Accueil>Conférences

La Paix, le Sage ou la Révolution.

Conférence prononcée au Colloque international « Rousseau, la République et la paix », qui s’est tenu à Genève les 27-29 avril 2012.

I. L’ambivalence de la paix

S’interroger sur la paix à l’aide de Rousseau est une piste féconde, pour la paix tout d’abord, parce qu’il ouvre la construction moderne du droit international, et que sa lecture critique enveloppe les voix empruntées par la postérité, dès les textes de Kant. C’est aussi une piste féconde pour l’abord de Rousseau lui-même. La critique rousseauiste du politique se montre ici dans sa radicalité, tout en nous conduisant vers une défense de la philosophie au sens très classique d’une métaphysique et d’une forme de vie. Je vais parcourir ces étapes en montrant que les réticences de Rousseau envers le projet de Saint Pierre concentrent sa critique du politique dans la construction d’un concept rigoureux et total de révolution, pour en venir finalement à faire de la paix l’apanage du sage.

 

A. Deux significatons de la paix.

Rousseau n’oppose pas simplement la guerre et la paix, mais donne à la paix au moins deux significations opposées. Aux deux extrêmes de son champ sémantique, la paix recouvre d’une part un état, ordre ou sentiment, à la fois universel et moral, et, d’autre part, une simple négation de la guerre qui peut se définir comme un arrêt prolongé des hostilités. Le premier sens est large, il s’ouvre vers la métaphysique et la morale, comme en témoigne la belle définition rousseauiste de cette paix au sens large : « Le repos, l’union, la concorde, toutes les idées de bienveillance et d’affection mutuelle semblent renfermées dans ce doux mot de paix. Il porte à l’âme une plénitude de sentiment qui nous fait aimer à la fois notre propre existence et celle d’autrui il représente le lien des êtres qui les unit dans le système universel, il n’a toute son étendue que dans l’esprit de Dieu à qui rien de ce qui est ne peut nuire et qui veut la conservation de tous les êtres qu’il a créés »[1].

A l’autre extrême du champ sémantique, l’autre sens de la paix, sens non plus absolu mais relatif, rapproche la définition de la paix de celle de la guerre, acte ou simple état d’hostilité. Ici la paix n’est qu’absence de guerre, sens que Rousseau a pu trouver chez Hobbes[2].

La guerre aussi a plusieurs sens, dont un sens large, qui est non pas seulement le moment du combat effectif, la destruction de l’ennemi, mais aussi une disposition avérée à combattre. Il peut alors y avoir guerre sans combat, c’est ce que Rousseau appelle « état de guerre », et qui n’est pas la guerre elle-même. Ainsi à propos de l’état de nature : « partout régnait l’état de guerre, et la terre était en paix »[3]. Ici la paix comme simple « non-guerre »[4] n’est en quelque sorte que l’état de guerre moins la guerre. Et de ce point de vue elle appartient donc encore au même genre que la guerre.

On comprend que ce deuxième sens de la paix, la paix comme non guerre, est bien différent du premier, la paix absolue et universelle. Il me semble qu’une réflexion philosophique sur la paix doit partir de cette distinction pour tenter de la réduire, ou évaluer la possibilité de sa réduction.

 

B. L’opposition des deux significations et son sens. Guerre et politique.

On ne peut tenter de réduire cette distinction entre les deux acceptions de la paix sans s’apercevoir que la voie communément empruntée consiste à présenter le politique comme médiation de la guerre à la paix, en ayant du moins pour fin déclarée d’instaurer la paix civile. Mais la distinction à réduire rejaillit sur la possibilité même d’une médiation. Si la paix d’où nous partons est une simple absence de guerre, encore faudrait-il s’assurer que le politique censé stabiliser cette absence de guerre, jusqu’à mettre fin à l’état de guerre, n’est pas lui-même partie intégrante de l’état de guerre, au même titre que la paix relative, simple non guerre, n’était quant à elle que l’état de guerre moins la guerre. Sans quoi nous risquons fort d’en rester au genre de la guerre, et de ne jamais pouvoir nous approcher de la paix absolue.

