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Soumission et liberté dans la philosophie de Rousseau.

Conférence prononcée lors des Journées d’études Jean-Jacques Rousseau, à l’Université d’Aix-Marseille, les 19 et 20 janvier 2012.

 

Ce titre a ceci de paradoxal qu’il ne veut pas opposer soumission et liberté mais les penser ensemble, et cela de façon plus étroite que ne l’a fait jusqu’à présent la tradition du commentaire. Le premier paradoxe est bien sûr de penser ensemble la soumission et la liberté chez un auteur connu pour les opposer, on pense ici au célèbre incipit du chapitre un du Contrat, « L’homme est né libre, et partout il est dans les fers »[1], célèbre formule qui pourrait n’être que la reprise de la dégénérescence annoncée dans le second Discours, « Tous coururent au devant de leurs fers croyant assurer leur liberté »[2]. Dans cette répétition de l’oxymore opposant les fers et la liberté on retrouve, avec la dimension physique des fers, un aspect inexorable et inflexible qui caractérise la nécessité de la soumission. Je forge l’hypothèse que toute soumission se comprend à partir d’une soumission absolue, totale et définitive, ou à proximité de cette figure, comme la menace d’une mort imminente par exemple. Cette proximité a pu justifier l’esclavage contractuel, et c’est elle qui est visée lorsque Rousseau fait de l’esclavage un état de guerre[3], à la suite de Locke[4].

Toutefois, à partir de ce rapprochement entre soumission et nécessité, on s’aperçoit que l’opposition, radicale et définitive, entre la liberté et les fers, n’est pas l’opposition de la liberté et de la soumission. Le premier dépassement, paradoxal, proprement rousseauiste, de l’opposition entre soumission et liberté, est connu : il s’opère par ce qui rapproche la soumission de la nécessité, et qui éloigne donc la soumission des fluctuations liées à l’arbitraire dans le commerce des volontés : Rousseau réunit soumission et liberté sous la loi, entendue tout d’abord ici comme loi de l’État. Non seulement on peut « être libre et soumis aux lois »[5], mais la soumission aux lois rousseauistes, lois qui ne font acception de personne et ne peuvent avoir qu’un objet général, est même condition de la liberté : « il n’y a pas de liberté sans lois »[6].

Pour penser le rapport entre liberté et soumission, il faut donc commencer par distinguer ce qui est ou non nécessité dans la soumission, voire réserver le nom de soumission à celle qui sera inexorable et inflexible. Par distinction d’avec cette soumission, il faudrait alors désigner par obéissance la soumission des individus entre eux, avec toute la contingence liée à l’arbitraire interhumain. Cet arbitraire peut s’appeler despotisme en politique, mais il prend aussi une forme morale, dans toute dépendance envers l’opinion d’autrui. Les multiples formes que peut prendre cette dépendance nous rappellent que l’on n’obéit pas seulement au despote, mais, dans une concaténation évoquée par La Boétie, à ses sbires. La figure de la dépendance envers autrui – ce que Rousseau appelle la « dépendance personnelle » – est donc répandue en politique également, et c’est contre cette dépendance que la liberté politique se définit comme indépendance envers la volonté d’autrui. Cette liberté politique s’acquiert en se soumettant à des lois puissantes qui ne font acception de personne. Soumission et liberté vont alors de pair.

Mais soumission et liberté vont également de pair dans d’autres champs de l’activité humaine : liberté naturelle, et liberté morale. Dans les deux cas il s’agit toujours de fuir l’arbitraire, même s’il ne s’agit plus alors de celui d’autrui, mais aussi du sien propre. La liberté naturelle[7], physique, est liée à l’indépendance de l’individu naturel, elle échappe à l’arbitraire des désirs dépassant mes capacités naturelles de satisfaire mes véritables besoins. La liberté morale[8], définie comme la maîtrise de mes passions par la raison, lutte elle aussi contre la démesure du désir. D’un certain point de vue, ces trois formes de liberté – naturelle, politique et morale – se retrouvent dans une sorte de soumission à la loi, à condition de ne pas comprendre cette soumission à la loi comme une autonomie kantienne. La loi à laquelle on se soumet n’est pas ici mon identité intelligible, personnalité existante dans le règne de la raison. Qu’il s’agisse des lois de la nature physique, les seules auxquelles l’enfant doit se sentir soumis, ou de l’ordre du monde, assignant au sage la place à laquelle il se tient, ni l’enfant ni le sage ne sont les auteurs des lois auxquelles ils se soumettent. L’affaire paraît différente en politique, où la célèbre formule du chapitre huit du livre un – « l’obéissance à la loi qu’on s’est prescrite est liberté » – a bien des consonances kantiennes. Mais on pourrait argumenter que celui qui est contraint par la loi civile n’est pas, ou n’est plus, celui qui l’a voulu et voté[9], alors que la forme impérative du commandement kantien est due au fait que je suis en même temps sensible et intelligible.

