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Processus et transformation

Conférence prononcée au colloque international « Penser l’émancipation » qui s’est déroulé à l’Université de Paris-X Nanterre du 19 au 23 février 2014.

 

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Processus et transformation

Il s’agit d’une exploration théorique qui voudrait, par l’étude du concept de processus, mieux comprendre  les conditions de la transformation sociale.

Le concept marxiste de Processus.

A.

Interroger la transformation sociale à partir du concept marxiste de processus veut tout d’abord dire au préalable que le concept de processus est marxiste, marxiste et pas hégélien, en tout cas que Marx ne se borne pas à reprendre le concept hégélien de processus. Chez Hegel le concept de processus est utilisé avec des significations et des conséquences différentes dans deux domaines différents : la philosophie de la nature et la philosophie de l’histoire. Dans la philosophie de la nature (Encyclopédie des sciences philosophiques, T. II), l’utilisation du concept de processus est massive, sans que ce concept fasse pourtant l’objet d’une entreprise particulière de définition. La notion de processus y désigne en fait l’objet étudié (du processus chimique pour la matière, jusqu’à la croissance de la plante, puis la vie animale), en tant qu’il s’agit d’analyser cet objet, de le décomposer en ses éléments, dans la mesure où ces éléments doivent former une unité : le processus est alors le fait de penser une diversité comme unité – une diversité ou une pluralité composée, comme dit parfois Hegel, d’éléments « divers mais non opposés ». Je comprends alors ces éléments « non opposés » au sens où ils forment, « com-posent », l’unité de l’objet étudié (analysé, décomposé). Si le processus désigne bien ici une entité existante, et a donc une visée ontologique, il est aussi méthodologique ; et il peut-être déployé temporellement, mais, dans la phi de la nat., le déroulement temporel n’est pas constitutif – ou plutôt, et en pensant à l’histoire : le mouvement de constitution ne se déroule pas nécessairement le long du temps mais peut être le fait de relations coexistantes et simultanées.

Le sens de la notion de processus dans la philosophie hégélienne de la nature est plus proche du sens marxiste de processus[1] que ne l’est le sens du même concept dans la philosophie hégélienne de l’histoire. Dans la philosophie hégélienne de l’histoire, le processus ne désigne plus l’objet étudié (telle époque, tel peuple ou tel État), ni même la façon dont l’objet étudié s’insère dans la temporalité constituante de l’histoire. Le processus désigne la totalité du développement historique. Mais alors le rapport de chaque élément à cette totalité est à comprendre à partir de cette totalité, et non de la particularité de chaque élément (telle époque, tel peuple ou tel État). Dans la philosophie hégélienne de l’histoire, c’est l’aspect Vorgang – le déroulement du processus – du Prozess, qui prévaut.

Et il en va de même pour la transformation, comme passage d’un élément à l’autre dans l’histoire : le fait que l’on puisse interpréter les étapes du développement historique comme moment d’un processus global marque plutôt la limite de chacune de ces étapes au lieu d’en souligner les possibilités de développement. On ne saute pas par dessus son temps. La maturité ou le plein développement consiste précisément, dans le cas d’un individu humain, à reconnaître que l’on ne peut pas transformer radicalement le monde (Add. § 396, Philosophie de l’Esprit). A propos de l’esprit du peuple, la nouveauté se remarque simplement par la mort d’un peuple dominant et l’avènement d’un autre.

Autrement dit si le concept de processus comprend bien chez Hegel l’idée organique d’un tout qui se produit lui-même (Science de la logique de L’Encyclopédie, § 167, éd. de 1817 : « le vivant est essentiellement le processus de lui-même en lui-même »), en matière d’histoire et de sociétés humaines, le seul véritable tout est celui que compose chacune des parties, et qui sera l’absolue totalité ayant parcouru tous les moments possibles. L’explication de chaque moment, et sa spécificité, sont subordonnées à sa situation envers les autres moments de l’histoire humaine, et donc à l’unité du déroulement temporel. En somme ici la forme unitaire du temps historique dépossède chaque moment particulier de sa puissance d’innovation.

B.

