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"L’origine sans fin. Rousseau penseur du possible"

Conférence prononcée en octobre 2011 lors du Colloque international de la Société Allemande de Philosophie de Langue française, organisé à Essen par Pascal Delhom & Alfred Hirsch.
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L’origine fait référence au passé, mais au passé d’un présent, de quelque chose qui existe au présent. L’origine pose donc la question du rapport entre passé et présent d’une même chose ou d’un même être. Par les relations entre la notion d’origine et celle de nature, et par l’ambiguïté de la notion de nature elle-même, la notion d’origine se situe dans trois registres de signification : un registre explicatif, plus logique que chronologique, un registre moral, et un registre historique. La fin du XVIIe et le XVIIIe siècle font appel à la notion d’origine dans sa dimension explicative, l’origine est alors cause, c’est par exemple le sens qu’utilise Rousseau dans l’Essai sur l’Origine des langues. Le deuxième registre, moral, est plus particulièrement illustré par le Discours sur les sciences et les arts, où le rappel de l’origine, dans la célèbre prosopopée de Fabricius, condamne la dégénérescence de la société romaine corrompue. Sans négliger les difficultés à situer une philosophie de l’histoire chez Rousseau[1], on peut trouver le registre historique de la notion d’origine dans le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité, en faisant moins appel à l’historiographie ou la science historique comme telle[2], qu’à des « raisonnements hypothétiques »[3] ou des « conjectures »[4], qui décrivent le progrès de l’inégalité dans les évolutions de l’état de nature et la dégénérescence des sociétés politiques. La figure de l’origine est double ici, origine de l’inégalité dans les transformations successives de l’existence humaine – comme par exemple dans le titre du second Discours –, et origine absolue, ou état de pure nature, sur fond duquel se détache ces transformations, nous permettant de les apercevoir comme telles, comme des transformations donc, qui, soumises aux conditions de l’existence historique, peuvent ne pas perdurer, tout comme elles auraient pu ne pas se produire.

On distingue souvent l’origine, chronologique, de la genèse, logique. Mais appliquer cette distinction à Rousseau ne va pas de soi, puisque chez lui, à la différence des autres penseurs du droit naturel, la nature première et originelle, que nous révèle l’anthropologie philosophique, se trouve dans l’état de nature. L’état de nature n’est plus seulement, comme Rousseau le reproche à Hobbes, notre état social moins le pouvoir commun. C’est un véritable état, un état qui dure, comme l’écrit V. Goldschmidt[5]. Parce que Rousseau construit son anthropologie dans un état de nature qu’il situe antérieurement au développement historique, la genèse logique ne peut plus être opposée à l’origine chronologique. Que le pur état de nature soit antérieur au développement historique ne veut pas dire qu’il faille reléguer les considérations anthropologiques de l’état de nature hors de la temporalité : outre l’antériorité chronologique, il y a, dès la première étape de l’état de nature, un développement minimal des facultés qui marque la spécificité de l’humain[6]. A la place de la distinction classique entre origine (chronologique) et genèse (logique), je propose donc de substituer, dans le cadre rousseauiste, une distinction entre l’origine absolue d’une part, à laquelle on peut attribuer une antériorité tout à la fois logique et chronologique, quand bien même serait-elle infiniment lointaine ou hypothétique, et, d’autre part, une origine purement chronologique, qui n’est rien d’autre qu’une cause inaugurant une série d’événements, et qui peut comme telle s’appliquer à n’importe quel moment du devenir.

