Accueil>Événements

« Le concept d’élément dans la philosophie marxiste »
Version longue.
Publié dans La Pensée
n° 394 de juin 2018

Conférence prononcée au colloque Marx 1818-2018,organisé par La Pensée, la fondation Gabriel Peri, et le G.E.M.R.
les 15-16 mars à l’espace Niemeyer Paris 19e.

 

Le marxisme est une science de l’histoire parce que les sociétés humaines, constituées de tensions, sont nécessairement en devenir. Les récentes retraductions de l’Introduction de 1857 et de la Préface à la Critique de l’économie politique[1] ont réveillé d’anciennes discussions[2] sur le sens de Gesellschaftsformation : est-ce une formation sociale donnée ou un société en devenir ? A prendre au sens propre le terme de société, il faudrait parler de société en devenir, le rassemblement des alliés ne se donnant pas à voir dans la lutte des classes, la concurrence ou les impérialismes. Mais il faut aussi souligner le sens du devenir en pensant à la compréhension marxiste de la société comme totalité. Cette totalité est en développement, elle n’existe comme totalité qu’en se subordonnant tous les éléments de la société[3]. La compréhension qui constitue la totalité sociale est inséparable de son développement historique.

Il faut donc savoir de quoi se compose la société pour comprendre son mouvement de constitution. Cette question n’est pas seulement théorique, elle est pratique, en illustrant un autre caractère du marxisme qui est de ne pas séparer compréhension et engagement dans la transformation sociale. C’est en comprenant de quoi se compose une totalité sociale que l’on comprend aussi ce qu’elle peut devenir, une fois ses éléments dégagés des liens qu’ils avaient dans la totalité dissoute ; « L’ordre économique capitaliste est sorti des entrailles de l’ordre économique féodal. La dissolution de l’un a dégagé <ou libéré[4]> les éléments constitutifs de l’autre »[5].

Il est donc essentiel pour la pensée marxiste de comprendre ce que sont ces éléments d’une totalité sociale, « à la fois les éléments constitutifs <die Bildungselemenete> d'une nouvelle société et les moments du bouleversement de l'ancienne »[6]. Nous tenterons de cerner les caractéristiques de cette notion d’élément et de la définir, à l’aide ses occurrences dans l’œuvre de Marx et de sa fonction dans la transformation sociale.

Le concept d’élément

Élément et catégorie

Cerner plus précisément le concept d’élément impose un discours métathéorique ou méthodologique qui nous conduit chez Marx vers le 3e point de l’Introduction de 1857, « La méthode de l’économie politique ». Ce texte est bien connu : utilisé par Althusser dans une perspective anti hégélienne[7], il a été analysé dans le commentaire suivi des Grundrisse que propose Enrique Dussel[8], et ses enjeux sont repris dans le livre qu’Isabelle Garo a consacré à l’œuvre de Marx[9], ainsi que dans le chapitre de 5 de Marx et l’invention historique[10]. Le terme d’élément s’y retrouve à plusieurs reprises, mais il ne désigne pas le résultat de l’analyse des représentations globales[11], résultat à la fois simple et abstrait, que Marx appelle plutôt catégorie. Le terme d’élément intervient lorsqu’il est question de situer cette catégorie dans l’histoire. Ainsi les « éléments constitutifs »[12] de certaines communautés à propos de l’échange, ou encore « élément dominant » à propos de l’argent[13] ou du capital. L’élément apparaît lorsqu’il est question de la rencontre de la pensée et du réel : de quel type de communauté l’échange pourrait-il être élément constitutif ? Dans quelles nations antiques l’argent était-il élément dominant ? Ou encore pour nous indiquer que c’est dans l’histoire et non dans la nature qu’il faut chercher l’élément dominant des sociétés capitalistes.

L’élément apparaît lui aussi en conséquence d’une analyse, opération qui a une consonance chimique pour Marx[14] : l’élément est appelé à se combiner avec d’autres. En ce sens il ne désigne donc pas exactement ce que théorise l’Introduction de 1857, qui est non pas la rencontre entre la pensée et le réel, mais la distinction du processus historique d’une part et du processus de constitution des connaissances d’autre part. Dans l’Introduction de 1857 il s’agit, cela est bien connu, de montrer que la catégorie abstraite la plus pertinente, qui permet d’expliquer le plus grand nombre de sociétés humaines, apparaît non au début mais à la fin de l’histoire, dans la société bourgeoise, société la plus complexe[15]. La catégorie abstraite pertinente apparaît donc au terme de l’analyse elle-même la plus poussée : « L’anatomie de l’homme est la clef de l’anatomie du singe »[16].