Or chez Marx ce n’est pas le déroulement temporel du processus qui prévaut – l’aspect procession du procès – mais un sens de « processus » plus proche de la philosophie hégélienne de la nature que de la philosophie hégélienne de l’histoire. Le processus marxiste est la composition d’une totalité à partir d’un ensemble de conditions, cf. la définition marxiste du processus : « le mot procès […] exprime un développement considéré dans l’ensemble de ses conditions réelles »[2]. Le déroulement temporel n’est pas abandonné, mais il est subordonné aux possibilités de transformation inscrites dans la composition même de chaque époque. Et non l’inverse : l’époque ne se définit pas comme une station dans le développement du tout. Ainsi pour une conception matérialiste de l’histoire ne peut pas être téléologique, ne peut pas commander le devenir de chaque moment par une fin décidée abstraitement. Au contraire, chaque époque recèle, en la spécificité de l’ensemble de ses déterminations, ses possibles comme conditions du développement réel.

C’est d’ailleurs pour cela qu’il y a un concept marxiste de processus : parce qu’il relie la compréhension et la transformation. La compréhension est ici la définition d’une époque par l’ensemble de ses éléments, c’est-à-dire aussi par ce qui les rapporte l’un à l’autre, par le principe structurant. Et la transformation est tout à la fois ce qui fait et défait une époque, ce qui la constitue, et peut donc aussi être à l’origine de changements plus ou moins bouleversants dans la composition des éléments. Le concept de processus est donc marxiste, au sens où il illustre ce caractère essentiel du marxisme qui est de lier étroitement compréhension théorique et engagement pratique : « on ne peut connaître les choses que dans la mesure où on les modifie », écrivait Brecht[3].

C.

Dans les textes de Marx le processus, comme  totalité en mouvement, totalité constituée par le mouvement qui rapporte ses parties, ou ses éléments, les uns aux autres, apparaît tout d’abord entre pensée et action, dans le célèbre texte de l’Idéologie allemande sur la camera obscura, texte souvent utilisé pour présenter la notion d’idéologie, mais qui est surtout un manifeste, défendant en l’illustrant le matérialisme dialectique. Le lien entre la pensée et l’action y est présenté comme un processus dont la compréhension (par le matérialisme) est condition de la transformation, alors que sa mécompréhension (par l’idéalisme) ne peut qu’entraîner sa reproduction.

Appliqué à l’histoire, il s’agit de comprendre comment chaque société ou mode de production, étant elle-même ou lui-même un processus, prend place dans l’histoire, c’est-à-dire s’insère entre les processus existants, entre la décomposition des uns et la constitution progressive des autres.

Ainsi l’acception « logique » du terme de procès ou processus, si fréquent dans le Capital[4] – à propos de la décomposition du capital en ses éléments des procès de circulation, de production, de reproduction du capital – n’est pas dissociable de la possibilité réelle de constitution d’un tel processus, c’est-à-dire de la réunion et de l’articulation effective de l’ensemble des éléments. Ce sont les fameux présupposés posés, sans cesse reproduits, du capitalisme : indépendance individuelle produite par la destruction des liens sociaux, indépendance qui va de pair avec la dépossession de tout moyen d’existence propre pour que le travailleur libre ne puisse plus que se vendre, on a alors, avec la concurrence, le concentration de la richesse en quelques mains, etc.

Ainsi comprendre une société ou formation sociale veut dire déterminer quels éléments essentiels s’articulent pour composer son unité, et donc aussi quand et comment cette société apparaît, se constitue progressivement, dans et contre une autre, et donc aussi quand et comment, les sociétés disparaissent, se dissolvent progressivement[5]. On peut donc se tourner vers le concept de processus pour demander au marxisme de nous expliquer la transformation sociale.

II Processus et théorie de la transformation

Vous le savez, le « passage » d’un mode de production à un autre le plus étudié par Marx est celui du féodalisme au capitalisme, et c’est à propos de ce passage que l’on trouve la plus célèbre application de la notion marxiste de processus à la transformation sociale, lorsque Marx reprend, dans une phrase du dernier chapitre de livre un du Capital, les acquis de ses réflexions antérieures de 1844, dans Sur la question juive. C’est le fameux : « L’ordre économique capitaliste est sorti des entrailles de l’ordre économique féodal. La dissolution de l’un a dégagé les éléments constitutifs de l’autre » (trad. Joseph Roy, chap. 26 pt. 1, « le secret de l’accumulation primitive») ou « la structure économique de la société capitaliste est issue de la structure économique de la société féodale. C’est la dissolution de cette dernière qui a libéré ses éléments » (trad. J.P. Lefebvre, chap. 24, pt. 1, « le secret de l’accumulation initiale »).