Que le politique ait pour but déclaré de mettre fin à la guerre est une banalité à l’époque du droit naturel. C’est la fonction théorique de l’état de guerre lui-même, qui est ce moment absolument instable, dans lequel on ne peut rester, et face auquel l’institution de l’État apparaît indispensable. Ainsi chez Hobbes la fin de l’État est explicitement « la paix à l’intérieur » et « l’aide mutuelle contre les ennemis à l’extérieur »[5]. Chez Rousseau également, l’état de guerre, terme de l’état de nature, est un moment qui ne peut durer : « ce serait réellement en sortir que de vouloir y rester dans l’impossibilité d’y vivre »[6]. Mais en termes rousseauistes le politique hobbésien ne fait que perpétuer l’état de guerre auquel il est censé mettre fin : si le peuple promet simplement d’obéir il se dissout, « à l’instant qu’il y a un maître […] le corps politique est détruit »[7]. Et il en va de la plupart des « États de fait » comme de la soumission hobbésienne. Nous vivons sous ces « mauvais gouvernements » où les lois ne servent qu’à « maintenir le pauvre dans sa misère et le riche dans son usurpation »[8]. Le Contrat social détermine assez précisément la société légitime pour que le lecteur rousseauiste puisse avoir le sentiment que tout État qui ne satisfait pas les critères du Contrat social demeure du côté des rapports de force, et ne soit donc pas si éloigné qu’il le prétend de l’état de guerre.

Rousseau illustre ici une thématique connue, sur laquelle je me suis déjà exprimée[9], et qui perdure, à l’époque contemporaine, avec l’inversion de la formule de Clausewitz faisant de la politique, une fois la formule inversée, une guerre continuée par d’autres moyens. Il ne s’agit plus alors seulement de la critique rousseauiste des « États de fait ». Le politique légitime peut lui aussi se décrire en termes de force et de conflictualité, voire de violence. Il n’est pas faux de dire, à propos de celui qui ne se reconnaît pas dans la volonté générale de la communauté, que le contraindre à agir selon cette volonté est une violence. Cette violence s’exerce grâce à une force bien réelle qui constitue, après la volonté, la deuxième dimension du pacte social, où il est bien question de constituer une puissance commune pour défendre chacun des membres. J’ai déjà noté la persistance de la force dans le fonctionnement du corps politique rousseauiste[10]. La composante physique et l’exercice de la force sont à ce point essentiels au politique que l’exercice de la force est le seul à transparaître d’un point de vue extérieur au pacte, lorsqu’il ne peut plus être question d’une dimension « morale » (non physique) de l’obligation. Ainsi lorsque Rousseau décrit, au chapitre neuf du livre un du Contrat, le phénomène de la propriété, , alors même qu’il vient de distinguer, dans le célèbre chapitre précédent, la possession (de fait) de la propriété (de droit), Rousseau emploie l’étrange expression de « possession publique » pour caractériser la stabilité de la propriété grâce à la force acquise par le pacte social. Il s’agit certes d’un point de vue extérieur au pacte, mais Rousseau parle bien alors du politique légitime[11]. La propriété elle-même, droit essentiel dans l’État, peut donc être décrite en termes de force. De même, en rapport, non pas à ceux qui ont conclu le pacte social, mais aux autres États, la personne publique ne s’appelle plus République ou État mais « puissance »[12].