Cela ne signifie pas que la catégorie la plus abstraite ne se retrouve pas dans telle ou telle société antérieure. Au contraire, qu’une catégorie abstraite apparue tardivement permette d’expliquer des sociétés antérieures, signifie que cette catégorie doit s’y retrouver d’une certaine manière, sous une forme plus concrète et donc plus complexe. Nous formons ici l’hypothèse que cette forme plus concrète et plus complexe est celle de l’élément. Pour retrouver la catégorie pertinente dans les sociétés antérieures il faut s’adapter à l’histoire de cette société, étudier ce qui, en fonction des circonstances particulières (le « grain de sel », ou le « ça dépend » de Marx[17]), pour passer de la catégorie abstraite à l’élément constitutif. Par exemple le compagnon reçoit un salaire de son maître, et ce dernier possède les moyens de production et le produit. Mais le maître est plutôt le professeur de ses salariés, de plus il ne peut transformer son argent en capital que dans son propre artisanat, et dans les limites déterminées par l’ensemble de la corporation[18]. Le maître des compagnons n’est donc pas un capitaliste et s’il l’est, ce n’est pas en tant qu’il est maître. On se tromperait donc ici en se bornant à appliquer des catégories abstraites à la situation déterminée du compagnonnage.

L’exemple du travail

Une exemple étonnant est celui du travail. C’est l’exemple que prend Marx dans l’Introduction de 1857 pour montrer que la catégorie la plus abstraite apparaît dans la société la plus complexe, la société bourgeoise. Il s’agit du travail abstrait, travail auquel n’est imprimé aucun cachet historique particulier, et qui devrait s’incarner parfaitement dans le travail déqualifié des salariés de l’industrie servants les machines. Rien d’étonnant de ce fait qu’il apparaisse comme catégorie sous le capitalisme. Mais voilà, le travail conçu abstraitement comme activité créatrice de richesse, la force de travail telle que la définira Marx comme « l’ensemble des facultés physiques et intellectuelles qui existe dans le corps d’un homme, dans sa personnalité vivante, et qu’il doit mettre en mouvement pour produire des choses utiles »[19], ce travail n’apparaît plus comme tel dans le mode de production capitaliste où il s’agit moins de production de richesse, de choses utiles et de valeurs d’usages, que de la production de valeur tout court, de valeur d’échange. Et ce second aspect se développe au détriment du premier[20]. Il est acquis que l’ouvrier servant la machine est dépossédé de ses moyens de production ; cette dépossession constitue le rapport de classe essentiel définissant le capitalisme. On comprend bien qu’il soit aussi dépossédé du produit que le capitaliste vendra. Mais il faut dire qu’il est également dépossédé de la production du produit. Et cela non pas seulement au sens où il est perd le contrôle de l’activité de production ; nous reviendrons sur l’enjeu de la discipline régulant la production capitaliste. Le travailleur parcellaire est d’abord dépossédé de la production du produit au sens où il ne produit rien : « Le travailleur partiel ne produit pas de marchandise. Seul le produit commun des travailleurs partiels se transforme en marchandise »[21]. Que reste-t-il du travail à l’ère du machinisme ? Des passages de Marx nous pousseraient à répondre qu’il ne reste rien : « Dans la production mécanisée […] le procès de production a cessé d’être le procès de travail au sens où le travail considéré comme l’unité qui le domine serait le moment qui détermine le reste. Le travail n’apparaît au contraire que comme organe conscient […] dans des ouvriers vivants pris un à un, dispersé, subsumé sous le procès global de la machinerie elle-même »[22]. Où est donc la catégorie (abstraite mais théoriquement pertinente) de travail abstrait dans la société capitaliste ? Où est l’élément « travail », comme partie de la formation sociale capitaliste ? On peut considérer, comme le formule les Grundrisse, qu’il y a négation du travail individuel dans et par le travailleur collectif : « ce travail individualisé ou nié et en fait le travail collectif ou combiné positivement posé »[23]. Dans la subsomption réelle du travail sous le capital, le procès de valorisation (d’accroissement de la valeur) s’est subordonné le procès de production proprement dit. Ainsi lorsque Marx reprend, au début du chapitre 14 du livre I du Capital, la définition générale du travail donnée au chapitre 5, il rappelle qu’elle ne s’applique pas au capitalisme, plus exactement, qu’elle est absolument insuffisante, comme il l’avait déjà indiqué à la fin du chap. 5 pt. 1. Voilà un gros grain de sel.