Le terme de procès, qui n’apparaît pas dans cette citation, est néanmoins présent dans son contexte immédiat, moins comme procès de la production capitaliste ou féodal, mais comme procès de séparation du travailleur d’avec les moyens de production (repris dans toute la fin du Capital, à propos des expropriations et des lois contre les vagabonds). Il s’agit ici d’une connexion entre plusieurs processus, dont certains sont en train de se défaire (de se délier, auflösung, de se dissoudre mais aussi de se résoudre : de trouver la solution de leurs contradictions), et d’autres ne sont pas encore constitués.

Les éléments en question (ou « composants », dans l’édition de Sur la question juive par D. Bensaïd, trad. J.F. Poirier) désignaient, dans la première analyse du passage au capitalisme de 1844, l’individu isolé, et égoïste d’une part, et la structure politique de la société civile féodale de l’autre. Ces éléments comme tels, et leur existence séparée aussi donc, provenaient de la dissolution de la société civile féodale, où tout était immédiatement politique, parce que le pouvoir auquel chacun pouvait ou non participer lui était attribué en fonction de son activité professionnelle dans son groupe social. En 1867, ces éléments sont les composants d’un processus d’abord surtout économique : on retrouve l’individu isolé, mais l’autre composante n’est plus le politique, ce sont les moyens de travail.

Que les éléments de la nouvelle société soient issus de la dissolution de l’ancienne souligne d’abord l’existence d’une continuité historique : celle du processus de séparation / dissolution de l’ancienne société, qui est aussi et en même temps processus de constitution de la société nouvelle. Marx résout ainsi la question de la transition d’un mode de production à un autre : la question du passage est vraiment pensée par Marx au niveau des éléments. Il s’agit de discerner, dans les déchirements des entrailles de l’ancienne société, les prémices (p.ex. la subsomption formelle, le développement du capital argent, etc.) de ce qui sera plus tard le procès de fonctionnement capitaliste, et qui s’affirmera pleinement avec le machinisme industriel.

Sans être donc encore totalement explicable par la logique propre du processus capitaliste, qui ne se montrera qu’avec le développement de la grande industrie et la séparation totale du capital et du travail, la transition s’explique néanmoins parce que le processus de dissolution peut se lire comme un processus de constitution : c’est-à-dire, pour éviter la facilité d’une rétrospective, parce que les éléments ainsi dégagés se rapportent nécessairement les uns aux autres. Ainsi le paysan dépouillé de sa terre ne peut que vendre sa force de travail au marchand devenu capitaliste.

En somme la dissolution d’une société, l’épuisement de ses contradictions, ou le fait qu’elle ne puisse plus se reproduire, « libère » ses éléments, c’est-à-dire relâche le lien qui les unissait à d'autres dans la structure en dissolution. Mais ce relâchement ne suffit pas. Pour que le relâchement puisse dégager les éléments d’une société nouvelle, il faut que les éléments se rapportent d’une nouvelle manière les uns aux autres[6]. Alors, ces éléments peuvent être ceux d’un processus de constitution.

Il sont en fait compris dans un processus qui est à la fois processus de dissolution et de constitution. Ce n’est pas un moment plus grand, englobant les deux sociétés, l’ancienne et la nouvelle, c’est à la fois, d’un côté, l’une et l’autre, et, de l’autre côté, ni l’une ni l’autre. P.ex. chaque élément peut d’abord être pensé au sein de l’une puis au sein de l’autre. Le serf fugitif de l’Idéologie allemande p.ex., n’indique tout d’abord qu’une recomposition immédiate de et dans société féodale : le simple développement de l’artisanat urbain, dans le cadre d’une société par ordres, sous forme de corporations. Nous avons à peine là un processus de dissolution. Ce n’est qu’ensuite, regroupé avec le développement du capital argent, de la manufacture, etc., que cet artisanat urbain devient un élément de la société capitaliste. Ici l’accumulation d’éléments pouvant s’engrener en un processus nouveau fait de la simple évolution d’une société l’amorce de sa dissolution, parce que cette évolution peut se lire comme dissolution / constitution. Alors le développement de l’artisanat urbain est l’élément d’un processus de dissolution / constitution, transformation proprement dite.