C. La paix et l’universel.

La question est donc de savoir si le politique, pour une part essentielle caractérisé par l’exercice de la force, est à même d’assumer ce qu’il prétend, mettre fin à l’état de guerre, et par là de constituer une médiation entre les deux significations de la paix, de la simple non guerre à la paix absolue. Or, précisément, ce politique qui se nomme puissance en rapport à ses semblables ne fait que manifester sa puissance envers ses semblables, c’est ce que souligne la thématique de la perpétuation de l’état de guerre entre les États constitués. La puissance de l’État, par laquelle perdurent des formes de violences internes, est aussi l’origine de violences extérieures entre entités organisées, violences que Rousseau, après Montesquieu, appelle proprement guerre : il n’y a de guerre qu’entre États. On ne peut prétendre faire du politique une voie vers la paix, sans prendre en compte l’objection essentielle qui consiste à lier le politique à la guerre, jusqu’à rendre inévitable les guerres entre États. L’état de guerre n’a pas simplement perduré entre les États comme un résidu de l’état de nature, parce qu’il n’y aurait pas eu de pacte entre les États comme il pourrait y en avoir entre les membres de chaque État. L’État lui-même, par l’ambition des ses gouvernants, et par sa nature relative[13], provoque les guerres, « il est forcé de se comparer sans cesse »[14].

Comprenons bien qu’il s’agit là de tout État, légitime ou non, mû ou non par la volonté générale. Car rien n’interdit à la généralité de cette volonté de viser un bien qui, s’il apparaît commun à tous les membres d’un État particulier, reste particulier par rapport à l’étranger et peut donc s’opposer à lui. Comme le remarque Rousseau dans l’article Économie politique[15], une république « bien gouvernée » peut faire une guerre injuste, parce que « la volonté de l’État, quoique générale par rapport à ses membres, ne l’est plus par rapport aux autres États et à leurs membres, mais devient pour eux une volonté particulière »[16].

La volonté générale peut donc décider de faire la guerre, et Rousseau parle ici de « guerre injuste ». Ceci n’est compréhensible qu’en considérant la généralité de la volonté d’un point de vue plus élevé que celui des membres de l’État. Ce qui distingue le général de l’universel est que le général peut être aussi particulier, et qu’avec cette particularité les oppositions persistent, renaissent, voire s’amplifient, comme c’est le cas entre États. La question du passage de la paix comme non guerre à la paix absolue devient alors celle du passage de la simple généralité du politique vers un universel qui la dépasserait. Mais dans les termes du Projet de paix perpétuelle de l’Abbé de Saint Pierre tel que le rapporte Rousseau, le politique ne semble pas pouvoir se dépasser lui-même : « nous n’avons prévenus les guerres particulières que pour en allumer de générales […] en nous unissant à quelques hommes, nous devenons réellement les ennemis du genre humain »[17].

II. Ordonner le politique ?

La question de cette articulation du particulier à l’universel est souvent traitée à partir des rapports entre politique et morale, hélas dans ce cas ces rapports sont peu éclairants chez Rousseau. S’il s’agit bien de fonder la « rectitude naturelle »[18] de la volonté générale sur l’amour de soi qui est « toujours bon et toujours conforme à l’ordre »[19], la formation proprement politique du citoyen l’attache au corps de la communauté politique qui voit renaître, dans ses rapports aux autres États, les oppositions d’amour-propre ; c’est le fameux patriote « dur aux étrangers »[20].

La question morale est néanmoins posée au politique, non pas immédiatement comme visée d’une fin universelle, mais comme premier dépassement de l’individualisme. Pas d’État sans « l’esprit social » qui engage l’individu citoyen à respecter les lois. C’est là le cercle du législateur qui doit présupposer cet esprit social, ou le trouver dans les mœurs existantes, s’il veut avec quelque réussite imposer de nouvelles lois. On connaît le dépassement de ce cercle au chapitre sept du livre deux du Contrat par l’appel à la religion. Quoi que l’on pense des modalités de ce dépassement, il souligne que Rousseau ne s’en tient pas aux mœurs existantes, mais pense l’œuvre du législateur comme une transformation sociale. Il y a action réciproque entre les lois et les mœurs, et je ne partage pas les interprétations qui soulignent l’impuissance des lois. Dans les mêmes textes qui semblent minorer cette influence des lois sur les mœurs, l’influence des lois demeure affirmée, qu’il s’agisse de la Lettre à D’Alembert[21], ou du Contrat social. Mais il faut, à la suite du Contrat social IV 7, faire une distinction importante entre « les lois » et « la législation » : « la loi ne règle pas les mœurs, c’est la législation qui les fait naître »[22]. La législation désigne ici l’œuvre du législateur, posant les principes du système des lois[23].