Je vais m’intéresser à cette origine « absolue », sous entendant par là que l’origine en ce sens est toujours première. Rousseau prétend être le seul de ses contemporains[7], à avoir saisi le pur état de nature[8] : « Les Philosophes qui ont examiné les fondements de la société ont tous senti la nécessité de remonter jusqu’à l’état de nature, mais aucun d’eux n’y est arrivé »[9]. Rousseau se présente donc comme le penseur de l’origine. Tout le problème est que la notion d’origine ne fonctionne chez Rousseau dans aucun de ses trois registres : explicatif, moral et historique. Dans le registre explicatif, l’origine absolue n’est pas cause du présent : l’état de nature ne contient pas en lui-même, analytiquement, l’état présent de l’existence humaine. Dans le deuxième registre, pour être principe du jugement moral, l’origine n’est pas principe d’action : elle ne dessine pas un monde idéal et il n’est pas question de revenir p.ex. à l’état de nature. Et, synthèse des deux remarques précédentes, la même raison qui interdit à l’état de nature d’être cause lui interdit aussi, dans le troisième registre, d’expliquer le changement historique, tout comme d’en commander les orientations à venir. Je commencerai donc par étudier ces dysfonctionnements de l’origine dans la pensée de Rousseau, pour reconstruire ensuite, à l’aide d’un exemple, le rapport de l’origine au présent, et tenter de trouver en conclusion ce que ce rapport contradictoire à l’origine peut nous apprendre sur Rousseau.

I. Les dysfonctionnements de l’origine.

L’origine n’explique pas.

Contrairement au sens qu’utilise p.ex. Starobinski dans son célèbre article, Rousseau et la recherche des origines[10], l’origine absolue n’est pas pour Rousseau une explication. Il faut distinguer entre un usage méthodologique du terme « origine » par lequel on désigne la cause la plus lointaine, et l’origine absolue située dans l’hypothétique état de pure nature. Cette origine absolue dans laquelle Rousseau prétend avoir trouvé la véritable nature de l’homme, antérieurement à la société et à la raison, ne rend pas compte des changements de notre existence. Il suffit d’en appeler à la figure du hasard, « funeste hasard »[11], qui revient régulièrement tout au long du récit des évolutions de l’état de nature au début de la deuxième partie du Discours sur l’inégalité ; hasard des découvertes qui perfectionnent la raison humaine, hasard de la découverte du feu notamment, qui préside à la troisième et dernière époque de l’état de nature, celle qui développe conjointement métallurgie et agriculture en favorisant ainsi l’accumulation de la propriété. Ce hasard signifie tout d’abord que la cause de notre état actuel, modification de notre nature, n’appartient pas à notre nature, et reste une « cause étrangère »[12]. Ainsi lors du passage de la première à la seconde étape de l’état de nature, cataclysmes ou inondations forcent les hommes à vivre ensemble[13], et cette contrainte a exactement la même fonction que le hasard ci-dessus : éloigner de la nature première, origine absolue ou état primitif, tout ce qui provoque la dégénérescence. Le registre logique de l’explication rencontre ici le registre moral : c’est précisément grâce à cet éloignement de l’origine que se trouve préservée la pureté[14] de l’état primitif au nom duquel sera jugé et condamné notre état présent.

L’origine n’est pas un principe moral.

Que l’origine ne soit pas cause lui permet donc d’être principe du jugement moral. Le même rôle peut être alors attribué à la Rome de Fabricius, et via cette dernière à tout le premier Discours d’ailleurs, mais aussi à l’état de nature dans la préface du deuxième Discours : il est nécessaire d’en avoir des notions justes pour bien juger de notre état présent. Il nous faut pourtant limiter la fonction morale de l’origine à cet exercice du jugement. L’origine n’est pas principe d’action au sens où elle ne nous indique pas le monde qu’il faut réaliser, en retrouvant p.ex. notre état primitif. Rousseau répond par anticipation à Voltaire, dans la note IX du second Discours[15] : il ne s’agit pas de retourner dans les forêts vivre avec les ours. Et la Réponse à Voltaire de 1755 précisera, à propos du retour de Voltaire lui-même à l’état de nature : « ce retour serait un miracle, si grand à la fois et si nuisible, qu’il n’appartiendrait qu’à Dieu de le faire et qu’au Diable de le vouloir »[16]. Le thème traverse l’œuvre, de la controverse qui suit le Discours sur les sciences et les arts[17]au « Troisième Dialogue » : « jamais on ne remonte  vers les temps d’innocence et d’égalité quand une fois on s’en est éloigné »[18]. En matière d’action morale, l’appel à l’origine peut servir tout au plus de modèle à reproduire analogiquement, en pensant par exemple à l’unité de l’homme naturel contre la duplicité de l’homme civilisé, mais il ne peut s’agir de reproduire le genre de vie qu’elle dépeint.