Ainsi, aussi étrange que cela puisse paraître, si l’on veut bien opposer rigoureusement soumission et obéissance, il ne faut pas seulement rapprocher soumission et liberté mais aller jusqu’à faire de la liberté une forme de la soumission. Je commencerai donc les trois brèves parties de cette conférence <qui sont plutôt trois séries de remarques>, en précisant, dans une première partie, ce rapport entre obéissance et soumission, pour mieux cerner, dans une deuxième partie, ce qui réunit soumission et nécessité, non seulement dans les lois de l’État, mais aussi bien au-delà, dans la vie morale et l’ordre du monde. Une fois comprise la réunion de la liberté et de la soumission dans une sphère plus large que les lois de l’État, reste encore à comprendre, puisque je ne veux pas me servir de l’autonomie kantienne pour rapporter chez Rousseau la vie politique à la vie morale, quel peut-être ce rapport à la soumission qui définit la liberté, ou quelle peut être l’unité d’une liberté qui se vit, dans la personne du citoyen ou dans celle du sage, sur la même modalité de la soumission à la nécessité. C’est la question que je me poserai à la fin de cette conférence.

I. Soumission versus obéissance

A l’époque de Rousseau la distinction entre soumission et obéissance ne va pas de soi. Si l’on regarde le Trévoux[10] p.ex., soumettre veut dire « mettre dans un état de dépendance », « réduire sous la puissance », « sous l’autorité », et le sujet soumis est dit « sujet obéissant ». La soumission, « déférence respectueuse », principalement illustrée dans le domaine interhumain, se distingue très mal de l’obéissance. La distinction paraît plus claire en sens inverse, où l’obéissance est « soumission à la volonté d’autrui » ; obéir est tout d’abord défini comme « se soumettre à la volonté de quelqu’un », « être dans la dépendance, dans la sujétion de quelqu’un ». Même si « obéir » finit par être aussi employé dans de façon plus générale (« obéir à la force, à la nécessité »), l’obéissance peut apparaître ici comme une espèce du genre soumission, espèce concernant plus particulièrement les relations interhumaines.

On se rapproche ainsi de l’usage rousseauiste. Bien qu’on ne puisse déterminer cet usage de façon systématique, on peut relever, pour étayer ce que j’ai dit en introduction, de nombreux usages de l’obéissance qui renvoient à un rapport interhumain, confrontation de volontés donc. C’est le cas du couple (obéir / commander), que l’on retrouve comme renvoyant un terme vers l’autre, par exemple dans l’Exorde du second Discours : « demander, en d'autres termes, si ceux qui commandent valent nécessairement mieux que ceux qui obéissent »[11], dans Émile II : « c'est qu'ils ont obéi ou commandé; et j'ai dit cent fois qu'il ne fallait ni l'un ni l'autre »[12], ou encore dans la Nouvelle Héloïse, « Personne ici ne commande ni n’obéit »[13].

C’est autour de ce caractère de l’obéissance que se construit la distinction entre obéissance et soumission, ou la spécificité de l’obéissance dans le genre soumission : on obéit toujours à quelqu’un, et les termes de ce couple sont dans une relation réciproque, sinon réversible[14]. La soumission renvoie au contraire à une relation moins personnelle : on se soumet aux lois civiles comme à la nécessité naturelle, et c’est en cela que l’on conserve la liberté de sa volonté. On retrouve cette opposition à propos des premiers gouvernements électifs : « Les uns restèrent uniquement soumis aux lois, les autres obéirent bientôt à des maîtres »[15]. La soumission est alors clairement opposée à l’obéissance, et c’est ce que l’on retrouve à propos des véritables lois : « Tant que les sujets ne sont soumis qu'à de telles conventions, ils n'obéissent à personne »[16].