Pour annoncer une nouvelle formation sociale et amorcer son développement, il faut donc que ses éléments s’engrènent, s’articulent, avec nécessité les uns aux autres, pour constituer un processus structurant. C’est l’existence ou la possibilité d’un tel engrenage qui permet de lire un processus de constitution dans un processus de dissolution, voire de lire un moment donné de l’histoire comme dissolution de la société existante, et non pas seulement ce qu’il serait sans cela, c’est-à-dire exaspération paroxystique de son principe, en l’occurrence l’exploitation.

III Processus et pratique de la transformation

Dans cette 3e partie, je vais rapidement envisager sous trois dimensions le rôle de la notion de processus lorsque la question de la transformation s’est posée pour elle-même, en amont du marxisme dans la pensée du XVIIIe, chez Marx lui-même dans le dépassement du capitalisme, et aujourd’hui, dans les transformations sociales engagées en Amérique latine. Il s’agit surtout ici de remarques,  parce que je ne suis pas spécialiste de toutes les questions.

IIIA. le XVIIIE : les lois et les mœurs.

En amont du marxisme la question de la transformation sociale se trouve posée au XVIIIe en des termes faisant intervenir notre concept de processus, lorsqu’il est question de la nécessaire réunion des lois et les mœurs pour que l’action transformatrice, je pense ici à celle du législateur, soit efficace et durable, i.e. fondatrice d’une nouvelle totalité sociale.

En attribuant l’action transformatrice au législateur je n’attribue pas d’emblée l’initiative de la transformation aux lois. Car le législateur s’intéresse aux mœurs, même chez Rousseau. Lors de l’institution d’un peuple, le législateur ne doit pas ignorer les mœurs, et Rousseau peut être parfois très proche de Montesquieu, comme à la fin du chap. XI du Livre II du Contrat social[7] Mais c’est toujours pour Rousseau dans la visée[8] de l’institution d’un peuple, et c’est pour cette instituer ce peuple nouveau qu’il faut tenir compte des mœurs[9]. Chez Rousseau le couple (lois / mœurs), censé constituer un État solide et durable – la nouvelle formation sociale – existe bien comme couple, avec ses deux « éléments ».

Mais on ne peut pas penser la transformation sociale en prétendant développer des éléments qui se correspondront ensuite : car la correspondance des lois et des mœurs est nécessaire à l’existence même de bonnes lois et de bonnes mœurs. Il n’est pas possible à l’époque de penser la transformation dans la continuité temporelle. Rousseau résout la difficulté en juxtaposant l’absence et la présence, avec la figure de la nature humaine pour les mœurs, et la figure du législateur, homme extraordinaire, qui (cf. Kautsky[10]) rend en quelque sorte l’avenir présent, en édictant de bonnes lois et en faisant parler les dieux pour que le peuple les respecte. Ici les éléments sont bien pris en compte, mais la continuité du processus n’est pas lisible dans la société qu’il s’agit de transformer.

IIIB. Le dépassement marxiste du capitalisme

Chez Marx lui-même, la problématique qui lie transformation et processus, en comprenant donc ce dernier en son sens complet, à la fois temporel et structurel, s’applique plus difficilement au dépassement du capitalisme qu’au passage du capitalisme au communisme. La chose est claire dès l’Idéologie allemande : le communisme, à la différence de la bourgeoisie issue de l’artisanat urbain, ne peut se développer au sein du capitalisme mais « bouleverse la base de tous les rapports de production et d’échanges antérieurs »[11]. On aurait donc ici aussi, comme chez Rousseau, rupture de la continuité historique, rupture qui paraît rompre l’unité du processus de dissolution / constitution.

Mais la brutalité (violence et instantanéité) de la rupture elle-même, du renversement violent de l’ordre établi, peut aussi être lue comme conséquence du fait que les principaux éléments du nouveau mode de production sont présents, face à face. En quelque sorte l’instantanéité de la révolution se déduit de la simplicité logique de leur réunion : ils sont faits l’un pour l’autre, l’un en face de l’autre : les moyens de production sont transformés par le mode de production capitaliste lui-même en « moyens de production exploités de manière sociale, c’est-à-dire collectifs »[12], Capital I chap. 24[13]. C’est pour cela que Marx peut écrire que le passage du capitalisme au communisme est plus simple ( !) que la sortie du féodalisme[14].