En ce sens là il y a œuvre éducative du politique, et l’on peut comprendre que la citoyenneté soit un élément essentiel du développement de la nature humaine[24]. Encore faut-il qu’il s’agisse du politique légitime, celui qui met la loi au-dessus de l’homme et résorbe les oppositions d’amour propre. Il faut toutefois noter que même dans ce cas, l’œuvre éducative du politique, qui opère par le caractère impersonnel des lois, est avant tout « négative » : elle supprime l’obstacle de l’amour-propre en ne donnant pas à l’intérêt particulier exclusif, l’intérêt privé, l’occasion de se manifester politiquement. Cette perspective éducative présuppose donc plus qu’elle ne constitue, voire qu’elle ne provoque, la manifestation positive de l’amour de soi capable d’orienter la raison.

Rousseau ne développe pas plus avant la thématique de l’éducation publique. Ce n’est ni le penseur de l’institution éducative, ni le promoteur d’une éducation nationale, et même les tenants des interprétations majorant le rôle de l’éducation civique ne peuvent pas ne pas souligner que les deux textes sur lesquels ils s’appuient sont en deçà (l’Économie politique) et au-delà (les Considérations sur le gouvernement de Pologne) des ouvrages majeurs concernant, distinctement, le politique et l’éducation, Émile et le Contrat social.

Le politique ne peut chez Rousseau accéder par lui-même à l’universel. À la différence de Kant[25], Rousseau n’attendra pas du politique qu’il éduque moralement les peuples entiers[26]. Nous demeurons dans la situation inverse de celle décrite par Kant à la septième proposition de l’Idée d’une histoire universelle : Kant y fait de la paix internationale un moyen préalable permettant d’espérer que les États ne forment plus leurs citoyens en les opposants aux membres des autres États. Chez Kant l’espérance d’une paix internationale se fonde sur une confiance dans la ruse de la nature qui, par la discorde et l’esprit commercial, amènera les intérêts égoïstes à promouvoir une forme d’association politique commune, seule à même de préserver finalement la paix. Rousseau ne suit pas Kant sur ces points. Il remarque, avec une acuité critique certaine, que la guerre, le commerce et le despotisme s’entraînent mutuellement[27]. Il manque à Rousseau l’optimisme kantien et la double raison d’espérer, en l’avènement d’une paix internationale tout d’abord, et en l’apaisement des tensions suscitées par le politique ensuite. Le politique rousseauiste demeure exclusif, en suivant, comme le fait Rousseau dans les Considérations sur le gouvernement de Pologne, l’exemple des « anciens législateurs »[28].

III. La paix et la révolution.

Deux points de vue distincts se mêlent ici sur le politique, à propos des « États de fait » d’une part, et du politique légitime de l’autre. En un sens, il est juste que ces deux points de vues soient mêlés, car même le politique légitime ne peut par lui seul accéder à l’universel, il ne peut tout au plus, par la tolérance, que permettre négativement (en levant les obstacles) l’établissement de relations pacifiques entre les peuples. Toutefois, à propos de la paix perpétuelle, États de fait et politique légitime doivent bien être distingués, voire opposés, comme le fait Rousseau lui-même, promouvant une confédération des peuples. Cela ne contredit pas la particularité du politique, au sens où le lien confédératif permet à chacun de préserver une forme d’indépendance, et de conserver la liberté de rentrer, pour ainsi dire, en lui-même[29]. Il en va ici comme de l’opposition de l’amour de soi et de l’amour-propre : les peuples confédérés peuvent coexister parce qu’ils ne se définissent plus par opposition les uns aux autres. Ils reproduisent en ce sens l’état de nature, non pas sa dernière étape, l’état de guerre, mais la première, coexistence pacifique des individus mus par l’amour de soi et non l’amour propre[30].