On pourrait objecter, entre autres, les célèbres formules du contrat pédagogique, où Émile déclare qu’il doit sa liberté à l’obéissance constante aux lois de son maître[17]. Mais précisément, il s’agit d’Émile et de son maître, c’est-à-dire d’un précepteur, que l’on a pu appeler despote, mais qui a mis entre parenthèses les rapports d’autorité interindividuels, en commandant son élève par les circonstances dans lesquelles il le plaçait[18]. Si le « non prononcé » doit être « un mur d’airain »[19], c’est précisément parce que ce qui a toute l’apparence d’une domination interhumaine ne doit pas en avoir les inconvénients, en commençant par inciter les sujets à influer sur la volonté de leur maître. Ce qui oppose obéissance et soumission est bien ce qui rapproche soumission et liberté, jusqu’à cette étrange figure du précepteur despote, ou encore le non moins étrange appel de Rousseau, dans la lettre A Mirabeau de juillet 1767, à un despotisme absolu, réunissant les deux aspects, despotisme et liberté, dans une seule personne. En fait il s’agit toujours de mettre la loi au-dessus de l’homme. Dans le vœu que « le despote put être Dieu »[20], il faut retrouver la même exigence qui consiste à prendre les lois physiques pour modèle des lois politiques. Il s’agit là encore de fuir l’arbitraire des relations interindividuelles ou des volontés « désordonnées »[21].

C’est dans le même sens que l’on pourrait comprendre une deuxième objection, d’ordre politique, issue de la huitième des Lettres écrites de la Montagne, qui oppose non pas l’obéissance et la soumission, mais l’obéissance et la servitude : « un peuple libre obéit, mais il ne sert pas, il a des chefs et non pas des maîtres ; il obéit aux lois, mais il n’obéit qu’aux lois et c’est par la force des lois qu’il n’obéit pas aux hommes ». Le terme d’obéissance n’est pas pris ici dans le même sens qu’exposé ci-dessus ; il se rapproche de ce que nous avons pu dire de la soumission. Cet usage du terme « obéissance » est bien contraire à l’interprétation proposée, mais il est moins courant, et surtout il permet en fait de conserver le même schéma conceptuel, opposant la liberté aux relations interindividuelles, pour la rapprocher d’un rapport aux lois impersonnelles.

II Champs de la Nécessité (1) : soumission et politique

Ce qui permet d’opposer l’obéissance et la soumission, tout en rapprochant cette dernière de la liberté, est le rapport étroit de la soumission à la nécessité. Le même rapport à la nécessité permet de rapprocher soumission et liberté tout en valorisant ces deux dernières notions contre l’assujettissement aux « chaînes de l’opinion »[22], qui circonscrivent l’existence dans les insatisfactions du paraître et de l’amour-propre. Qu’est-ce que cela signifie dans le champ politique ? Pour être libre, il faut être soumis aux lois : « libre, c'est-à-dire tellement soumis aux lois » écrit Rousseau dans la Dédicace du second Discours[23]. On voit bien ici la distinction d’avec une forme kantienne de rapport entre loi et liberté : la liberté politique de Rousseau, comprise comme indépendance envers la volonté d’autrui, n’est pas d’abord autonomie : il s’agit d’obéir à une loi, avant de savoir si l’on est ou non l’auteur de la loi. C’est l’inverse chez Kant : c’est parce que je suis, en tant qu’être rationnel, l’auteur de la loi, que j’entends retentir la loi de la raison comme un commandement.

Dans ce rapport à la loi prévaut donc le fait que je ne puisse, en tant qu’individu, influer sur ce qui me régit. La loi est alors ce à quoi je dois me soumettre absolument. Cette inflexibilité se retrouve dans les lois politiques, non pas seulement dans l’institution d’une législation pénale, mais par exemple dans le caractère irrévocable des loi votées à la Diète[24], même au sein des institutions polonaises commandées par le mandat impératif. La liberté se construit, dans le rapport aux lois, par la nécessité avec laquelle je dois m’y soumettre, et non, dans un premier temps, par le processus qui m’a ou non permis de participer à leur élaboration. Cette étrange conséquence peut être tirée de considérations qui ne sont pas d’emblée politiques, mais sont plus générales, et peuvent concerner l’homme naturel ou la vie morale.