Ce qui parait donc infirmer la logique du processus par la rupture, et la brutalité du renversement, confirme en fait la logique du processus : les éléments sont présents, et c’est la force même de leur attraction réciproque qui fait la nécessité de la révolution prolétarienne. Et ces éléments eux-mêmes sont les produits nécessaires du mode de production capitaliste. Nous retrouvons donc bien le processus de dissolution / constitution. Sa spécificité serait ici que les deux éléments se jouxtent en un temps plus long, précisément parce que les éléments de la société nouvelle sortent parfaitement formés de l’ancienne.

IIIC. L’entreprise latino américaine

Peut être avons nous aujourd’hui perdu ce « face à face » des éléments permettant d’envisager le dépassement du capitalisme comme plus simple que le dépassement du féodalisme. En tout cas ce n’est pas la voie du renversement violent de l’ordre établi qui s’impose comme modèle de la transformation sociale aujourd’hui, mais tout autre chose, qui met une nouvelle fois en cause la logique du processus. Je pense au modèle sud américain, dans lequel la rupture n’est plus pensée comme une cassure temporelle de deux formations sociales s’excluant l’une l’autre, mais comme la juxtaposition spatiale de ces deux formations.

Dans cette juxtaposition spatiale des deux sociétés, nous avons d’une part une exploitation marchande voire directement capitaliste des ressources naturelles, et d’autre part l’existence de fait de structures communautaires, liées à l’existence d’une masse de pauvres, issue du colonialisme, ces deux points étant reliés dans l’idéologie sud américaine par la théologie de la libération, et le retrait des thématiques de la prise du pouvoir d’État.

Les États progressistes d’Amérique latine nous donnent à voir une coexistence des deux sociétés – capitaliste et solidaire / communautaire –, au lieu donc de la dissolution de l’une et la constitution de l’autre. Mais c’est peut-être là la solution (qui peut devenir problème) sud américaine : car la coexistence même permet, via l’exploitation (marchande, voire capitaliste) des ressources naturelles, de construire la société nouvelle, à condition bien sûr  que le pouvoir politique – et militaire – s’en mêle[15].

Là encore ce qui paraît contredire le processus de dissolution / constitution, la coexistence des deux sociétés, vient en fait le confirmer. Si l’économie solidaire se développe à côté de l’économie capitaliste, c’est peut-être parce que cette dernière a elle-même épuisé les ressources de son propre mode en mondialisant l’exploitation exacerbée. Alors la forme d’économie mise en place par les gouvernements progressistes d’Amérique latine viendrait répondre à la misère mondiale ; ici aussi la constitution serait donc concomitante à la dissolution. Mais, et c’est tout l’intérêt du concept mis en place, la misère mondiale n’est dissolution, que si une autre économie est constituée parallèlement à partir d’elle.

Il s’agit donc toujours de comprendre comment les principaux éléments d’une société à venir peuvent être aperçus ou reconnus dans la dissolution d’une société donnée, en utilisant la « libération » de ces éléments pour les relier entre eux d’une nouvelle manière, dans la composition de la société nouvelle.



[1]. Cf. l’Introduction de J.P. Lefebvre à sa traduction du Capital, P.U.F. 2006 (coll. Quadrige) p. XII & p. XLV, citant à propos du terme de procès une lettre à de Marx à Lafargue du 18 oct. 1869, où Marx dit préférer le terme de procès, pour conserver la référence aux procès chimiques. Cf. aussi la préface de la 1ère éd. allemande, op.cit. p. 6, où l’on trouve l’expression de « processus historique naturel ».

[2]. Capital, dans la trad. de Joseph Roy, Livre I, chap. VII, début, à propos du « procès de travail ».

[3]. B. Brecht, « Schriften zur Politik und Gesellschaft », in Gesammelte Schriften, Frankfurt am Main, Suhrkamp Verlag, 1992 vol. XXI p.425 ; trad. fr. Écrits sur la politique et la société, Paris, L’arche, 1970 p. 134.

[4]. Au sens large, dès les Grundrisse « Chapitre VI » de 1863.