Cela nous sert à distinguer le travail en général comme une première catégorie abstraite, pour la retrouver dans le travail comme élément de la formation sociale capitaliste, et préciser alors une deuxième catégorie abstraite puisque le travail apparaît surtout dans le capitalisme comme procès de valorisation, extraction de survaleur, et non comme activité finalisée visant la production de valeurs d’usage. Certes il n’est pas faux de lier ces deux déterminations du travail, puisque, même si le capital arrive à vendre des produits quasi inutilisables voire mortels à moyen terme, on pourrait considérer comme invendable ce qui ne sert absolument à rien, et il doit donc bien demeurer quelque valeur d’usage. Mais encore faut-il apercevoir qu’il y a deux déterminations du travail : une valeur résiduelle comme travail utile, mais une valeur principale qui détermine le travail lui-même comme valeur marchande[24]. Et la valeur marchande du travail lui-même, sa capacité à produire de la valeur, prime sur les valeurs d’usage qu’il pourrait produire. L’économie classique ne fait pas ces distinctions, mais rapporte la valeur du produit au travail en général, confondant alors travail et surtravail. Or ce qu’il faut appeler travail dans le capitalisme recouvre essentiellement l’extorsion de la plus value.

On conserve donc pleinement une valeur d’usage dans le capitalisme, celle de la force de travail elle-même, dont fait usage le capitaliste lorsqu’il l’a achetée. Le travail en société capitaliste est toujours cette activité finalisée produisant des choses utiles, activité qui n’est pas utilisée pour ce qu’elle produit, pour son résultat, mais pour sa faculté de produire de la valeur en général en visant le procès d’échange marchand. Il n’est plus question ici de la valeur d’usage du produit. La seule définition que Marx accepte du travail productif en société capitaliste est celle de Malthus : « Est productif le travailleur qui accroît directement la richesse de son patron »[25].

Le travail comme élément est donc distinct du travail comme catégorie, ou du moins comme « moment » du procès de travail analysé en ses trois termes : activité, moyen et produit, dans le chap. 5 du livre I du Capital[26].

Arrêtons-nous sur ce terme de « moment ». Nous identifions ici « moment » et catégorie. Le terme de Moment vient de la logique et de la philosophie hégélienne. Chez Hegel, p.ex. dans le développement sur la religion révélée de l’Encyclopédie, les Momente sont des éléments du concept[27] ; tout comme dans l’analyse de l’esprit théorique, les facultés intellectuelles sont chacune comme les parties d’un tout[28]. Nous restons dans une partie de la description logique, plus que dans une époque historique à analyser. Avec Hegel il peut être vrai de dire comme Althusser que ces parties apparaissent comme telles parce que l’analyse est guidée par l’idée de leur unité. Ainsi à propos de la lecture téléologique : « la mise en perspective par la fin provoque la décomposition en éléments, la constitution de ces éléments eux-mêmes »[29]. Mais au sens où nous retrouvons le terme chez Marx il ne s’agit pas d’éléments, mais de moments, c’est-à-dire d’une forme catégorielle abstraite. Certes l’usage n’est pas toujours aussi clairement partagé, et les moments du procès de travail apparaissent aussi comme éléments dans plusieurs textes, p.ex. in Grundrisse III 17, « les éléments matériels déterminés du procès, en tant que matière première, instrument de travail […] et en tant que travail proprement dit »[30]. Mais il est vrai qu’il ne s’agit pas ici du procès de travail en général, il s’agit de la valeur du produit[31]. En tant que valeur il faut alors distinguer à la suite de Marx les éléments substantiels et les éléments formels du procès de production, les éléments formels prévalant dans le procès de valorisation capitaliste. L’élément argent devient alors lui-même moteur du procès de reproduction du capital, commandant et commençant à la fois un travail futur[32]. Le texte fondamental faisant la part entre le concept de moment d’une part et celui d’élément de l’autre se trouve au cahier VI des Grundrisse[33] : Marx assimile éléments du capital et moments du procès de travail en ce qui concernant les aspects matériels du capital productif (matière première, moyen de travail et travail vivant), mais il rappelle aussi que l’essentiel du capital se situe non pas dans le côté matériel mais dans le côté formel de la production de valeur. Alors le moment travail (l’activité) peut être un élément du procès de valorisation. Lorsque Marx superpose donc éléments et moments à propos du procès de travail, c’est parce qu’il envisage ce dernier sous une forme concrète et non abstraite.