Il y a deux aspects importants dans cette remarque, qui nous conduiront à rapprocher, dans cette troisième partie, la paix et la révolution. La préservation de la souveraineté populaire est le premier aspect. En un sens qu’aurait pu défendre Kant, la fédération des peuples souverains, censée échapper à la volonté de puissance des monarques, est seule capable d’assurer une coexistence pacifique, parce qu’aucun peuple ne serait plus conduit à s’opposer aux autres. Cette coexistence pacifique dans une relative indifférence (il n’est pas question ici de relations commerciales, même décrites de façon idyllique), se pense par analogie avec l’état de nature, c’est-à-dire à partir d’une égalité essentielle entre tous, et donc bien loin de l’inégalité sociale et institutionnelle.

La condition de la paix perpétuelle est donc claire : il ne s’agit pas du développement marchand mais de la révolution, promouvant la souveraineté populaire et l’égalité sociale et politique. La fédération des peuples permet, à partir de – et malgré – la particularité consubstantielle et indépassable du politique, de construire l’universalité nécessaire à l’étendue et à la perpétuation de la paix.

Seulement voila : les textes sur l’Abbé de Saint Pierre et la paix perpétuelle ne sont pas les textes révolutionnaires de Rousseau. Les commentateurs en ont retenu un pessimisme foncier quant à la paix perpétuelle. Et dans ces textes se trouvent les affirmations les plus sceptiques quant à la possibilité d’une révolution en général : « toute grande révolution est désormais impossible »[31], « on ne voit point de ligues fédératives s’établir autrement que par des révolutions, et sur ce principe, qui de nous oserait dire si cette ligue européenne est à désirer ou à craindre ? »[32]

Pourquoi donc après avoir posé la révolution comme condition de la paix, trouvons-nous dans les mêmes textes les affirmations les plus réservées sur la révolution elle-même ? Précisément parce que la condition de la paix est bien la révolution, mais la révolution au sens fort, révolution accomplie, achevée, bouleversant un ordre social qui entretient la guerre. La révolution dont il est ici question est une « grande » révolution. Grande par l’étendue : il s’agit des peuples d’Europe, et de presque tous les peuples d’Europe censés rentrer dans cette ligue fédérative. Le passage à la limite de la généralité du politique vers l’universalité morale s’opère ici par une forme d’internationalisme que l’on retrouve dans l’étrange pluriel employé par Émile II lorsqu’il s’agit également de faire en sorte que « les volontés générales » prennent pour modèle la loi de nature, afin de « réunir dans la république les avantages de l’état de naturel à ceux de l’état civil »[33]. Grande par l’extension, cette révolution est aussi grande par l’intensité. Il s’agit bien ici, pour supprimer l’ambition des puissants, de supprimer ce qui est la source du mal : l’inégalité[34]. Ramener les hommes à l’égalité qu’ils ont déjà connue, « première égalité conservatrice de l’innocence et source de toute vertu », supposait déjà, dans la Réponse à Stanislas, une « grande révolution », « presque aussi à craindre que le mal qu’elle pourrait guérir »[35]. Nous sommes là très proche de la conclusion du Jugement sur la paix perpétuelle, avertissant que l’établissement de la ligue européenne par « des révolutions », « ferait peut-être plus de mal tout d’un coup qu’elle n’en préviendrait pour des siècles »[36].

Conclusion. La paix des sages.

On comprend que ce soit à propos d’une telle alliance des peuples que Rousseau, qui est pourtant le penseur de la société politique légitime, exprime les plus grandes inquiétudes face à la « révolution ». Il n’est pas seulement question ici de refonder une nation mais de bouleverser l’ordre social et politique dans son ensemble.