On pourrait ici reprendre un argument d’Émile Faguet exposé par Robert Derathé[25] : dire que je suis libre d’abord parce que je me soumets à une loi inflexible, et non parce que je participe à l’élaboration de la loi, c’est privilégier de façon excessive une définition négative de la liberté comme indépendance envers la volonté d’autrui. Comment peut-on définir la liberté par cette simple indépendance, lorsque l’on comprend bien que cette indépendance se conquiert par une soumission plus forte envers une loi impersonnelle ? La réponse est en fait assez simple, parce que nous sommes déjà au-delà des critiques libérales de Faguet : il ne s’agit pas de se soumettre à n’importe quelle loi impersonnelle, ou à n’importe quelle loi opprimant également tous les sujets. S’il faut fuir l’arbitraire des relations interindividuelles, arbitraire démultiplié dans les rapports d’autorité, c’est parce que cet arbitraire déplace mon être dans le paraître, et qu’il s’agit donc, en transformant mon rapport à la loi, de retrouver mon être véritable. Nous conservons la définition négative de la liberté politique, et le pouvoir libérateur de la soumission à une loi impersonnelle et inflexible, ici Rousseau reste proche de Hobbes. Mais nous déterminons cette loi impersonnelle et inflexible comme étant celle de la nature et de ma nature. En transformant mon rapport à la loi, je vais retrouver mon être véritable contre le paraître des relations interindividuelles, et il y aura là retour à une forme de liberté naturelle. Et pour m’être éloigné de la soumission hobbésienne, je ne me suis pas pour autant rapproché de l’autonomie kantienne. Je ne retrouve pas mon être dans un rapport réflexif à moi-même institué par le commandement moral, je retrouve ma place dans l’ordre de la nature en tant qu’individu équivalent à un autre individu de l’espèce humaine. C’est alors que je suis libre, non pas seulement au sens négatif d’une indépendance envers toute volonté particulière, mais au sens positif d’une liberté qui définit la nature humaine. Faguet n’avait pas tout à fait tort[26] de dire que Rousseau confondait la liberté et l’égalité. L’égalité, pensée ici à partir de l’égalité naturelle des membres de l’espèce, nous permet de retrouver notre liberté essentielle. Et cette liberté est moins autonomie que spontanéité. Certes, le citoyen, élaborant la loi, fait plus que s’y soumettre. En légiférant, le citoyen  influe évidemment sur la loi, même s’il aura peut-être à subir ensuite la loi impersonnelle qu’il institue. Mais il participe à l’élaboration de la loi en tant que partie d’un tout, partie qui ressent, vit, et s’exprime comme ce tout lui-même, et non plus comme l’individu particulier pouvant s’y opposer. L’activité citoyenne dont il est question ici est moins une autonomie législatrice que la spontanéité d’un être recherchant son bien être – individu-citoyen ou corps politique[27].

III. Champs de la Nécessité (2) : soumission et morale

En me référant ainsi à la nature humaine et à la place de l’espèce humaine dans l’ordre du monde, j’ai largement dépassé le cadre du politique. Cela n’est pas étonnant puisque la référence à la nature humaine part d’une opposition entre l’être et le paraître qui se déploie d’abord, dans l’œuvre de Rousseau, dans un champ moral. C’est encore en rapport à la moralité que l’on retrouve, dans Émile, la place de la nécessité, par opposition à l’obéissance tout d’abord, lorsqu’il s’agit de mettre en place la relation pédagogique[28], puis rapprochée de la liberté ensuite[29]. La chose est claire, et il s’agit moins dans cette troisième partie, étudiant la nécessité et la soumission dans le domaine moral, de parler de la moralité comme d’un autre domaine du rapport (liberté / soumission), que de comprendre comment un tel rapport peut concerner aussi bien le politique que la morale.