L’origine n’est pas un destin

Toutefois on se tromperait en lisant dans ces dernières lignes une conception radicalement pessimiste du devenir historique. Rousseau ne promeut pas un retour à l’état de nature, mais il ne condamne pas pour autant le genre humain à une dégénérescence infinie. Celle-ci n’est pas plus prévisible que la révolution, ramenant l’innocence dans la Réponse Stanislas[19], ne peut-être prévue. L’absence de nécessité globale du devenir historique dans son ensemble, qui interdit à l’origine d’être cause, interdit ici tout finalisme ou téléologie, qui munirait l’origine d’un projet ou qui, comme dans la dialectique à trois temps de l’aliénation, appellerait nécessairement le dépassement de la dégénérescence. Mais cela vaut dans les deux sens, pour le pire et pour le meilleur : une fois la dégénérescence reconnue, la contingence radicale de l’histoire rehausse le dépassement de la dégénérescence au rang des possibles. Dès lors nous pouvons ne pas en rester au simple mépris de l’existence actuelle qui conclut la note IX du second Discours : il nous est aussi loisible d’espérer un changement radical de notre mode de vie, nous permettant de retrouver « quelque chose » de l’origine[20]. Mais il ne faut pas toutefois accorder plus de nécessité finale à ce changement que nous en refusons à la dégénérescence : parce que cette dernière s’est produite à la suite d’un funeste hasard, il n’est pas impossible que le cours de l’histoire se transforme à nouveau, mais nous ne pouvons pas en dire plus. Il n’est pas impossible que certains aspects positifs de l’état de nature, comme l’absence d’amour-propre, se retrouvent dans l’histoire. Mais l’appel à l’origine ne nous dit ni quand ni comment. L’origine joue ici le rôle d’une cause finale négative, au sens de la négation de toute cause finale : l’écart entre notre nature primitive et nos modalités d’existence est tel, que nous savons maintenant qu’il peut nous advenir tout autre chose que ce à quoi nous aurions pu être destiné.

Ici Rousseau soustrait[21] le concept d’origine, et avec lui ceux de nature et d’idéal, de leur fonctionnement idéaliste. Il ne fait pas de l’origine ce qui doit nécessairement se réaliser. S’explique ainsi le titre (ou le sous titre) de cette conférence « L’origine sans fin », puisqu’il s’agit de considérer l’origine en dehors du couple (origine / fin), déterminant a priori le sens du développement historique, couple qui a été identifié par Althusser comme caractéristique de la philosophie idéaliste[22].

II. Ce qu’est le rappel à l’origine : étude d’un cas.

S’il ne s’agit ni d’une cause, ni d’un principe moral, ni d’une fin, que fait donc Rousseau de l’origine absolue ? Partons de l’analyse d’un exemple, emprunté comme il se doit au second Discours, puisque ce texte est de loin celui qui fait le plus grand usage du terme[23]. Je voudrais souligner le tout début de la deuxième partie du second Discours, passage qui, s’il est souvent cité, n’est pas des plus commentés, et au sein duquel se trouve un rappel de l’origine illustrant à la fois les registres historique et moral, lorsque surgit textuellement le deuxième homme, objectant au premier homme « qui, ayant enclos un terrain, s’avisa de dire : ceci est à moi » : « gardez-vous d’écouter cet imposteur ! Vous êtes perdus, si vous oubliez que les fruits sont à tous, et que la terre n’est à personne »[24]. Nous trouvons dans ce passage confirmation de nos remarques précédentes et moyen d’étayer une nouvelle hypothèse.

