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"La paix au-delà du politique".

Conférence prononcée au congrès du C.T.H.S. en mai 2011

Résumé

Avec l’inversion foucaldienne de la formule de Clausewitz, la pensée contemporaine revient sur l’opposition de l’état civil et de l’état de guerre. Si l’état de guerre est ce moment qu’il faut absolument dépasser, le pacte social n’est-il pas un simple « cessez-le-feu » ? L’État ainsi défini peut-il faire autre chose qu’entériner les rapports de forces en les stabilisant ? Un droit qui se définit par la seule opposition à la force n’est-il pas simplement une force nouvelle ? Alors les simples opérations de police intra-étatique ne sont-elles pas à la limite des conflits de basse intensité ? De là s’ensuit une définition, pour beaucoup irrecevable, de la paix comme moindre guerre. A moins de prendre le renversement foucaldien au sérieux et d’admettre que le droit ne conduit pas à la paix, et ne soit qu’une modalité de la guerre. La paix que l’on espère est autre chose que le simple envers de la crainte, non pas la survie, non pas même une vie meilleure, mais la meilleure des vies.

Conférence

Dans son ouvrage sur Clausewitz, R. Aron note quantité d’inversions de la célèbre formule faisant de la guerre une politique continuée par d’autres moyens. Ces inversions, qui font donc de la politique une guerre continuée, ont des auteurs aussi différents que Hitler ou, pour la reprise contemporaine, Foucault[1]. Si l’inversion nous interpelle plus que la formule elle-même, c’est qu’il nous est assez facile d’imaginer la guerre comme palliatif, intervenant après l’échec de négociations politiques, ou diplomatiques, perçues comme moins onéreuses ou moins dangereuses[2] que l’entrée en guerre. On imagine assez bien la guerre comme instrument d’une politique en elle-même impuissante, instrument d’autant plus dangereux qu’il recèle une part d’imprévisible, comme l’a bien souligné Clausewitz[3], mais instrument quand même. A l’inverse, que la guerre puisse se continuer en une politique contredit l’imaginaire commun qui oppose les deux termes, car l’identité de l’intention initiale (ici, faire la guerre pour soumettre l’ennemi) semble défigurer la politique, politique à laquelle nous prêtons d’autres fins que celles de la guerre[4], par exemple la paix et la préservation des populations, et non la soumission de l’ennemi.

Certes, l’original de la formule de Clausewitz[5] suppose aussi une forme de continuité entre guerre et politique, mais la formule balance entre une fin politique, continûment visée, et l’altérité des moyens. A tel point que l’on pourrait aussi comprendre, s’appuyant sur l’opposition présupposée de la guerre et de la paix, que l’altérité l’emporte sur la continuité[6] : dire que la guerre est la politique continuée par d’autres moyens, cela signifie bien que l’on vise une fin en particulier que la politique n’a pas pu atteindre, mais cela signifie également que l’on est sorti du politique[7]. L’instrument ne peut-il imposer ses propres fins ? La part de l’aléatoire due à la logique propre de la guerre ne risque-t-elle pas d’imposer des fins nouvelles (possession de tel territoire p.ex.) à l’ensemble de la politique elle-même ? Les fins de la guerre n’appartiennent pas en propre à la politique telle que la définit Clausewitz[8] – l’administration d’un territoire aux frontières plus ou moins grandes –, et visent moins encore le respect sinon le bonheur du peuple habitant tel territoire. Celui qui utilise la guerre vise la possession de tel territoire ou la domination de telle population au détriment de toute autre fin et des idéaux de la paix. Mais on peut alors toujours rappeler, comme le fait Clausewitz[9], que la formule originelle cherche surtout à souligner que la guerre doit rester subordonnée à la politique.

En revanche l’inversion de la formule part de la guerre, elle veut montrer que nous y restons, même si nous sommes dans ce qui est censé être son contraire : la paix civile, fin supposée de la politique en ce qui concerne la vie intérieure de l’État, qu’on conçoive la politique comme simple gestion de l’État ou comme recherche du bien commun. L’inversion est donc plus provocatrice encore que l’original, en posant la guerre là où l’imaginaire commun situe la paix. Comment donc a-t-elle pu être aussi répandue ? Pourquoi l’avoir si souvent employée ? Si elle nous étonne encore n’est-ce pas que l’opposition de la guerre et de la paix nous est devenue tellement évidente qu’elle en vient à définir chaque terme par le rapport au terme opposé ? La paix ne peut-elle être la fin de la politique en un sens qui ne soit pas si radicalement différent de ce que veut la guerre ? Après tout, le conquérant aussi veut la paix[10].