Une première approche nous est fournie par un texte célèbre d’Émile II qui établit une analogie entre l’ordre naturel et l’ordre politique (correspondance verbale qui va devenir très commune), lorsque Rousseau nous propose de prendre la dépendance des choses envers les lois physiques pour modèle d’une dépendance des hommes non plus entre eux mais envers des lois politiques, aussi inflexibles que les lois naturelles. Le texte est assez connu, je veux simplement rappeler ici l’utilisation de l’inflexibilité des lois naturelles comme modèle : « Si les lois des nations pouvaient avoir, comme celles de la nature, une inflexibilité que jamais aucune force humaine ne put vaincre… »[30]. Les lois de la nature servent ici de modèle parce que leur inflexibilité permet de retrouver, dans le champ politique, ce que l’on peut appeler la « liberté négative » de l’isolement naturel – en réutilisant la qualification rousseauiste du « négatif », comme suppression des obstacles, ce que le texte nous invite à faire lorsqu’il présente les avantages de l’état naturel comme l’absence de vice. Il n’est donc pas d’abord question de la « liberté positive » du citoyen légiférant, mais d’une première étape, négative, qui permet au politique d’avoir une fonction morale en supprimant ce qui provoquera le vice : « on réunirait ainsi dans la République tous les avantages de l’état naturel à ceux de l’état civil, on joindrait à la liberté qui maintient l’homme exempt de vices la moralité qui l’élève à la vertu »[31].

Rousseau fait ici appel au politique dans une œuvre d’éducation parce que, dit-il page précédente, les enfants sont « semblables » aux hommes qui jouissent dans l’état civil d’une liberté imparfaite : les enfants parce qu’il sont faibles, les hommes parce qu’ils sont devenus faibles ne pouvant plus se passer des autres. C’est en leur permettant de retrouver une forme d’indépendance que la société politique permet aussi de retrouver les bienfaits de l’état de nature. La liberté plus parfaite, ce que le chapitre huit du livre un du Contrat appellera « l’ajout » propre du politique, consiste, à l’image de l’enfant bien éduqué devenu homme, à avoir l’honneur de se servir soi-même[32]. « Se servir soi-même », pour le citoyen, c’est légiférer, et l’usage politique de sa liberté fournit alors l’illustration de la liberté morale. Ici on ne peut que retrouver la signification morale (la maîtrise de soi[33]) de la liberté auquel faisait appel le dernier paragraphe du chapitre huit du livre un du Contrat, à condition de bien comprendre ce qu’est cette liberté morale qu’on illustre ici : être maître de soi, cela peut bien vouloir dire commander ses passions par la raison, mais il s’agit encore de se soumettre à la nécessité de la loi[34]. Les désirs sont la première chose dont il s’agit de se rendre maître, il faut, tout comme dans la troisième maxime de la morale par provision de Descartes[35], borner ses désirs aux limites des lois auxquelles je dois me soumettre, civiles ou naturelles. S’il y a donc une sorte de maîtrise réflexive de soi dans cette liberté morale, ce n’est pas au sens d’une autonomie kantienne qui institue la loi et affirme la suprématie de la raison et du monde intelligible, archétype d’une nature ectype. Il ne s’agit toujours pas, même avec une détermination positive de la liberté morale, de légiférer pour commander à la nature en y réalisant le monde rationnel.

Nous avons progressé vers une détermination positive des rapports entre liberté et soumission. Il ne s’agit plus seulement d’éviter le vice : la soumission à la nécessité définit aussi positivement la fin visée par la maîtrise de nos passions, comme étant la limitation de mes désirs. Revenons maintenant vers le politique à partir du point de vue moral : nous pouvons tenter d’unifier les différents usages de la liberté en rapport à l’ordre le plus général, l’ordre du monde. Cet ordre a ses lois, et la morale nous indique ce que nous devons faire en rapport aux lois de cet ordre : ne pas « regimber » contre elles : « Reste à la place que la nature t'assigne dans la chaîne des êtres, rien ne t'en pourra faire sortir ; ne regimbe point contre la dure loi de la nécessité »[36].

Conclusion. Ordre politique et ordre du monde.