Nous trouvons tout d’abord confirmation que ni l’origine ni son rappel ne sont causes du devenir historique. En effet après l’exhortation du second personnage, l’objecteur, Rousseau continue : « Mais il y a grande apparence qu’alors les choses en étaient déjà venues au point de ne plus pouvoir durer comme elles étaient ». La découverte de la métallurgie et de l’agriculture a mis fin, et à la propriété commune, et à la « sorte de propriété »[25] qui s’était établie entre les familles de la deuxième étape de l’état de nature. Rousseau annule, au début de la deuxième partie du second Discours, la possibilité d’un retour en arrière, au nom d’une nécessité interne au développement historique, nécessité qui peut certes se fonder sur une contingence[26], mais qui n’en fait pas moins sentir son poids, jusqu’à rendre possible, contre le retour en arrière, l’avènement d’une nouvelle étape de l’histoire. C’est le sens de la première phrase de la deuxième partie du Discours sur l’inégalité, « Le premier qui, ayant enclos un terrain, s’avisa de dire : « ceci est à moi » […] fut le vrai fondateur de la société civile ». Le « vrai fondateur » n’est pas celui qu’on croit : ce n’est pas le riche instituant le pacte social, mais le premier propriétaire, qui dessine, dans la troisième étape de l’état de nature[27], la possibilité du pacte en obtenant l’accord de ses proches.

Il y a une nécessité antérieure au pacte et qui conduit jusqu’à lui. En un sens pourtant, la fondation de la société civile apparaît elle aussi dans une certaine contingence : le premier propriétaire trouve « des gens assez simples pour le croire »[28], cela a tout l’air d’une rencontre qui aurait pu ne pas se produire. Mais sa possibilité ressortit néanmoins à l’accumulation de la propriété, nécessité dominante de ce moment historique. A l’inverse, le pur rappel de l’origine ne sert à rien dans l’histoire, car il s’inscrit à contre-courant de cette nécessité dominante.

L’apparente positivité de l’origine que nous avions pu sauver à la fin de la première partie, en transformant son incapacité à être cause en ouverture d’un champ indéterminé de possible, fondé sur une contingence radicale, disparaît maintenant sous le poids de la nécessité historique. Si le penseur du possible interdit le retour à l’état de nature, c’est peut-être qu’il nous faut, à l’inverse de la voie prise aujourd’hui par les commentateurs, accorder plus de poids à la nécessité de l’histoire pour comprendre Rousseau. Le rapport entre nécessité et contingence a été, à partir du commentaire d’Althusser[29], et en suivant ce dernier, tiré du côté de la contingence, ce qui est vrai me semble-t-il des textes de Kenta Ohji[30], de Bruno Bernardi[31], voire, plus indépendamment d’Althusser, de Fredric Jameson[32]. Si l’on revient de la contingence vers la nécessité pour souligner cette dernière, la notion d’origine et son rappel n’aurait donc aucun autre effet que la condamnation morale qu’elle autorise.

III. Origine et transformation.

Il y a pourtant quelque chose de contradictoire à reléguer ainsi l’origine et son rappel à une simple condamnation morale, alors même que la plus grande utilisation du terme ne se trouve pas dans le premier mais dans le second Discours, celui qui nous parle du développement historique. Si ce rappel de l’origine ne participe en rien à l’histoire, pourquoi le faire figurer dans le second Discours ? Je ne pense pas qu’il s’agisse seulement d’une survivance de la prosopopée de Fabricius, qui devrait laisser place à la reconstruction historique puis à la philosophie politique du Contrat social. Nous devons composer nos deux thèses, celle qui sauve le rappel à l’origine en permettant de construire un espoir fondé sur une contingence radicale, et celle qui, au nom de la nécessité, exclut l’origine de la transformation historique.