état civil et cessez-le-feu

L’exemple privilégié du déplacement, à l’intérieur de l’État, des moyens que la politique ne pourrait employer qu’à l’extérieur, peut être paradoxalement lu dans le contractualisme moderne, précisément lorsque la pensée politique fait de la paix non seulement la fin mais le produit réel et immédiat du politique, en définissant l’État, état civil, par opposition à l’état de guerre[11]. Jusqu’à l’extinction, progressive et récente, de la pensée du droit naturel, état civil et état de guerre ont été pensé dans une opposition telle que l’on a pu construire l’état de guerre en ôtant simplement à l’état civil le pouvoir commun. Ainsi l’état de guerre est ce moment contradictoire, intrinsèquement instable, qu’il faut absolument dépasser, et dont l’État, état civil, constitue le dépassement. Toutefois l’insuffisance ontologique de l’état de guerre, son incapacité à durer, ou son indispensable dépassement, ne doivent-ils pas – dans la mesure où l’état de guerre est alors le degré zéro de définition de l’état civil, ce qui le rend nécessaire – déteindre en quelque sorte sur le contraire défini ? Ne doit-on pas attribuer la même insuffisance, ou le même dépassement indispensable, à l’État fondé sur un pacte social qui apparaît comme un simple « cessez-le-feu »[12] ?

Après tout de quoi s’agit-il lors de l’institution d’un État sinon de déposer les armes ? Qu’il s’agisse simplement de désarmer les milices[13], ou qu’il s’agisse, d’une manière plus formelle, des relations interindividuelles du contractualisme moderne : « j’autorise cet homme ou cette assemblée, et je lui abandonne mon droit de me gouverner moi-même, à cette condition que tu lui abandonnes ton droit et que tu autorises toutes ses actions de la même manière »[14] ou encore, autre extrême de l’institution contractualiste, sous la forme d’engagements individuels simultanés constituant le pouvoir commun : « chacun de nous met en commun sa personne et toute sa puissance… »[15], il s’agit toujours de renoncer à utiliser soi-même la force ou la violence pour constituer un pouvoir commun. La fin visée est avant tout l’arrêt des hostilités, et non d’abord l’institution du pouvoir commun. C’est ensuite que l’on peut parer ce pouvoir commun d’attributs respectables (la légitimité) et d’espoirs individuels (exercice de la liberté et développement de la personne). Il suffit de revenir rapidement sur l’institution de l’État dans le droit naturel moderne pour voir jusqu’où sa fonction – mettre fin à l’état de guerre – en révèle les caractéristiques essentielles. Le contrat fondateur est un pacte[16], c’est-à-dire un traité de paix, qui constitue un pouvoir commun, pouvoir qui doit être fort, plus fort en tout cas que n’importe quelle agrégation de forces individuelles, et il ne serait pas faux de dire, même chez Rousseau, non seulement que ce pouvoir se doit d’être le plus fort pour être commun, mais surtout que ce pouvoir doit le fait d’être commun à la nécessité d’être le plus fort. D’un extrême à l’autre des conceptions du contractualisme moderne, de Hobbes à Rousseau, de la soumission à l’association, la primauté de la force demeure. De Hobbes à Rousseau, ce n’est pas l’importance de la force qui change, c’est le rapport de la communauté à cette force, à la modalité de constitution de cette force. La force du pouvoir souverain, constitué lors du pacte, scelle l’unité de la communauté chez Hobbes, alors que la communauté elle-même constitue la force du souverain chez Rousseau. La prégnance du thème de la force, même chez Rousseau[17] dénote la persistance en politique de ces rapports de forces, issus de l’état de guerre à dépasser. En un sens l’état civil a bien dépassé ces rapports de forces, parce qu’il les a transformés, mais il a pu les transformer parce qu’il les a conservés. Chez Hobbes comme chez Rousseau il s’agit d’arranger autrement les rapports existants, d’unir les individus et de les faire agir de concert. Sans ignorer la spécificité politique, qui est bien de déplacer[18] les conflits sur le plan symbolique et d’instituer une sphère dans laquelle les conflits peuvent être débattus par d’autres moyens que la guerre, on ne peut nier que l’institution de cette sphère va de pair avec la constitution d’une force nouvelle – la force « publique » – qui demeure une force et ne cesse d’être employée comme telle.