Comment donner un sens politique à cette soumission, et comment le faire dans la doctrine critique et transformatrice de Rousseau ? Après tout s’il ne s’agissait que de « rester ferme à sa place »[37], qu’importe la condition sociale ! Il ne serait plus question d’égalité sociale ni politique. On trouve parfois dans l’œuvre rousseauiste d’étranges images de la soumission politique et sociale, par exemple dans Émile et Sophie, cette effarante issue de la révolte d’esclaves pourtant fomentée par Émile lui-même, qui devient finalement contremaître[38]. Ce n’est pourtant pas l’esprit de l’œuvre. La critique rousseauiste, faisant la généalogie du mal, tâche bien de montrer aux hommes ce qu’il faut faire « pour les empêcher de devenir tels »[39]. Rousseau s’est élevé contre le précepte voulant que « chacun reste comme il est »[40]. Chacun a donc une place, mais il n’est pas tenu de rester « comme il est ». Pour échapper à la contradiction, il faut comprendre que s’opposent ici l’ordre naturel et l’ordre social[41]. La perspective critique et transformatrice consiste à réduire cette opposition, précisément, au moyen de l’ordre politique. La nécessité à laquelle il faut se soumettre n’est pas celle qui relève de l’ordre des hommes, mais celle qui relève de l’ordre du monde, au point de vue duquel tous les individus de l’espèce humaine sont égaux. Donner une valeur constitutive à cette soumission à la nécessité ne doit donc pas entériner le statu quo mais promouvoir l’égalité, sinon sociale du moins politique. On retrouve alors le Contrat social commandant la participation de chacun au pouvoir souverain. La perspective transformatrice est bien maintenue puisqu’il s’agit alors de corriger les institutions existantes en fondant la rectitude de la loi sur le respect d’un ordre qui impose à la société humaine égalité et indépendance interindividuelle.

L’ordre dans la société humaine n’étant que chaos[42], et le sage faisant fi des distinctions sociales[43], il faudrait en conclure que la politique rousseauiste est strictement égalitaire, traitant comme absolument identiques chaque membre de l’espèce humaine, tous à la même place dans l’ordre du monde. Sans développer ici qu’on ne peut tirer jusque là les indications du Contrat social[44], il faut lever une dernière objection et comprendre comment, face à cette égalité fondamentale, la cité rousseauiste peut maintenir et distinguer les rangs entre les citoyens. Pourquoi faut-il distinguer ces rangs « avec soin » dans les fêtes républicaines ?[45] Je crois que Rousseau reprend ici une thématique classique selon laquelle l’institution des rangs dans la société politique imite l’ordre du monde. L’ordre du monde, s’il implique une égalité des hommes entre eux, enveloppe aussi une hiérarchie dans la grande chaîne des êtres[46]. Il faut donc non seulement respecter l’égalité naturelle en traitant chaque individu comme homme à part entière, mais il faut encore que le pouvoir, instituant cette égalité politique, le fasse en manifestant l’ordre du monde qui justifie l’institution. Cette imitation constitue la justice de l’entreprise humaine. C’est ainsi en tout cas que Wolmar l’illustre à Clarens : « L’ordre qu’il a mis dans sa maison est l’image de celui qui règne au fond de son âme, et semble imiter dans un petit ménage l’ordre établi dans le gouvernement du monde »[47]. Ici, en accordant un rôle positif et constitutif à la soumission à la nécessité, nous passons, pour les rapports entre ordre politique et ordre du monde, de la simple analogie faisant fonction de modèle, à une véritable expression[48] constitutive du pouvoir politique, dernière figure du rapport entre liberté et soumission. L’inégalité n’est donc pas celle des hommes mais celle des rangs. S’il devait encore y avoir inégalité, ce ne pourrait être que celle attribuée à l’instituteur de cette société[49], homme extraordinaire qui doit tout à la fois commander aux lois humaines et connaître l’ordre du monde, pour ordonner ou rectifier les sociétés conformément à ce dernier.



[1]. Contrat social, O.C. III, Paris, Gallimard, 1966, coll. Pléiade p. 351.

[2]. A propos du pacte, second Discours, O.C. III, Pléiade p. 177. C’est l’occasion de rappeler à quel point les deux ouvrages s’articulent, voire s’enchaînent, autour de ce moment du pacte.

[3]. Au chap. quatre du livre un du Contrat social.

[4]. J. Locke, Second Traité du gouvernement civil, Ch. 3 § 17 et ch. 4 § 23.