La deuxième thèse, qui exclut l’origine de la transformation historique, provient de la confrontation entre l’ineffectivité du rappel à l’origine et la fondation de la société civile par le propriétaire. Nous apprenons là qu’il faut s’inscrire dans la nécessité pour fonder une époque nouvelle. La nécessité existante, antérieure à la nouvelle époque, est ici le développement de la propriété, véritable fondement de la société civile. L’inscription dans la nécessité existante n’enlève rien à la nouveauté de l’état civil par rapport à l’état de nature. Qui souhaite fonder une société nouvelle doit prendre pour ainsi dire « exemple » du riche, et comprendre que l’époque nouvelle ne peut s’instaurer qu’en s’inscrivant dans la nécessité de l’ancienne époque. On peut donc ne pas en rester à la condamnation morale de Fabricius, ni au mépris concluant la note IX du second Discours. Le rappel à l’origine peut avoir une fonction effective d’opposition, à condition de s’inspirer de l’action du riche, qui saisit les forces en présence et les oriente d’une façon nouvelle, mais d’une nouveauté compréhensible et acceptables pour ceux qui visent l’accumulation de la propriété.

Si, en composant les deux thèses précédentes, nous revenons maintenant de la nécessité historique vers une positivité de l’origine comme possibilité d’institution d’une société nouvelle, nous comprenons que le personnage incarnant le rappel de l’origine n’est plus Fabricius, ni l’objecteur ineffectif de la deuxième partie du second Discours, mais le législateur. Le législateur, c’est, dans le second Discours, celui qui proposera des institutions légitimes aux hommes parvenus au terme de la dégénérescence du politique[33]. Dans une conférence qui commentait un article de F. Jameson sur « Rousseau et la contradiction »[34], j’ai déjà confronté les personnages prenant la parole au moment de l’institution du politique : l’objecteur nostalgique des origines ou bien l’instituteur politique, qu’il s’agisse du riche dans l’histoire réelle de la dégénérescence, ou bien du législateur, dans l’espoir de voir perdurer une société politique légitime. Je voudrais maintenant, en me référant aux mêmes passages, souligner la fonction de l’appel à l’origine dans un processus de transformation.

Dans le second Discours, l’institution du politique a lieu à deux moments, que la fin du texte nous invite à superposer[35] : une première fois lors du contrat du riche et une deuxième fois au terme de la dégénérescence extrême du politique, lorsque « de nouvelles révolutions dissolvent tout à fait le gouvernement ou le rapprochent de l’institution légitime »[36]. La figure du législateur, quasi absente du second Discours[37], est bien ici ce dont il est question. La figure du législateur est plutôt thématisée dans le Contrat social, mais que cette figure soit moins thématisée dans le second Discours que dans le Contrat social nous indique que l’articulation des deux ouvrages, et de leur deux temporalités, historique et génétique, a lieu à ce moment où le politique touche au terme de sa dégénérescence. Lorsqu’il s’agit de rapprocher le gouvernement de l’institution légitime, le rappel de l’origine se manifeste dans l’exigence de légitimité, cette légitimité reposant sur le respect de notre nature. En matière de politique, comme le souligne le Contrat social I 6, il s’agit de cette composante essentielle de la nature humaine qu’est la liberté.

Le respect de la liberté vient permettre de résoudre les conflits provoqués par l’accumulation de la propriété en instaurant, avec la société politique légitime, une époque nouvelle. Dans cette transformation, la propriété représente la nécessité du devenir dans lequel il faut s’inscrire, et la liberté, avec notre nature, représente tout à la fois l’origine et ce qui permet d’infléchir la nécessité, de la transformer pour en voir sortir une société nouvelle. Liberté et propriété sont les deux points de vue qui permettent d’apprécier le passage à l’état civil dans le Contrat social I 8. Dans le balancement qui nous occupe ici, entre la contingence radicale d’une part, sur laquelle s’appuie la conception d’un rappel de l’origine comme champ de possible, et la nécessité du processus historique d’autre part, la liberté représente l’origine : retrouvée avec la nouveauté de l’état civil, la liberté est plus restaurée que confirmée par l’institution de l’État. La propriété quant à elle représente la nécessité, ce sur quoi il faut prendre appui : elle est confirmée en se transformant, de possession personnelle en propriété collective puis immédiatement en propriété personnelle, reconnue et défendue par la force publique. Nous avons donc deux séries, origine et possibles d’une part, nécessité de l’autre, respectivement incarnées au moment du changement de société par la liberté et la propriété. Le rapport entre ces deux séries nous montre comment l’appel à notre nature peut-être facteur de transformation historique.