En exprimant donc la constitution du pouvoir d’État en termes de force, et en inscrivant le contrat dans l’état de guerre dont il est issu, il s’agit d’un cessez-le-feu, durable parce que les parties en présence ont déposé les armes, mais un cessez-le-feu maintenu par une « force de maintien de la paix » qui a tout loisir de faire parler les armes à nouveau, précisément parce que sa puissance est la garantie du cessez-le-feu lui-même.

Le politique comme moindre guerre.

Mais ici le contraire déteint sur son contraire, et les marques du conflit armé restent attachées à la puissance étatique. Au lieu d’une simple opposition entre la guerre d’un côté, et la paix civile, œuvre du politique, de l’autre, nous trouvons un jeu plus complexe, une sorte de rythme à trois temps. Non la guerre ou la paix civile, mais, dans le genre de l’opposition armée (premier temps) que l’on considère maintenant comme genre commun, deux formes, plus ou moins déclarées, de l’opposition : une forme violente, commune en cela à la guerre et à l’action de l’État (qui est le deuxième terme), forme d’autant plus violente que la puissance publique est bien supérieure aux milices[19], et une forme atténuée (troisième terme), qui constitue la paix civile, et qui n’est autre que la survivance des oppositions dépassées par et dans le politique. Cette survivance des oppositions peut se voir dans la concurrence si l’on privilégie une lecture individualiste, ou dans les conflits sociaux si l’on s’oriente vers une lecture regroupant les individus de part et d’autre d’une ligne de démarcation. L’État, né dans un conflit, garde l’empreinte de ce conflit : la force publique s’ajoute au plus fort pour opprimer le faible dans le livre IV d’Émile[20]. Nous retrouvons ici un des caractères du cessez-le-feu qui consiste à consolider les positions acquises par la guerre. Nous comprenons aussi pourquoi le riche institue une société politique censée servir d’arbitre dans le Discours sur l’inégalité, et comment le pacte social peut être présenté comme un « échange avantageux » dans le Contrat social[21]. Le pouvoir politique met en relief la constitution réciproque des pouvoirs économique et militaire[22].

En stabilisant la possession liée à la propriété, l’État déplace les conflits dans l’institution politique. L’État perpétue donc les conflits, plus qu’il ne les supprime. Toutefois le dépassement des conflits est bien réel, sinon personne ne pourrait vouloir l’institution de l’État. Les conflits demeurent, mais sous une forme atténuée, et c’est cette dernière forme, atténuée, qui justifie l’institution de la puissance publique. Sinon pourquoi les parties en conflit constitueraient-elles ainsi un souverain dont le bras sera plus puissant encore que celui de l’adversaire ? « Que nous fera de plus l’ennemi ? » s’écrie Rousseau après Locke[23], en voulant récuser la soumission absolue au pouvoir politique. La persistance des conflits peut-être repérée, sous une forme quasi métaphorique, lorsqu’elle ne s’incarne plus que dans la concurrence marchande. Il se pourrait que la véritable fin du politique, visée par les possédants auxquels Rousseau attribue la fondation de l’État, soit le fonctionnement du marché permis par cette atténuation des conflits. Toujours est-il qu’il s’agit d’une atténuation, et l’on voit bien que cette guerre commerciale n’en est pas tout à fait une. Les manifestations les plus violentes que l’Europe occidentale connaît aujourd’hui ne ressemblent plus – ne serait-ce que par l’évitement des armes à feu – à la guerre sociale que décrit Engels dans La situation du prolétariat en Angleterre , guerre qui pouvait à l’époque ne pas être une simple métaphore.