[5]. Contrat social, II 6 p. 379.

[6]. Huitième des Lettres écrites de la montagne, O.C. III p. 842.

[7]. La liberté naturelle est celle de l’individu primitif, qui fait tout ce qu’il veut, s’il le peut. Cf. Luc Vincenti, Du contrat social (Rousseau), Paris, Ellipses, 2000, p. 58.

[8]. Elle correspond au fait de vaincre ses passions, entendons par là les passions mondaines, issues de l’amour-propre. C’est elle que vise la célèbre phrase du dernier paragraphe du chap. huit du livre un du Contrat, en pensant certainement à Montesquieu définissant le « sens philosophique du mot liberté » par l’exercice – pensons à l’étymologie, ascèse – de la volonté : Esprit des lois XII 2, « la liberté philosophique consiste dans l’exercice de sa volonté ».

 

[9]. L’argument reposerait sur la distinction entre individu-citoyen et individu-homme, au chap. sept du livre un du Contrat. Il ne s’agit pas de souligner une opposition globale entre sujet et citoyen, opposition qui n’existe pas comme telle, mais simplement de distinguer l’existence d’un individu seulement sujet, qui ne légifère pas et peut s’opposer à son existence comme partie intégrante du tout de l’État. Le terme de « sujet », qui signifie simplement « soumis », est aussi ambigu que la soumission peut être large, recouvrant à la fois obéissance et liberté.

[10]. Dictionnaire de Trévoux, édition de 1771.

[11]. Second Discours, O.C. III p. 131.

[12]. Émile II p. 364. Dans le même Émile II, on peut retrouver ce couple (obéir / commander) ou (obéissance / empire) aux pages 310, 311 et 312. Cf. encore Second Discours, p. 188 : « Il est très difficile de réduire à l'obéissance celui qui ne cherche point à commander », ou note 1 (de Rousseau) : « lui qui ne voulait ni obéir ni commander ».

[13]. Nouvelle Héloïse, V, 3, O.C. II, Paris, Gallimard, 1964, coll. Pléiade p. 571.

[14]. On se souvient bien sûr de la célèbre formule : « tu dépends des préjugés de ceux que tu gouvernes par les préjugés », Émile IIp. 308. Trois pages plus loin, ce sont le maître et l’esclave qui « se dépravent mutuellement ». Il faut penser aussi aux pages très synthétiques de la huitième des Lettres écrites de la Montagne « régner c’est obéir », O.C. III., p. 841/842.

[15]. Second Discours, p. 186.

[16]. Contrat social, II 4, p. 375.

[17]. Émile IVp. 651.

[18]. Émile IV p. 501.

[19]. Émile II p. 321.

[20]. J.J. Rousseau, Lettres philosophiques, éd. H. Gouhier, Paris, Vrin, 1974, p. 168.

[21]. Au sens d’Émile II 311.

[22]. Cf. Émile V, p. 856, où Rousseau fait dire à Émile, au terme de son éducation : « pour moi toutes les chaînes de l’opinion sont brisées, je ne connais que celle de la nécessité » ; sur cette dernière expression cf. également Émile III 458.

[23]. Second Discours, Dédicace, p. 112.

[24]. Considérations sur le gouvernement de Pologne, O.C. III, p. 980. Cf. sur ce point le commentaire de R. Derathé, Jean-Jacques Rousseau et la science politique de son temps, Paris, Vrin 1970, p. 279.

[25]. R. Derathé, Jean-Jacques Rousseau et la science politique de son temps, Paris, Vrin 1970, p. 231.

[26]. Les critiques libérales, comme celle de Constant par exemple, ont souvent raison dans ce qu’elles visent chez Rousseau. Cela ne veut pas dire qu’elles ont raison contre Rousseau, mais seulement que Rousseau n’est pas libéral, et qu’elles l’avaient bien compris.

[27]. Je rappelle que la volonté générale est à plusieurs reprises présentée comme l’amour de soi du corps politique : dès le Discours sur l’économie politique, (O.C. III p. 245), la volonté générale « tend toujours à la conservation et au bien-être du tout », même chose dans le Manuscrit de Genève I 4, O.C. III p. 295, « comme la volonté tend toujours au bien de l’être qui veut […] » ; Contrat social IV 1 p. 437 : « Tant que plusieurs hommes réunis se considèrent comme un seul corps, ils n’ont qu’une seule volonté, qui se rapporte à la commune conservation, et au bien-être général ». Cf. également Contrat social II 4, début, p. 372.