C’est face à une telle tâche que Rousseau hésite, tant pour les violences à craindre que pour l’immensité de l’œuvre. Car le retour à l’état de nature a beau n’être que métaphorique, ou fonctionner ici par analogie en comparant les États aux individus mus par l’amour de soi, il s’agit bien d’un bouleversement total de l’ordre social et politique, voire de dépasser le politique lui-même. La lutte contre l’inégalité, dans ses registres matériels (propriété), passionnels (amour-propre et volonté de puissance), et institutionnels (domination), n’est jamais aussi clairement requise que dans les réflexions sur la paix perpétuelle. D’autres textes cherchent aussi à réduire l’inégalité politique, sociale ou économique[37]. Mais si le Contrat social promeut l’égalité en droit, il ne s’agit que de modérer l’inégalité sociale, même si cette modération nous apparaîtrait extraordinaire aujourd’hui. Plutôt que d’imposer l’égalité absolue, il faut même conserver quelque hiérarchie dans l’État[38].

En cherchant donc à éradiquer les conflits, les réflexions sur la paix nous conduisent à penser une révolution radicale qui engage elle-même un passage à la limite du politique. Le véritable modèle devient ici moins le politique légitime que l’ordre du monde, celui pour lequel tout un chacun se vaut en tant que membre de l’espèce humaine. Il faut donc nous tourner vers le sage qui contemple cet ordre.

Celui qui réfléchit sur la paix se trouve alors face à une alternative : d’une part, le caractère imprévisible et improbable de révolutions profondes et simultanées, et, d’autre part, la possibilité toujours offerte au sage de contempler un ordre bien différent du chaos[39] humain. Cette possibilité réelle est d’abord celle de l’existence même du sage, Rousseau a toujours affirmé que la décrépitude de l’espèce n’empêche pas certains individus de tirer profit du développement des facultés humaines[40]. Le sage est à comprendre ici comme une de ces « grandes âmes cosmopolites qui franchissent les barrières imaginaires qui séparent les peuples »[41]. Le sage est l’autre visage de la paix pour qui ne croit pas en une « grande révolution ». Il est celui pour lequel le doux mot de paix peut effectivement représenter « le lien des êtres qui les unit dans le système universel »[42]. Le sage, contemplant l’ordre du monde, ne porte plus son attention sur le désordre humain et les hiérarchies imaginaires : « Devant celui qui pense toutes les distinctions civiles disparaissent »[43]. Il se sait homme et son identité de membre de l’espèce lui assigne son rang dans la nature, et non dans la société.

Je veux souligner pour conclure combien cette figure du sage, appréhendant la paix universelle et absolue, se trouve opposée au politique. Lorsqu’il attache l’individu à l’État Rousseau inverse la formule stoïcienne, ubi bene ibi patria[44]. Précisément cette formule a pour objet chez Ciceron de conjurer l’exil dont le sage est victime, en rappelant son appartenance à la grande ville du monde. Cette ultime figure qui retient la paix universelle dans la contemplation de l’ordre du monde nous rappelle le scepticisme de Rousseau face au projet de Saint Pierre. Une fois mise en cause toute primauté au droit international, la possibilité de la paix, de sa réalisation ou de son appréhension, se trouve donc entre le sage et la révolution, révolution internationale en laquelle Rousseau ne veut pas croire. Il lui reste donc ses extases solitaires.



[1]. J.J. Rousseau, Principes du droit de la guerre, B. Bernardi (éd.) Paris, Vrin, 2008, p. 71.

[2]. Léviathan, chap. XIII.

[3]. Essai sur l’origine des langues, chap. 9, O.C. V, Paris, Gallimard, Pléiade, 1995, p. 396.

[4]. Cf. l’article de Raphaël Arteau McNeil, « sur le caractère finaliste de la paix : examen des pensées de Hobbes et de Kant », dans Tega W., Ferrandini G., Malaguti M., et Volpe G., (dir.), 2002, La philosophie et la paix, Paris, Vrin, 2 vol. (Actes du 28e congrès de l’ASPLF, Bologne, août / sept. 2000), T.1, p. 170/171 : la paix, comme « non-guerre », « n’est pas un bien mais un non-mal ».

[5]. Hobbes, Leviathan, Ch. XVII, trad. fr. F. Tricaud, paris, Sirey, 1971, p. 179.

[6]. Émile III O.C. IV, Paris Gallimard Pléiade 1969 p. 467, & Contrat social I 6, O.C. III., Paris Gallimard Pléiade 1964 p. 360 : « le genre humain périrait s’il ne changeait sa manière d’être ».