Mais l’absence d’armes à feu suffit-elle pour nous autoriser à définir ainsi la paix comme œuvre de l’État ? La paix civile ne doit-elle pas plutôt occuper cette région que l’échelle des conflits du Pentagone réserve aux « Low Intensity Conflict », « conflits de basse intensité »[24] ? L’emploi devenu courant d’armes non létales[25], dans les simples opérations de polices internes aux États constitués, participe à rendre floue la frontière entre une paix violente et une concurrence généralisée. Chercher à percevoir une frontière conceptuelle entre la guerre et la paix devient d’autant plus complexe que, lorsqu’on se demande si les mêmes armes utilisées par la police ne pourraient pas l’être par l’armée, on apprend en fait que l’armée utilise massivement ces mêmes armes, mais avec des difficultés d’ordre juridique qui ne concernent pas la police, les gaz p.ex. étant interdits par les conventions internationales dans le droit de la guerre. Et ce n’est pas la non-létalité qui peut servir à elle seule de frontière : les 129 morts du théâtre de Moscou tués par un gaz soi-disant anesthésiant en sont une triste preuve. On peut d’ailleurs se demander si les morts, ou les lésions gravement et définitivement handicapantes, entraînées par l’usage des armes non létales, ne sont pas constitutives de l’efficacité de ces armes dans la gestion des foules.

On le voit, en termes d’opération de police et de conflits de basse intensité, nous sommes à l’évidence dans une différence de degré, et non pas de nature, entre la guerre et la paix. Que peut-on en conclure quant à la définition de la paix et au rapport du juridico-politique avec cette dernière ?

paix et paix

Il en ressort au moins deux remarques, quant à la paix et quant à l’État.

Quant à la paix tout d’abord, il faut distinguer entre une paix qui est simple absence de guerre, et une paix (perpétuelle ?) porteuse d’un autre genre de vie. Plusieurs commentateurs ont déjà trouvé chez Hobbes cette paix comme simple absence de guerre, en comprenant la guerre en un sens large, non seulement combat effectif mais disposition avérée à combattre[26]. Si l’état de guerre est l’état civil moins l’État, la paix civile sera l’état de guerre moins la guerre, une simple « non-guerre »[27]. De ce point de vue elle appartient encore au même genre que la guerre.

L’opposition entre deux paix a été développée par Spinoza[28] qui, dépassant la simple définition oppositive de la guerre et de la paix, nous fournit des indications sur la définition positive de la paix : une vie « proprement humaine, définie par la raison, la vertu de l’âme et la vie vraie »[29]. Sans s’interroger plus avant sur la définition que ces mots peuvent avoir aujourd’hui, on peut souligner l’inflexion que donne Spinoza à la définition de la paix en renonçant à la simple définition oppositive, en s’opposant conceptuellement à la définition oppositive, position conceptuelle qui donne à la paix le caractère ouvert d’un champ de possible – ouvert au développement de la puissance d’agir, au désir et à la liberté. Spinoza adopte une position conceptuelle semblable – refus d’une définition simplement oppositive – en ce qui concerne l’espoir[30], que l’on peut ici, au moins méthodologiquement, rapprocher de la paix : l’espoir est alors défini par opposition à la définition oppositive de la crainte, qui « cherche seulement à échapper à la mort », l’espoir n’est pas seulement l’absence de crainte, il ne se réduit pas à réussir d’échapper à la mort, mais il est porté vers et par la vie, chargé de tous les possibles que la simple réaction au danger ne permet pas d’envisager.

Spinoza poursuit en distinguant deux types d’États, l’un né de la conquête et l’autre de la liberté, et en nous disant qu’ils peuvent être semblables sur le plan du droit. Indépendamment de ce que voulait dire Spinoza, il nous faut en conclure que si ces deux États ont des fins essentiellement différentes, le droit seul ne suffira pas à les distinguer, et notre deuxième remarque, quant à l’État, pourrait nous conduire jusqu’à rabattre le droit civil du côté de la guerre continuée, du moins lorsqu’il s’agit du droit institué par un État perpétuant la domination économique.

