaumont, O.C. T. IV, Paris, Gallimard, 1969, p. 960.

[16]. H. Gouhier, Les méditations métaphysiques de J.J. Rousseau, chap. trois, p. 111.

[17]. « Nous ne souffrons qu'autant que nous jugeons qu'il souffre ; ce n'est pas dans nous, c'est dans lui que nous souffrons » Émile IV p. 505/506.

[18]. « Le bien-être aux limites de l’identité : Malebranche, Lamy, Rousseau. », conférence prononcée au Congrès mondial sur les Lumières qui s’est tenu à Montpellier en juillet 2007.

[19]. Les enseignements de Smith à Glasgow sont contemporains, rien n’indique que Rousseau en ait eu connaissance. Quant à la sympathie humienne, in Traité de la nature humaine, III, III, 1, sa genèse la rapproche d’une contagion à partir de l’action d’autrui, elle se distingue alors clairement de l’expansion rousseauiste partant du Moi.

[20]. Émile IV p. 491.

[21]. Discours sur l’inégalité, p. 155.

[22]. H. Gouhier, Les méditations métaphysiques de J.J. Rousseau, chap. trois, p. 112 : « L’amour de soi et la pitié ne sont donc pas deux sources opposées de notre activité… ».

[23]. Pour paraphraser l’extension non moins problématique que Rousseau accorde à l’amour-propre in Émile II p. 322.

[24]. « Un enfant est donc naturellement enclin à la bienveillance, parce qu'il voit que tout ce qui l'approche est porté à l'assister, et qu'il prend de cette observation l'habitude d'un sentiment favorable à son espèce » (Émile IV 492). J’avais, dans J.J. Rousseau, l’individu et la république, chap. deux, début, « Ni égoïsme ni altruisme », évoqué cette question, mais en soutenant alors qu’il fallait se servir d’une telle bienveillance réciproque ou symbiose affective comme moyen terme entre l’amour de soi et la pitié. Je pense aujourd’hui qu’elle pourrait être posée comme première, au moins de façon mythique, à la manière du narcissisme primaire.

[25]. Anne Garetta, « Rousseau juge de Jean-Jacques : Individu, identité, et référence du nom propre », in I. Brouard Arens (éd.), Lectures de Rousseau. Rousseau juge de Jean-Jacques. Dialogues, Presses Universitaires de Rennes, 2003, p. 89.

[26]. Rousseau Juge de Jean-jacques, Deuxième dialogue, O.C. I. p. 813.

[27]. Outre le texte de la Deuxième promenade, il faut aussi penser, toujours dans les Rêveries , à la Cinquième promenade, O.C. II,  p. 1045 & p. 1046, ainsi qu’à la lettre A Malesherbes, du 26 janvier 1762, et bien sûr aussi à Julie.

[28]. Émile IV, p. 636.

[29]. Patrick Riley, « Rousseau, Fénelon, and the Quarrel between the Ancients and the Moderns », in The Cambridge companion to Rousseau, Patrick Riley (éd.), Cambridge Univ. Press, 2001.

[30]. Fénelon, Sur le pur amour, quatrième preuve, par la nature de l'amour.

[31]. Quoi qu’en dise Schopenhauer, Le monde comme volonté et représentation, 1ère éd. Brockhaus, Leipzig, 1819, 2e éd. 1844, 3e ed. 1859 ; trad. fr. Burdeau revue par R Roos, Paris, P.U.F., 1966, p. 490.

[32]. Deuxième et Troisième lettre à F.Lamy, O.C. T. XIV, éd. André Robinet, Paris, Vrin 1963, p. 73 & p. 107-109.

[33]. Jacques Abbadie, L’art de se connaître soi-même ou la recherche des sources de la morale, 1692, première partie, chap. six, cité in Malebranche, Première Lettre à Lamy, p. 42. Également, dans l’Encyclopédie, l’article « Amour », suite de la citation  : « L'amour de Dieu est le bon sens de l'amour de nous-mêmes ; c'en est l'esprit & la perfection ». La même citation se retrouve chez la théologienne protestante Marie Huber, Lettres sur la religion essentielle, deuxième partie, Lettre 25 : « L’homme devrait commencer par s’aimer soi-même & s’aimer comme il faut, avant que de prétendre aimer Dieu », Marie Huber, Lettres sur la religion essentielle à l’homme, distinguée de ce qui n’en est que l’Accessoire. Nouvelle éd., Londres, 1739, pp. 35-37. Chez Marie Huber, à laquelle se réfère Rousseau, se trouve la même affirmation que chez Malebranche : l’amour de soi est le motif qui nous porte à l’amour de Dieu.

[34]. « Je crois que, si j'eusse dévoilé tous les mystères de la nature, je me serais senti dans une situation moins délicieuse que cette étourdissante extase ».

[35]. « Le flux et reflux de cette eau, son bruit continu mais renflé par intervalles frappant sans relâche mon oreille et mes yeux, suppléaient aux mouvements internes que la rêverie éteignait en moi et suffisaient pour me faire sentir avec plaisir mon existence sans prendre la peine de penser », Rêveries , Cinquième promenade, O.C. II, p. 1045.

[36]. Ibid. p. 1046.

[37]. Deuxième dialogue, p. 805 / 806.

[38]. Cf. Bonaventure : l’âme est plus dans ce qu’elle aime que dans ce qu’elle anime, cité en rapport au quiétisme dans D. Leduc-Lafayette, Fénelon et l’amour de Dieu, Paris, P.U.F., 1996, p. 55.

[39]. Discours sur l’économie politique O.C. III p. 245.

[40]. Jean-Jacques Rousseau, l’individu et la République, chap. cinq, « la genèse anthropologique du pacte social », p. 141-158, et dans A. Schnell (dir.) Le bonheur, Paris, Vrin, 2006 « L’idée de bonheur dans la pensée de Rousseau » : « Le bonheur collectif ».

[41]. Manuscrit de Genève I 4, O.C. III, p. 295 « comme la volonté tend toujours au bien de l’être qui veut […] ».

[42]. Contrat social IV 1 p. 437 : « Tant que plusieurs hommes réunis se considèrent comme un seul corps, ils n’ont qu’une seule volonté, qui se rapporte à la commune conservation, et au bien-être général ».Cf. également II 4, début, p. 372.

[43]. Émile I p. 249.

[44]. Ibid.

[45]. « Voilà la citoyenne » écrit-il, lapidairement.

[46]. Discours sur l’économie politique, O.C. III, p. 245.

[47]. Ibid., p. 246.

[48]. J.J. Rousseau, Principes du droit de la guerre, B. Bernardi (éd.) Paris, Vrin, 2008, p. 76-77.

[49]. Ibid., p. 77 & O.C. III p. 605.

[50]. Principes du droit de la guerre, p. 88.

[51]. Discours sur l’économie politique, O.C. III, p. 246.