[7]. Contrat social, II, 1, O.C. III Paris Gallimard 1966 p. 369.

[8]. Contrat social, I, 9, p. 367. Également : Émile IV, O.C. IV p. 524 : « L’esprit universel des Loix de tous les pays est de favoriser toujours le fort contre le faible, et celui qui a, contre celui qui n’a rien ; cet inconvénient est inévitable, et il est sans exception ».

[9]. « La paix, au-delà du politique », congrès du C.T.H.S, Perpignan, mai 2011, conférence à ce jour encore disponible sur mon site personnel : http://www.luc-vincenti.fr/actualite/actualite_1.html.

[10]. Que l’on pense au chapitre sept du livre deux du Contrat social (« que la force acquise par le tout soit égale ou supérieure à la somme des forces naturelles de tous les individus ») ou à Émile II p. 311 (« armer les volontés générales d’une force réelle supérieure à l’action de toute volonté particulière »).

[11]. « Chaque membre de la communauté se donne à elle au moment qu'elle se forme, tel qu'il se trouve actuellement, lui et toutes ses forces, dont les biens qu'il possède font partie. Ce n'est pas que par cet acte la possession change de nature en changeant de mains, et devienne propriété dans celles du souverain: Mais comme les forces de la cité sont incomparablement plus grandes que celles d'un particulier, la possession publique est aussi dans le fait plus forte et plus irrévocable, sans être plus légitime, au moins pour les étrangers. » Contrat social I 9 O.C. III p. 365.

[12]. Ibid. I, 6, p. 362.

[13]. J.J. Rousseau, Principes du droit de la guerre, B. Bernardi (éd.) Paris, Vrin, 2008, p. 76-77.

[14]. Ibid., p. 77 & O.C. III p. 605.

[15]. Discours sur l’économie politique O.C. III p. 246.

[16]. Ibid., p 245.

[17]. J.J. Rousseau, Principes du droit de la guerre, B. Bernardi (éd.) Paris, Vrin, 2008, p. 88.

[18]. Contrat social II 4, p. 373.

[19]. Émile IV p. 491.

[20]. Émile I, p. 248.

[21]. O.C. V, Paris, Gallimard, 1995, p. 20-21 : « Je ne sache que trois sortes d’instruments à l’aide desquels on puisse agir sur les mœurs d’un peuple ; savoir, la force des lois, l’empire de l’opinion, et l’attrait du plaisir ».

[22]. Contrat social IV 7 p. 459.

[23]. C’est le sens de l’époque, cf. p.ex. Mably, O.C. T. IX, Paris, 1776, « De la législation ou principe des lois ».

[24]. Cf. O.C. III 287, et bien sûr le chapitre huit du livre un du Contrat social.

[25]. Sur cette différence, cf. l’article de J. Boulad-Ayoub, « Le désaccord Kant – Rousseau à propos de l’idée de paix perpétuelle », in Tega W., Ferrandini G., Malaguti M., et Volpe G., (dir.), 2002, La philosophie et la paix, Paris, Vrin, 2 vol. (Actes du 28e congrès de l’ASPLF, Bologne, août / sept. 2000), T.1, pp. 201-207.

[26]. Nous retrouvons ici la célèbre citation de la sixième des Lettres écrites de la montagne, « le patriotisme et l’humanité sont, par exemple, deux vertus incompatibles dans leur énergie, et surtout chez un peuple entier » ; O.C. III p. 706.