Ce n’est donc pas le droit mais la fin de l’État[31] qui peut décider si la paix visée n’est qu’une guerre perpétuée ou l’élément permettant de développer une vie proprement humaine. Qu’un peuple de démons puisse souhaiter l’établissement de relations juridiques pour préserver ses relations commerciales nous apprend avant tout que le droit n’est pas en lui-même moyen pour développer « la raison, la vertu de l’âme et la vie vraie », si l’on veut bien transposer ici ces dénominations spinozistes. L’erreur serait de voir en l’État de droit[32] plus qu’un moyen, une fin, autrement dit l’erreur serait de ne pas prêter à l’État d’autres fins qui s’opposeraient au maintien de notre statu quo. Si tant est que l’on puisse prêter à l’État une autre fin que l’imposition du droit, la question devient donc, moins celle du dépassement de l’État, que celle du dépassement des formes de domination issues de la guerre et ne pouvant se maintenir que par cette dernière, sous forme plus ou moins atténuée, lorsque cette domination n’est plus à l’évidence moyen de développement pour la grande majorité, et qu’elle n’est plus porteuse de cet espoir.

Conclusion

Nous sommes face à une difficulté connue : comment sortir de cette domination, qu’il faut donc appeler guerre au sens large ? Comment renouer avec une autre logique qui ne soit pas menace dissimulée ou conflit atténué ? Cette question reçoit un nouvel éclairage des développements précédents, à tel point que l’on pourrait dire, paraphrasant Rousseau lorsqu’il fixe les termes de son pacte social, qu’il n’y a qu’une seule solution, entièrement déterminée par le problème fondamental de l’existence des sociétés humaines. La genèse de l’État à partir de la violence guerrière se comprend à partir de ce qu’elle permet : la perpétuation de la domination des uns, ou l’espoir de développement des autres. Si deux fins opposées peuvent être prêtées au même moyen, l’opposition à l’une de ces fins doit s’appuyer sur l’éradication de ce qui permet de viser la fin opposée. Il faut donc éradiquer ce qui justifie, aux yeux des dominants, l’appel au droit politique : i.e. la préservation des inégalités que la violence d’État perpétue. Le dépassement d’une genèse guerrière de l’état civil requiert la suppression de ce qui la conditionne, et qui n’est autre que l’inégalité fondant la domination. Ici le conflit ne se supprime pas en se dissimulant derrière diverses formes d’atténuation : le dépassement du conflit présuppose de le reconnaître et d’affronter en sa source la domination, que l’on situe cette source dans l’égoïsme, dans la monopolisation de la puissance, ou dans la propriété privée des moyens de production. Cet affrontement ne peut être sans violence, mais il n’est pas nécessairement guerrier puisqu’il ne s’agit pas d’une simple inversion des relations de domination existantes. Une fois admis que la paix visée ne doit plus pouvoir se traduire par des relations de domination, même atténuées, il est clair que la sortie de l’état de guerre s’effectue par un conflit qui vise un changement qualitatif, qui est violent, mais qui ne peut pas se confondre avec la violence guerrière à laquelle il s’oppose, parce qu’il vise le dépassement de sa propre violence et ne cherche pas à se perpétuer comme tel en raison même de sa radicalité : il ne s’agit en effet de rien d’autre que de transformer le mode par lequel une société pourvoit à ses besoins[33].



[1]. Au début de son cours de janvier 1976, Il faut défendre la société, mais aussi dans la Volonté de savoir, cf. le récent ouvrage de Jean-François Suratteau, La politique est-elle la guerre continuée par d’autres moyens ? Paris, Éditions Archétype 82, 2010, qui se réfère au tout début à M. Foucault, Dits et Écrits III 764. Également Surveiller et Punir, troisième partie chap. un, Paris, Gallimard, 1975 p. 197.

[2]. Il ne s’agit ici que d’imaginaire commun. Dans le réel de la politique, il est clair que l’entrée en guerre peut être décidée pour ses effets économiques souhaités, à court ou moyen terme, et que la question du danger encouru par les populations est rarement centrale (que l’on pense au nucléaire).

[3]. Ce sont les « montées aux extrêmes » qui transforment les interactions courantes, où un terme n’est que le négatif de l’autre (attaque / défense, infériorité / supériorité), en une élévation réciproque de la tension (surenchère que l’on appelle couramment « l’escalade de la violence »). Cf. De la guerre, première partie chap. 1 et troisième partie chap. 16.

[4]. Du moins en ce qui concerne la politique « intérieure ». On peut concevoir un chef d’État faisant la guerre à l’extérieur pour consolider son autorité intérieure. Reste que le but des guerres de conquête, lorsqu’elles ne sont pas entreprises à d’autres fins, est bien la soumission de tel ou tel territoire ou population, et sinon la paix, du moins la pacification liée à la domination nouvelle. De ce point de vue la question de savoir si la politique apporte la paix est aussi une question posée à la notion de frontière et d’un territoire sur lequel, avec l’autorité commune, régnerait la paix.