Pour approcher une acception tout à la fois concrète et dynamique des éléments, on peut penser aux textes où Marx analyse l’échange Marchandise-Argent-Marchandise, passant du troc, dominé par la marchandise, à la circulation, dominée par l’argent. Marchandise et argent, d’abord unis, se font face contradictoirement. La séparation progressive de l’achat et de la vente dans l’univers de la circulation marchande « est la forme générale sous laquelle les moments d’un seul tenant du procès [[34]] se disloquent et s’opposent les uns aux autres ; elle constitue en un mot la possibilité générale de toutes les crises commerciales, mais seulement parce que l’opposition de la marchandise et de la monnaie est la forme abstraite et générale de toutes les oppositions qu’impliquent le travail bourgeois »[35]. Nous avons ici, sous la grande catégorie de l’échange spécifiée en échange marchand (circulation de l’argent) la rencontre de quatre catégories : marchandise, argent, vente et achat. La séparation de l’argent – qui n’est pas encore, car il faudrait pour cela ajouter un procès de valorisation, le capital financier – peut constituer l’élément dominant d’une société marchande[36]. Dans un passage méthodologique ou métathéorique, Marx présente au livre I chap. 3 du Capital l’opposition de la marchandise et de l’argent comme une contradiction résolue dans l’échange, qui « ne fait pas disparaître ces contradictions, mais créé la forme dans laquelle elles peuvent se mouvoir. C’est d’ailleurs la seul méthode pour résoudre des contradictions réelles. C’est, par exemple, une contradiction qu’un corps tombe constamment sur un autre et cependant le fuie constamment. L’ellipse est une des formes de mouvements dans laquelle cette contradiction se réalise et se résout à la fois »[37]. Si l’on reprend la figure de l’ellipse, faisant tenir ensemble deux déterminations opposées, il faudrait comprendre que l’échange marchand fait tenir ensemble la marchandise et l’argent, en allongeant l’ellipse vers l’argent, dont la séparation constitue le deuxième foyer, au sens géométrique, tirant l’ensemble de la formation sociale le long du grand axe de l’ellipse, en transformant ainsi les positions et rapports des autres éléments comme l’éclairage dominant le fait avec les couleurs[38]. Un élément est la marchandise, dont la face valeur d’usage n’est plus que résiduelle, et qui est essentiellement porte-valeur, alors que l’élément dominant, étirant l’ellipse le long de son grand axe, est l’argent.

Ce rapport achat / vente n’est pas sans nous rappeler ce qu’est devenu le travail, activité déqualifiée soumise à un procès machinique lui-même commandé par l’enrichissement capitaliste. L’usage, par le capitaliste, de cette activité productrice de valeur d’usage, est rabattu sur la valeur d’échange engagée dans un procès de valorisation sans fin. L’achat/vente de la force de travail maintient le travail comme une activité créatrice de valeur, mais essentiellement pour le procès de valorisation du capital. Le travail devient ce qui permet au travailleur de se maintenir en vie. C’est d’ailleurs aujourd’hui l’acception la plus commune du travail, lorsqu’il s’agit avant tout d’en avoir un. Le deuxième foyer, au sens géométrique, tirant ici l’ellipse vers la dynamique de la formation sociale capitaliste, est celui de l’accroissement de la valeur. Le travail comme activité productrice de valeur d’usage, qui était celui du compagnon, est un élément résiduel, l’élément dominant est le capital comme valeur qui se met en valeur.

Ni téléologie, ni combinatoire

Dans ces deux exemples, les moments ou catégories demeurent – travail, produit, vente, achat, marchandise, argent, capital – et paraissent devenir à tour de rôle élément dominant d’une formation sociale et pouvoir ainsi se greffer sur une autre. L’histoire ne serait dès lors qu’un jeu de construction dont nous pourrions déduire a priori toutes les possibilités et prévoir à un moment donné les évolutions.