[27]. Principes du droit de la guerre, B. Bernardi (éd.) Paris, Vrin, 2008, pp. 118-121, à propos des Princes et de leurs ministres. Fichte sera d’un avis intermédiaire entre Rousseau et Kant ; il note dans son Compte rendu du Projet de paix perpétuelle, que "la conquête et la soumission commerciales"doivent d'abord ne plus s'exercer, i.e. s'être auparavant exercées pleinement, tant en intensité qu'en extension ; trad. fr. L. Ferry et A. Renaut, Dialogues patriotiques in Machiavel et autres écrits... Paris, Payot, coll. critique de la politique, 1981, p. 192,. Ce qui signifie, comme il le précisera plus tard, dans L'État commercial fermé, L. II Ch. 3, trad. fr. D. Schulthess, Lausanne, l'Age d'homme, 1980, p. 125/126 "une guerre sans fin de tous contre tous", se faisant "plus violente, plus injuste et plus dangereuse par ses conséquences à mesure que croît la population du monde".

[28]. Considérations sur le gouvernement de Pologne, O.C. III p. 958. Il n’est pas indifférent de notre que dans ce passage Rousseau loue les cérémonies religieuses exclusives et nationales contre les pratiques sociales de son époque. Rien n’est dit ici de la possibilité d’ouvrir la vie internationale, par le biais négatif de la tolérance, vers une coexistence indifférentes des nations.

[29]. C’est d’ailleurs ce qui a pu faire de Rousseau un défenseur de la confédération contre Mably, cf. les Considérations sur le gouvernement de Pologne, O.C. III Pléiade p. 998 et note de l’éditeur. Paraissant faire sécession d’avec l’État entier ou constituer une faction, les confédérations des diètes permettaient de sauvegarder le processus législatif en échappant à la règle de l’unanimité paralysée par le liberum veto.

[30]. Cf. sur ce point Milton Meira Do Nascimento, « Corps politique et cosmopolitisme », in J.J.Rousseau, politique et nation, Paris, Champion, 2001, p. 369. Également, Stanley Hoffmann, « Rousseau, la guerre et la paix », in Annales de philosophie politique, 5, Rousseau et la philosophie politique, Paris, P.U.F., 1965, à partir de la p. 229.

[31]. Principes du droit de la guerre, B. Bernardi (éd.) Paris, Vrin, 2008, p. 94.

[32]. Ibid. p. 126.

[33]. Émile II 311.

[34]. Réponse à Stanislas, O.C. III p. 49-50.

[35]. Réponse à Stanislas, O.C. III p. 56. Sur le rapport entre égalité et innocence de l’état de nature, cf. aussi Rousseau juge de Jean-Jacques, « Troisième Dialogue », O.C. I p. 935.

[36]. Principes du droit de la guerre, B. Bernardi (éd.) Paris, Vrin, 2008, p. 126.

[37]. Des précisons sur ces points sont apportées par Blaise Bachofen, La condition de la liberté, Paris, Payot, 2002, ch. III fin.

[38]. Cf. Contrat social III 6 pp. 409-410 : «  il se trouve une trop grande distance entre le prince et le peuple, et l'État manque de liaison. Pour la former il faut donc des ordres intermédiaires: Il faut des princes, des grands, de la noblesse pour les remplir ». Également, la note XIX du second Discours.

[39]. Ou du « cahos », Émile IV p. 583.

[40]. Sur ce thème du développement individuel transcendant la dégénérescence de l’espèce, cf. la conclusion de Jean-Jacques Rousseau, l’individu et la République, Paris, Kimé, 2001. Sur ce point encore il y a opposition entre Rousseau et Kant, cf. Idée d’une histoire universelle, 6e proposition, note.

[41]. Second Discours, O.C. III p. 178. Thématique traitée en rapport à la paix perpétuelle par Paule Monique Vernes, « L’illusion cosmopolitique et les grandes âmes cosmopolites », in J.J.Rousseau, politique et nation, Paris, Champion, 2001, pp. 741-756.

[42]. J.J. Rousseau, Principes du droit de la guerre, B. Bernardi (éd.) Paris, Vrin, 2008, p. 71.

[43]. Émile IV p. 509.

[44]. Ubi patria, ibi bene : Considérations sur le gouvernement de Pologne, O.C. III p. 963. La Pléiade renvoie à Ciceron, Tusculanes V 37 ; Victor Goldschmidt donne d’autres références, Anthropologie et politique, Paris, Vrin, 1983 p. 600, note.