Un mot encore pour préciser en quoi la figure de l’origine est ici un facteur essentiel et spécifique de transformation. Il ne s’agit pas seulement de faire appel, sur le fond d’une contingence radicale, à une possibilité parmi d’autres. L’origine est la possibilité qui figure toujours à l’horizon de toute transformation possible, non pas parce que sa réalisation serait plus probable qu’autre chose – de cela seule la nécessité, ou les « circonstances » peuvent décider. L’origine figure toujours à l’horizon de toute transformation possible, parce qu’elle demeure toujours là, dans sa simple possibilité, sous la forme originaire qu’aucune dégénérescence ne peut définitivement occulter. L’origine demeure toujours là, non pas comme le monde intelligible de Kant où règnent de façon intemporelle les lois de la raison, mais comme une composante essentielle et indéracinable de notre nature qui, si elle permet d’exiger en droit la réalisation d’une société préservant et développant notre nature, rend aussi possible cette réalisation dans les faits. En matière de transformation historique, il faut rapprocher l’appel à la nature humaine et au respect de la liberté d’autres figures : la statue de Glaucus[38] ou l’étrange figure de l’indestructibilité de la volonté générale qui ouvre le livre quatre du Contrat social. Si l’origine est donc par excellence cette puissance des possibles, c’est parce qu’elle n’est jamais totalement occultée, à l’instar de cette deuxième composante de notre nature, l’amour de soi, « la source de nos passions […] la seule qui naît avec l’homme et ne le quitte jamais quand il vit »[39]. La persistance de l’origine parmi les possibles est ce qui lui permet tout à la fois de détourner la nécessité historique quand « les circonstances »[40] le permettent, et d’orienter le développement indéterminé de la perfectibilité, expression de la contingence radicale, vers la perfection ou réalisation des dispositions de notre nature. Alors l’appel à l’origine remplit la fonction du discours mythique[41], conciliant ces contraires que sont l’idéal et le réel, en nous permettant de nous représenter une transformation historique positive.

A la simple description de la dégénérescence vient donc se substituer une pensée de la transformation qui est seule capable de nous faire comprendre pourquoi perdure ainsi le rappel de l’origine absolue dans les textes historiques et politiques : le rappel de l’origine permet, avec ses propres contradictions, de penser le surgissement d’une nouvelle société.



[1]. Difficultés étudiées de P. Burgelin, La philosophie de l’existence, Paris, P.U.F. 1952, à Bertrand Binoche, « Rousseau ou l'origine paradoxale des philosophies de l'histoire », in Luc Vincenti (éd.), Rousseau et le Marxisme, Paris, Publications de la Sorbonne, 2012. Sans oublier bien sûr Althusser, p.ex. in Politique et Histoire de Machiavel à Marx, éd. F. Matheron, Paris, Seuil, 2006, pp. 326-330.

[2]. Science historique qui fait défaut pour les premiers ages, cf. Discours sur l’inégalité, Première partie, fin, O.C.III, Paris, Gallimard, 1966 coll. Pléiade p. 163.

[3]. Discours sur l’inégalité, Exorde, p. 133.

[4]. Discours sur l’inégalité, Préface, p. 123.

[5]. Victor Goldschmidt, Anthropologie et politique, Paris, Vrin, 1983 (1ère éd. 1974), p. 218.

[6]. Cf. Discours sur l’inégalité, deuxième partie, début, p. 165.

[7]. En comprenant largement, par « contemporains », jusqu’aux jurisconsultes et philosophes du siècle précédent.

[8]. Ou, avec des consonances religieuses, l’état de pure nature.

[9]. Discours sur l’inégalité, Exorde, p. 132. Je souligne « remonter ».

[10]. Cahiers du Sud, N°367 (1962), rééd. in Jean-Jacques Rousseau, la transparence et l’obstacle, Paris, Gallimard 1971.