Or s’il est bien question de comprendre l’évolution des sociétés humaines et de décrire celles-ci dans leur plasticité, on ne peut pourtant réduire la philosophie marxiste de l’histoire à un tel jeu de construction. La distinction précédente entre catégorie abstraite ou « moment » d’une part, et éléments composant les formations sociales d’autre part, doit nous prévenir contre une telle interprétation. Si l’on ne peut se borner à lire l’histoire comme une série d’articulation ou désarticulation de catégories abstraites, on ne peut non plus substituer à ces catégories des éléments, ce qui serait ignorer les avertissements de Marx concernant les déformations nécessaires, dues à l’insertion de ces catégories dans les formations sociales réelles – il suffit de penser ici aux « moments » du procès de travail et au devenir du moyen de travail, incluant jusqu’à l’ouvrier lui-même, utilisé par la machine dans le capitalisme[39], pour trouver une déformation considérable de la catégorie abstraite. On ne peut donc pas lire la philosophie marxiste de l’histoire comme une physique sociale réduite à cette combinatoire formelle que raillait Lénine, voyant dans la société un organisme en perpétuel développement, « et non quelque chose de mécaniquement assemblé et permettant ainsi toutes sortes de combinaisons arbitraires des éléments sociaux divers »[40]. Je ne peux vous dire si Lénine utilisait systématiquement ce terme d’élément mais dans le contexte immédiat de cette citation il est bien question de n’accorder de valeur à ces éléments qu’après avoir étudié le développement de telle ou telle formation sociale donnée. Nous ne nous éloignerions donc pas avec cette citation de Lénine de cette forme concrète d’existence de catégories abstraites, à retrouver sous l’éclairage dominant d’une formation sociale déterminée.

Mais si la question est bien de préserver la spécificité de l’objet réel, de telle ou telle formation sociale, l’enjeu est aussi de la comprendre à l’aide des catégories abstraites théoriquement pertinentes, pour comprendre aussi par là les transformations possibles. C’est toute la difficulté de cette notion d’élément. Après avoir rejeté le formalisme, on ne peut en rester à la condamnation par Althusser des « problématiques hégéliennes » rapportant le logique au réel. Il faut ici se rapprocher de l’interprétation qu’Isabelle Garo défend en conclusion de sa première étude de l’Introduction de 1857, et retrouver chez Marx une inspiration hégélienne, visant à « restituer la dialectique inhérente à son objet »[41]. Tournons nous donc pour cela vers des occurrences du terme d’éléments dans des analyses de formations sociales déterminées.

Les occurrences

La dissolution de la Société féodale

Une première occurrence essentielle du concept d’éléments se trouve dans la description de la dissolution de la société féodale en 1844, dans le texte Sur la question juive. Le texte est lui aussi bien connu, je voudrais seulement préciser l’usage du terme d’élément. Ce terme est d’abord utilisé dans deux registres, le civil et le politique. La vie civile désigne ici ce qui relie les hommes entre eux pour assurer leur subsistance, et que nous pourrions appeler le social si le terme de social n’avait pas dans ce texte un sens plus précis désignant le tout de la société. P.ex. si la propriété ou le travail n’ont pas dans la société féodale, « la dignité d’éléments sociaux », c’est parce qu’ils sont séparés « du tout de l’État » et constitués « en sociétés particulières au sein de la société » ; « les fonctions vitales et les conditions de vie de la société civile […] coupaient l’individu de l’ensemble de l’État »[42]. Dans cette « vie civile » ce que Marx désigne comme éléments ce sont : la propriété, la famille, et la façon de travailler, disons le métier. A ces éléments de la vie civile correspondent respectivement – c’est le lien caractérisant la société féodale[43] – trois éléments de la vie politique : la seigneurie, les états avec un petit « e », disons les ordres, et les corporations.

La révolution politique supprime l’unité de l’État appartenant lui aussi à un maître semblable au maître des corporations. Elle supprime par là les éléments de la vie politique : seigneurie, états et corporations. Cette suppression est totale et s’opère sur le plan du droit, que l’on pense p.ex. à la nuit du 4 août ou à la loi Le Chapelier. Mais la révolution politique ne peut supprimer de la même manière les éléments de la vie civile, constitutifs de l’existence réelle. Comme le souligne un passage des Grundrisse[44]reprenant ces développements de la Question juive, ces éléments n’ont pas disparu mais sont utilisés autrement, et peuvent être passé entre d’autres mains. La révolution politique peut en revanche supprimer les sociétés particulières en tant que particulières et les dissoudre en leurs éléments simples, « einfachen Bestandteile », parmi lesquels nous trouvons : les individus d’une part, et d’autre part les « éléments <Elementen> matériels et spirituels qui forment le contenu de la vie », que Marx appelle aussi « éléments <Elementen> particuliers de la vie civile ». Nous n’avons pas plus de précision sur ces éléments simples de la vie civile. On peut comprendre qu’il s’agit matériellement des mêmes éléments de la vie civile que dans la société féodale, mais qu’ils sont maintenant à rapporter non aux sociétés particulières mais aux individus indépendamment de leur statut social : « L’activité déterminée et la situation déterminée dans l’existence tombèrent au niveau d’une signification simplement individuelle ».