[5]. Capital III VII chap. 51 :  : « l'analyse scientifique démontre que la production capitaliste est d'une nature spéciale, qu'elle est déterminée historiquement et que, de même que tout autre système de production, elle a comme condition un stade déterminé du développement et de la morphologie des forces productives, condition qui est le résultat historique et le produit d'un processus antérieur, base déterminée du processus nouveau. Cette analyse établit encore que les rapports de production adéquats à ce système déterminé historiquement - rapports que les hommes observent dans leur vie sociale - ont un caractère spécifique, historique et transitoire, et que les rapports de la répartition sont essentiellement identiques à ceux de la production, dont elles représentent la seconde face, si bien qu'elles ont tous les deux le même caractère historique et transitoire ».

[6].On peut penser ici à la réciproque comme catalyseur de la transformation sociale : en rapportant volontairement, drastiquement (action de l’État révolutionnaire p.ex.) les éléments les uns aux autres, on peut accélérer le processus de constitution et donc aussi de dissolution…

[7]. « Ce qui rend la constitution d'un État véritablement solide et durable, c'est quand les convenances sont tellement observées que les rapports naturels et les lois tombent toujours de concert sur les mêmes points, et que celles-ci ne font, pour ainsi dire, qu'assurer, accompagner, rectifier les autres ». Contrat social II 11, O.C.III p. 393. Ou dans la Lettre à d’Alembert O.C. V, p. 60-61, 72.

[8]. Ainsi la Lettre à d’Alembert maintient-elle (p. 20-21) la force des lois parmi les instruments permettant d’influer sur les mœurs. La Lettre à d’Alembert précise ailleurs qu’il s’agit de prévoir, au moment de l’institution même - « L’institution primitive » (Lettre à D’Alembert p. 68), ce que Rousseau appelle par ailleurs, dans l’usage de l’époque, la « législation », à comprendre l’œuvre propre du grand législateur. Cf. également sur ce point Contrat social IV 7 p. 459. –, que les volontés puissent s’exprimer sans se subordonner les unes aux autres, et les hommes coexister sans se soumettre. Je me suis déjà exprimé sur cette prétendue inutilité morale des lois que l’on retrouverait même chez Rousseau (Rousseau, Kant, et la Révolution : la force du pouvoir instituant, notamment IIIe partie, conférence encore disponible sur mon site personnel : http://www.luc-vincenti.fr/conferences/rous_kant_rev.html#, où j’ai proposé de rapprocher Kant et Rousseau sur ce point en soulignant que l’institution pouvait être lue sur le plan de la force seule). La prétendue inutilité morale des lois me paraît clairement contraire à l’esprit de l’auteur ainsi qu’à de multiples passages de l’œuvre, par exemple le début du chapitre sept du livre deux du Contrat, le passage non moins célèbre d’Émile II sur la dépendance des choses – lorsqu’il s’agit « d'armer les volontés générales d'une force réelle, supérieure à l'action de toute volonté particulière », Émile II O.C. IV, p. 311 –, cf. aussi Contrat social I 8, II 8, etc.

[9]. Ainsi lorsque Rousseau paraît reprendre à la fin du chap. XII du livre II du Contrat le thème de la fin du chap. XI, parlant « des mœurs, des coutumes, et surtout de l’opinion », dont « le grand Législateur s’occupe en secret », c’est à propos de mœurs il s’agit de faire « naître ».

[10]. Kautsky « Les matérialistes français du XVIII° siècle ne connaissaient pas la lutte des classes et ne portaient pas attention au progrès technique. Ainsi s’ils savaient que, pour changer les hommes, il fallait changer la société, ils ne voyaient pas d’où proviendraient les forces nécessaires à cet effet. Ils les voyaient surtout dans la toute-puissance d’individus extraordinaires et avant tout d’éducateurs. Le matérialisme bourgeois ne put aller plus loin. » Les Trois Sources du Marxisme L’œuvre historique de Marx 1908, trad. fr. 1947.

[11]. Idéologie allemande, Paris, Éditions sociales, 1976, p. 65.

[12]. Capital I Chap. 24, « La prétendue accumulation initiale », p. 856.

[13]. Et en fait les deux dernières pages de ce chapitre, ainsi : la production capitaliste, « repose déjà sur un  système de production social ».

[14]. Ibid.

[15]. Cf. note 9 p. 7.