[11]. Discours sur l’inégalité, deuxième partie, p. 171.

[12]. Cf. Discours sur l’inégalité, première partie, p. 162, à propos du « concours fortuit de plusieurs causes étrangères ». Également, à propos des modifications de l’amour de soi, Émile IV, O.C. IV, Paris, Gallimard, 1969 coll. Pléiade p. 491 : « ces modifications ont des causes étrangères sans lesquelles elles n’auraient jamais lieu, et ces mêmes modifications loin de nous être avantageuses nous sont nuisibles, elles changent le premier objet et vont contre leur principe ». De même, Rousseau juge de Jean-Jacques, « Troisième Dialogue », O.C. I, Paris, Gallimard, 1959, coll. La Pléiade, p. 934, à propos d’Émile : « traité de la bonté originelle de l’homme, destiné à montrer comment le vice et l’erreur, étrangers à sa constitution, s’y introduisent du dehors et l’altèrent insensiblement ».

[13]. Discours sur l’inégalité, deuxième partie, p. 168 / 169. Je souligne.

[14]. C’est bien sûr à cette pureté qu’il faut rattacher le rejet par Rousseau du péché originel.

[15]. Discours sur l’inégalité, p. 207.

[16]. Réponse à Voltaire, 1755, O.C. III p. 226.

[17]. Je pense à la fin de la Réponse à Stanislas, précisant que ramener les hommes à l’égalité ne permettrait pas de retrouver l’innocence du cœur, « à moins de quelque grande révolution presque aussi à craindre que le mal qu’elle pourrait guérir, et qu’il est blâmable de désirer et impossible de prévoir », O.C. III, Pléiade p. 56. Le sens de « révolution » est ici très large, il peut ne pas désigner seulement l’œuvre du législateur qui suit dans le texte de la citation.

[18]. Rousseau juge de Jean-Jacques, « Troisième Dialogue », p. 935.

[19]. O.C. III, Pléiade p. 56. Cf. ci-dessus note 18, p. 5.

[20]. Ainsi par exemple dans Émile II : « Si les lois des nations pouvaient avoir comme celles de la nature une inflexibilité que jamais aucune force humaine ne put vaincre, la dépendance des hommes redeviendrait alors celle des choses, on réunirait dans la République tous les avantages de l’état naturel à ceux de l’état civil », Pléiade p. 311.

[21]. On pourrait aussi dire « exfiltre », « désenclave », « extrait », (comme un sauveteur retire le corps d’un blessé enseveli sous les décombres). Il retire un élément de la structure conceptuelle pour en faire un usage propre.

[22]. Dès Sur le rapport de Marx à Hegel, conférence prononcée en fév. 68 au séminaire de J. Hyppolite, éditée in Lénine et la philosophie, Paris, Maspero, 1972 (rééd. en 1982), p. 69 : « la fin est déjà là dans l’origine ». Et jusqu’au « courant souterrain du matérialisme de la rencontre », in Écrits philosophiques et politiques, 1994, Paris, éd. Stock / IMEC, rééd. Librairie générale d’édition, (coll. Le Livre de Poche), 1999, Tome I, p. 575, à propos d’une philosophie de l’essence dans laquelle l’origine n’est que l’anticipation de la fin dans la raison ou ordre primordial.

[23]. Le terme « origine » ne se trouve pas en effet dans les Rêveries, ni dans l’article Économie politique, il est rare dans le Contrat social, rare aussi dans Émile (seulement quelques occurrences, sur la forme originelle de l’homme, ou l’origine des passions, il apparaît alors deux fois, dans les livres II & IV, et enfin sur l’origine de la propriété). Le terme est rare aussi dans le Discours sur les sciences et les arts et n’a qu’un sens métaphorique ou méthodologique, à propos de l’origine qui déteint sur la chose même, en révèle la nature, p.ex. le lien des arts au luxe. Dans la lettre A Christophe de Beaumont, le terme apparaît en lien au péché originel. Il est fréquent dans l’Essai sur l’origine des langues, mais dans un sens surtout chronologique. Son usage majeur reste le fait du second Discours, où l’on retrouve de nombreuses occurrences et toutes les significations : il n’est pas indifférent de le noter et de rechercher le sens de ce terme chez Rousseau en rapport à la problématique de l’ouvrage qui en fait le plus grand usage.