La recomposition sociale entraîne dans cet exemple la disparition de nombreux éléments, non seulement dans le registre politique mais aussi dans le registre « civil ». Beaucoup se retrouveront à la Restauration, mais la tendance séculaire est lancée pour l’Église et la noblesse. Il est donc difficile de parler ici d’une simple recomposition d’éléments combinés différemment. Même la continuité de l’artisanat à la manufacture n’est pas manifeste. La transition qu’assure la subsomption seulement formelle du travail sous le capital ne nous dit pas que l’ancien propriétaire des moyens de travail est le même qui devient donneur d’ordre ou bailleur dans le Verlagssytem[45]. Contrairement aux campagnes anglaises déjà engagées dans une profonde restructuration, la terre française s’est morcelée d’un coup après la Révolution[46]. Le propriétaire terrien n’est plus le noble mais l’investisseur, et bientôt apparaît la figure nouvelle de l’industriel, rompant les liens entre préindustrie et capital marchand[47]. Tout au plus pourrait-on dire que le passage s’opère bien au niveau des individus, la figure du serf fugitif soulignée dans l’Idéologie allemande[48]pouvant alors annoncer celle du prolétaire.

La formation sociale capitaliste : éléments et catégories

Il y aurait donc moins d’éléments dans la formation sociale capitaliste. Ce qui est étrange puisqu’elle est censée être la plus complexe. Mais sa complexité peut se comprendre par la faculté qu’a le capitalisme d’absorber les modes de travail antérieurs et de les exploiter sous forme capitaliste. Au niveau des éléments nous ne retrouvons donc pas seulement les grandes catégories définissant le travail humain en général[49], mais, comme nous l’avons vu ci-dessus à propos de l’activité finalisée ou du travail proprement dit, l’activité est déplacée du côté du moyen de travail, la machinerie, tout comme le développement des facultés concerne maintenant l’ensemble de l’atelier. Marx utilise la notion de travailleur collectif pour expliquer ce déplacement des catégories abstraites allant du travailleur physique au travailleur global[50]. Malgré la dénonciation, par Marx lui-même[51], de la fable de Menenius Agrippa et de son exploitation politique, il semble bien que pour conserver les grandes catégories définissant le travail humain en général, nous soyons obligé de revenir vers cette fable. Nous aurons donc à reconstituer l’unité du travailleur collectif.

A l’inverse de ce que Marx reproche à l’économie classique dans le « Chapitre VI »[52], i.e. d’avoir vu du capitalisme partout, il faut distinguer la définition générale du travail de ce qu’est le travail en mode capitaliste. Les économistes classiques voient du capital où il n’y en a pas, il nous faut à l’inverse saisir la nouvelle configuration de la formation sociale capitaliste. Quels éléments y retrouverons-nous ? Outre le travail comme activité qui est devenue celle du travailleur collectif,  il y a toujours un moyen de travail, c’est essentiellement ici le machinisme industriel, même s’il ne faut pas négliger l’importance historique de l’extraction des matières premières, tant par le machinisme que par la colonisation liée à l’extension du capitalisme ; et il y a bien sûr un produit mais ce n’est plus la marchandise comme valeur d’usage, ni même la valeur d’échange, le produit est la valorisation elle-même comme enrichissement[53]. L’enrichissement est ici synonyme du capital comme valeur qui se met en valeur, qui se réinvestit dans l’entretient des moyens de production, dans l’achat de la force de travail, dans la distribution et la vente des marchandises, voire avec le développement des aspects financiers, dans la constitution par le crédit d’une solvabilité de la demande. L’élément essentiel du capitalisme est donc le capital comme mouvement : « Le capital, étant de la valeur qui se met en valeur, n’implique pas seulement des rapports de classe, ou un caractère social déterminé reposant sur l’existence du travail comme travail salarié : c’est un mouvement, un procès cyclique traversant différents stades et qui lui-même implique à son tour trois formes différentes du procès cyclique[[54]]. C’est pourquoi on ne peut le comprendre que comme mouvement »[55].