[5]. De la guerre, première partie, chap. 1, § 24 : « continuation des rapports politiques, la réalisation des rapports politiques par d’autres moyens ».

[6]. Cf. p. ex. M. Hardt, A. Negri, Multitude. Guerre et démocratie à l’age de l’empire, Paris, La découverte, 2004, p. 20.

[7]. C’est-à-dire que l’on est passé dans un autre registre que la politique. J’ai surtout parlé jusqu’à présent de « la politique », au féminin, désignant par là ce que recouvre couramment le mot : stratégies de conquête du pouvoir commun, actions entreprises pour le conserver, voire en général action de l’État. Je ne donne pas au masculin « le politique » un contenu très différent, mais veux souligner par le changement de genre la considération du domaine politique dans son ensemble, engageant aussi la considération de ses frontières et de ses rapports avec les domaines voisins. Ainsi le titre de cette conférence signifie-t-il qu’il faudrait rechercher la paix véritable en dehors du domaine politique, puisque se glissent dans la politique des actions qui s’opposent à la paix et s’apparentent à la guerre.

[8]. De la guerre, huitième partie chap. 6 A. La politique s’occupe de tous les aspects de la gestion nationale, dont elle unifie et équilibre les intérêts, il est vrai pour les défendre contre les autres États.

[9]. De la guerre, huitième partie chap. 6 B.

[10]. De la guerre, première partie chap. 2, et R. Aron, Penser la guerre, Clausewitz, I. L’âge européen, Paris, Gallimard, 1976, p. 242.

[11]. Que cet état de guerre désigne ou non l’état de nature. Il importe surtout de constater ici que l’état de guerre a toujours été pensé comme ce moment, sinon infinitésimal, du moins absolument instable et dans lequel on ne peut rester. Même chez Rousseau (bien qu’il présente parfois l’état de guerre d’une façon aimablement ambiguë, p.ex. in Essai sur l’origine des langues O.C. V, Paris Gallimard Pléiade 1995 p. 309 396), pour qui l’état de guerre, terme de l’état de nature, est un moment qui ne peut durer : « ce serait réellement en sortir que de vouloir y rester dans l’impossibilité d’y vivre » Émile III O.C. IV, Paris Gallimard Pléiade 1969 p. 467, & Contrat social I 6, O.C. III., Paris Gallimard Pléiade 1964 p. 360 : « le genre humain périrait s’il ne changeait sa manière d’être »). De ce fait la postulation de l’état de guerre n’a pas pour fonction de le poser lui-même comme état (stable), mais de rendre la position de l’État, état civil, absolument impérieuse. Rousseau p.ex. ne reproche pas à Hobbes d’avoir posé un état de guerre insoutenable, il lui reproche de voir dans cet état de guerre un état de nature et donc au sens que revêt, à l’époque, l’origine : une nature humaine. L’état de guerre demeure donc ici l’opposé de l’état civil.

[12]. En comprenant par ce terme plus qu’un arrêt des combats ou une cessation des hostilités, un accord, mais non un traité de paix. Il reste temporaire et déterminé mais peut durer dans le temps.

[13]. Je pensais à l’émergence contemporaine de nouveaux États, suite à la décomposition de l’Union soviétique par exemple, ou suite aux guerres africaines. Je dois à Madame le Professeur Claude Gauvard d’étendre ce désarmement des milices, instituant l’État, jusqu’à Charles VII.

[14]. Hobbes, Léviathan, chap. XVII.

[15]. Contrat social I 6.

[16]. « Du pacte social » est le titre du chapitre quasi éponyme du livre un Du Contrat social.

[17]. Que l’on pense au chapitre sept du livre deux du Contrat social (« que la force acquise par le tout soit égale ou supérieure à la somme des forces naturelles de tous les individus ») ou à Émile II p. 311 (« armer les volontés générales d’une force réelle supérieure à l’action de toute volonté particulière »).

[18]. Déplacement qui peut être jugé « illusoire » (Marx, Engels, Idéologie allemande, Paris, éd. sociales, 1976, première partie p. 31, note) et qui l’est effectivement lorsqu’il occulte les conflits réels.