[24]. Discours sur l’inégalité, Deuxième Partie, p. 169.

[25]. Ibid. p. 167.

[26]. « La circonstance extraordinaire de quelque volcan », ibid. p. 172.

[27]. En distinguant donc ici le premier occupant par le travail, qui tente de faire reconnaître sa propriété, Discours sur l’inégalité p. 173, du riche instituant le pacte social pour mettre fin à l’état de guerre, Discours sur l’inégalité p. 177.

[28]. Discours sur l’inégalité p. 177.

[29]. Du cours de 1965-66 aux derniers textes : « toute genèse est transformation d’une contingence en nécessité : le quelque chose qui advient comme contingent produit une nécessité nouvelle irréversible. Toute nécessité, inversement, a pour origine une contingence […]. La nécessité est ainsi frappée d’une certaine précarité », Politique et Histoire de Machiavel à Marx, p. 308 ; & « Le courant souterrain du matérialisme de la rencontre », in Écrits philosophiques et politiques, p. 574 : « le plus profond de Rousseau est sans doute découvert […] dans cette vue sur toute théorie possible de l’histoire, qui pense la contingence de la nécessité comme effet de la nécessité de la contingence ».

[30]. « Nécessité / contingence. Rousseau et les Lumières selon Louis Althusser », in Lumières N° 15, 1er semestre 2010, Modernités de Rousseau, Presses Universitaires de Bordeaux.

[31]. « Un Rousseau peut en cacher un autre. Althusser lecteur du second Discours », in Luc Vincenti (éd.), Rousseau et le Marxisme, Paris, Publications de la Sorbonne, 2012.

[32]. « Rousseau et la contradiction », South Atlantic quaterly 104:4, Fall 2005, Duke University Press, 2005, pp. 693-706, traduction française in Luc Vincenti (éd.), Rousseau et le Marxisme, Paris, Publications de la Sorbonne, 2012.

[33]. Cf. Fragments politiques, O.C.III p. 541, à propos de Lycurgue : « C’est dans ces circonstances où le corps politique était près à se dissoudre que parut le Législateur ».

[34]. « Rousseau et les révolutions de l’histoire », in Luc Vincenti (éd.), Rousseau et le Marxisme, Paris, Publications de la Sorbonne, 2012.

[35]. Lorsque le politique dégénéré devient despotisme « point extrême qui ferme le cercle et touche au point d’où nous sommes partis » Discours sur l’inégalité, Deuxième Partie, p. 191.

[36]. Discours sur l’inégalité, Deuxième Partie, p. 187.

[37]. Si l’on excepte la p. 180 : « Malgré tous les travaux des plus sages législateurs, l'état politique demeura toujours imparfait, parce qu'il était presque l'ouvrage du hasard, et que, mal commencé, le temps en découvrant les défauts et suggérant des remèdes, ne put jamais réparer les vices de la constitution. On raccommodait sans cesse, au lieu qu'il eût fallu commencer par nettoyer l'aire et écarter tous les vieux matériaux, comme fit Lycurgue à Sparte, pour élever ensuite un bon édifice ». Le nettoyage en question n’est pas sans poser d’autres questions quant à l’inscription de la société légitime dans l’histoire…

[38]. Cf. Préface du second Discours, début.

[39]. Émile IV p. 491, je souligne.

[40]. Le terme même de « circonstances » mériterait une enquête dans toute l’œuvre, il est le lieu de rencontre entre le possible et le nécessaire.

[41]. Sur cette fonction du discours mythique chez Rousseau, cf. l’article de F. Jameson, « Rousseau et la contradiction », traduction française in Rousseau et le Marxisme, notamment pp. 125 & 132-133.