Sous la contradiction principale capital / travail, les éléments qui s’opposent ici sont d’une part la masse des travailleurs nus[56] vendant nécessairement leur force de travail à l’homme aux écus[57], et d’autre part les formes que revêt le capital dans son procès de valorisation. Marx identifie ces deux éléments principaux et range ensuite d’autres éléments sous les deux premiers ; cf. Grundrisse, Introduction : « Ces classes sont à leur tour un mot creux si j’ignore les éléments sur lesquels elles reposent, p.ex. le travail salarié, le capital, etc. Ceux-ci supposent l’échange, la division du travail, les prix, etc. Le capital p.ex., n’est rien sans le travail salarié, sans la valeur, l’argent, etc. »[58]

Discipline et rapports de production.

Étrangement, aucun de ces éléments ne représente immédiatement le politique, très présent dans les éléments de l’ancienne société. Dans les Grundrisse Marx souligne cette spécificité du capitalisme, de se présenter comme subsumant les rapports sociaux à partir du registre économique et non plus du registre politique, en ne mettant plus en avant donc la domination interpersonnelle. Ainsi, dans capitalisme, l’échange aurait remplacé la violence : « Les rapts d’êtres humains, l’esclavage, le commerce des esclaves et leur travail forcé […] tout cela est directement posé par la violence, tandis que, dans le cas du capital, tout cela est obtenu par la médiation de l’échange »[59].

En admettant, ce qui ne va pas de soi, que la violence de la soi-disant accumulation initiale puisse être reléguée aux origines du capitalisme, la contrainte économique signifie avant tout la soumission du travailleur pauvre à un processus d’exploitation structuré par la contrainte des cadences et de la productivité. Que la contrainte soit d’abord horizontale, liée aux nécessité de la production p.ex. dans le procès machinique, ne signifie donc pas qu’elle ait disparu. Étendue à l’ensemble du processus de production, la contrainte requiert une surveillance spécifique, tâche d’un personnel spécialisé.

Le contrôle de la production capitaliste introduit une domination au sein même de la production[60]. Après avoir défini le procès de travail en général dans le chapitre 5 du livre I du Capital, Marx retrouve deux des caractères du travail aliéné énoncés en 1844 : lorsque que le travailleur travaille pour le capitaliste, il perd le produitde son travail, qui est la propriété du capitaliste, et le contrôle de la production, effectué par le capitaliste. La perte du contrôle de l’activité productrice signifie qu’au machinisme s’adjoint[61] une double discipline. Il y a tout d’abord une discipline liée à la coopération simple : « Tout le travail immédiatement social ou collectif à une assez grande échelle requiert peu ou prou une direction, dont la médiation assure l'harmonie des activités individuelles […] Un violoniste seul se dirige lui-même, un orchestre a besoin d'un chef »[62]. Mais les machines sont apparues avec le capitalisme, et sous le capitalisme la direction est à double face : « Ainsi, si la direction capitaliste est, quant à son contenu, duale, du fait de la dualité du procès de production à diriger, qui est d'une part procès de travail social en vue de la fabrication d'un produit, et d'autre part procès de valorisation du capital, quant à sa forme elle est despotique »[63]. Les rapports de production pénètrent donc le fonctionnement des forces productives, et cette pénétration est totale ; tout comme travail payé et travail non payé sont mêlés dans la même journée de travail, c’est dans le même procès machinique que le chef d’orchestre – la maîtrise – peut simplement organiser l’ensemble des postes de travail et accélérer la production.

Le mode de production capitaliste peut être décrit comme composé par des forces productives et des rapports de production, il doit en fait être lu comme traversé par l’opposition de classe présente dans les rapports de production, et comme opposant donc les travailleurs d’un côté, partie des forces productives, les moyens de production et tout le reste du capital de l’autre. Le fonctionnement de ce mode de production requiert, outre ces deux éléments principaux, travail et capital, la discipline pour les lier, c’est-à-dire pour que le capital puisse exploiter le travail. Nous retrouvons dons, pour paraphraser Gramsci, la politique dans l’usine et l’on se tromperait en faisant de l’État une adjonction quasiment superflue à la discipline du Capital. La dimension juridico politique est donc un élément à part entière de la formation sociale capitaliste, fixant les modalités des relations entre acteurs, au premier chef entre vendeur et acheteur de la force de travail, puis la propriété des moyens de productions et la circulation des marchandises. La juridicisation du libre échange (appelé tel parce que l’ouvrier doit pouvoir se distinguer de l’esclave) est un élément aussi essentiel que la forme de l’échange qui ne peut être contrainte a priori sans freiner le procès de valorisation, la productive, la circulation et l’écoulement des marchandises et capitaux financiers. La lutte actuelle de la bourgeoisie pour casser juridiquement les acquis sociaux le manifeste clairement.