[19]. La position déterminante de l’armée dans les soulèvements populaires en est la preuve.

[20]. Émile IV, O.C. IV p. 524, « Il y a dans l'état civil une égalité de droit chimérique et vaine, parce que les moyens destinés à la maintenir servent eux-mêmes à la détruire, et que la force publique ajoutée au plus fort pour opprimer le faible rompt l'espèce d'équilibre que la nature avait mis entre eux » et note : « L’esprit universel des Loix de tous les pays est de favoriser toujours le fort contre le faible, et celui qui a, contre celui qui n’a rien ; cet inconvénient est inévitable, et il est sans exception ». On ne peut qu’être frappé de la continuité du thème dans le siècle suivant : « comme l’État est né du besoin de réfréner des oppositions de classes, mais comme il est né, en même temps, au milieu du conflit de ces classes, il est, dans la règle, l’État de la classe la plus puissante, de celle qui domine au point de vue économique et qui, grâce à lui, devient aussi classe politiquement dominante et acquiert ainsi de nouveau moyen pour mater et exploiter la classe opprimée ». F. Engels, L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’État, 1884 ; trad. à partir de Dietz, Berlin, 1951, reprenant la 4ème éd. de 1891. Paris, Éditions sociales, 1972, chap. IX, p. 180.

[21]. Contrat social II 4 : « ils n’ont fait qu’un échange avantageux d’une manière d’être incertaine et précaire contre une autre meilleure et plus sûre », p. 375. En passant de la possession à la propriété : « on gagne l’équivalent de tout ce qu’on perd et plus de force pour conserver ce qu’on a », Ibid. I 6 p. 361. Cf. également I 9, p. 367 : « loin qu’en acceptant les biens des particuliers la communauté les en dépouille [cette aliénation] ne fait que leur en assurer la légitime possession, changer l’usurpation en un véritable droit, et la jouissance en propriété […] [les possesseurs] ont, pour ainsi dire, acquis tout ce qu’ils ont donné ».

[22]. Voire, dans le sens que développera Engels dans l’Anti-Dühring, deuxième partie, « Théorie de la violence », la primauté de l’économique.

[23]. Discours sur l’inégalité, O.C. III p. 181 ; et Locke, Second Traité du gouvernement civil, Chap. VII, §§ 90 & 93.

[24]. Le Joint Low-Intensity Conflict Project Final Report a été publié en 1986 par le Joint Low-Intensity Conflict Project (J.L.I.C.P) of the US Army Training and Doctrine Command de Fort Monroe en Virginie, sur les principes, les applications du LIC dans le Tiers-Monde et le rôle de l'armée. Comme le souligne Anne Duhamel dans son mémoire de l’UQAM (http://www.ieim.uqam.ca/IMG/pdf/DUHAMEL_FINAL.pdf) ce document n'est pas accessible au public.

[25]. Ou « moins létales ».

[26]. Léviathan, chap. XIII.

[27]. Cf. l’article de Raphaël Arteau McNeil, « sur le caractère finaliste de la paix : examen des pensées de Hobbes et de Kant », dans La philosophie et la paix, T.1, p. 170/171 la paix, comme « non-guerre », « n’est pas un bien mais un non-mal ».

[28]. Traité politique, Chap. V § 4 et Chap. VI § 4.

[29]. Traité politique, Chap. V § 5.

[30]. Dans le paragraphe suivant : Traité politique, Chap. V § 6.

[31]. Et si l’on ne peut rien attribuer d’autre à l’État que l’imposition du droit, la fin de l’État peut être comprise comme son terme, tout au plus attente, sinon visée, de son propre dépassement.

[32]. État de droit ou droit de l’État. Il ne s’agit pas ici de valoriser une forme d’État que l’on appellerait « État de droit ». Tout État consiste en l’institution d’une autorité commune régnant sur un territoire déterminé. Les lois sont l’expression de ce règne, et en ce sens tout État est un État de droit. Ici une conception critique du politique s’accorde avec le regard positiviste : E. Picavet, Kelsen et Hart, Paris, P.U.F., 2000, pp. 54-58.

[33]. Définition de la révolution donnée par Alberto Burgio dans Risposta (in 7 tesi e 2 excursus) alla domanda : «Che cos’è una rivoluzione ?», conférence non encore publiée.