[28]. « J'ai déjà dit que votre enfant ne doit rien obtenir parce qu'il le demande, mais parce qu'il en a besoin, ni rien faire par obéissance, mais seulement par nécessité. Ainsi les mots d'obéir et de commander seront proscrits de son dictionnaire, encore plus ceux de devoir et d'obligation; mais ceux de force, de nécessité, d'impuissance et de contrainte y doivent tenir une grande place » Émile IIp. 316.

[29]. « C'est vous, ô mon maître, qui m'avez fait libre en m'apprenant à céder à la nécessité » Émile V p. 856.

[30]. Émile IIp. 311. Je souligne.

[31]. Émile II p. 311. Je souligne.

[32]. Émile IIp. 312. Bruno Bernardi m’a fait remarquer que le contexte d’Émile II concernait plutôt la force que la volonté, et qu’il fallait donc s’en rapporter également à la force dans le registre politique. Se servir soi-même, c’est donc pour le citoyen retirer les bienfaits de la mise en ouvre d’une force publique qu’il participe à constituer, dès le pacte, et jusqu’au fonctionnement civil des corvées, cf. Contrat social III 15 : « dans un État vraiment libre les citoyens font tout avec leurs bras », O.C. III p. 429.

[33]. Cf. infra note 8, p. 2.

[34]. Cf. Émile V, p. 858 : « Le bien public, qui ne sert que de prétexte aux autres, est pour lui seul un motif réel. Il apprend à se combattre, à se vaincre, à sacrifier son intérêt à l'intérêt commun. Il n'est pas vrai qu'il ne tire aucun profit des lois; elles lui donnent le courage d'être juste, même parmi les méchants. Il n'est pas vrai qu'elles ne l'ont pas rendu libre, elles lui ont appris à régner sur lui ».

[35]. « tâcher toujours plutôt à me vaincre que la fortune, et changer mes désirs que l’ordre du monde », Discours de la méthode, III, Oeuvres, Lettres, Paris, Gallimard, pléiade, 1937, p. 108.

[36]. Émile IIp. 308. On pense aussi au début des Rêveries : « j'ai pris le seul parti qui me restait à prendre, celui de me soumettre à ma destinée sans plus regimber contre la nécessité » O.C.I. p. 996.

[37]. Émile V, p. 856-857.

[38]. Émile et Sophie, 2e lettre, O.C. IV p. 922-923. Nous retrouvons là soumission et nécessité : « nous savons porter le joug de la nécessité qui nous a soumis à toi », dit Émile à son « patron » !

[39]. A Christophe de Beaumont, O.C. IV p. 937.

[40]. Émile IV p. 509.

[41]. Opposition par exemple avec laquelle s’ouvre Émile, livre un p. 251/252.

[42]. Émile IV p. 583.

[43]. « Devant celui qui pense toutes les distinctions civiles disparaissent » Émile IV p. 509.

[44]. Contrat social II 11.

[45]. « Beaucoup de spectacles en plein air, où les rangs soient distingués avec soin, mais où tout le peuple prenne part également [...] », Considérations sur le gouvernement de Pologne, p. 963.

[46]. La chaîne des êtres aboutit à Dieu, même si ce n’est pas dans un rapport qui le proportionne aux espèces inférieures, cf. lettre Au Comte des Charmettes, 17 janvier 1742.

[47]. Nouvelle Héloïse, troisième partie, XX, p. 371.

[48]. Au sens leibnizien, ou condillacien, du terme. Sur ce rapport de Leibniz à Condillac, cf. Chantal Hasnaoui, « Condillac, chemins du sensualisme », in Langue et langages de Leibniz à l’Encyclopédie, Paris, U.G.E., 1977 (coll. 10/18), pp. 106-107.

[49]. Le législateur bien sûr, ou serait-ce aussi Wolmar à Clarens ? Sur ce rapprochement, cf. P. Burgelin, La philosophie de l’existence de J.J. Rousseau, Paris, P.U.F., 1952, pp. 558-561.