Ainsi le capitalisme peut apparaître d’une structure simple, dessinée à grands traits à l’aide des éléments principaux, capital et travail, mais cette simplicité recouvre de nombreux éléments subordonnés[64] et devient d’autant plus complexe qu’elle doit être de plus en plus concrète pour absorber le travail vivant sous ses formes disponibles toujours particulières.

La complexité de la société bourgeoise s’explique alors moins par sa capacité d’invention et d’innovation, liée au dépassement des formes antérieures, que par sa spécificité qui consiste non pas d’abord à transformer matériellement le travail, mais à utiliser autrement les moyens de production existants. La capacité du capital à soumettre les éléments matériels à son procès de valorisation est due à cette dimension formelle du capitalisme par laquelle il utilise autrement, pour s’enrichir et non plus produire des choses utiles, les conditions matérielles de la vie sociale, avant même de les transformer. Le concept d’élément n’est pas étranger à cette caractéristique, dans les Grundrisse, Marx distingue constamment les éléments matériels ou substantiels des éléments formels, concernant en propre la valeur et le procès de valorisation.

« Libérer les éléments »

Le caractère formel du procès de valorisation capitaliste, et le fait qu’il puisse ici s’adapter à différentes processus de production, ne rend-il pas difficilement pensable le dépassement du capitalisme ? Comment comprendre le dépassement du capitalisme par une « libération » de ses éléments si ses éléments sont essentiellement de nature formelle ? Mais ne pourrait-on, précisément à cause du caractère essentiellement formel du mode de production capitaliste, inverser la question ? Ce caractère formel ne vient-il pas souligner que le capitalisme lui-même s’est constitué en séparant le contenu – procès social de production, production de valeurs d’usages et de moyen d’existence – et la forme : le procès de valorisation ? Qu’il puisse y avoir une subsomption seulement formelle[65] du travail sous le capital en témoigne. N’est-ce pas ce caractère formel qui permettrait, dans le capitalisme mieux que dans tout autre formation sociale, d’apercevoir des possibilités de recomposition ? Ou dans les termes d’André Tosel : de « séparer le procès de travail de la forme capitaliste » ? Et donc d’identifier les « éléments de la formation sociale capitaliste qui peuvent être comme tels déformalisés et susceptibles d’être définis comme contenu matériel d’un mode de production […] que nulle forme d’exploitation et de valorisation ne contamine ? »[66].

Élément et processus dans le dépassement du capitalisme

Le capitalisme reproduit, mieux que tout autre mode de production, ses conditions de production en achevant le cycle du capital industriel par l’argent (A-M-A) et non par la production de marchandises (M-A-M). Il dispose toujours dès lors de quoi initier[67] un travail nouveau et reproduire ainsi le processus d’exploitation qui dépossède toujours plus l’ouvrier[68] ; rappelons que 90% de la population active française est aujourd’hui salariée. Si dissolution du capitalisme il devait y avoir, ou épuisement de ses contradictions par exténuation de la force de travail et diminution du profit, que seraient les éléments « libérés » par cette dissolution ? Manifestement, nous retrouverions d’un côté les individus avec leur force de travail, de l’autre les machines. Seraient-ils pour autant « libérés » l’un de l’autre au sens d’un relâchement des liens qu’ils entretenaient sous le capitalisme ? Certes non puisque les individus auraient besoin de produire leur moyens d’existence (mais toutes les machines ne sont pas faîtes pour cela) et que les machines se détérioreraient rapidement sans être utilisées. Mais il faudrait concevoir leur lien autrement que comme le face à face capital / travail, simplement négatif, issu de la dissolution de la société féodale. La négativité de ce face à face se comprend en la rapportant, dans le texte des Grundrisse[69], à leur séparation : c’est parce que les individus sont séparés des moyens de production qu’ils doivent aliéner leur force de travail, et c’est parce que les moyens de production sont du capital qu’ils peuvent être utilisés pour la seule valorisation. Un face à face « positif » serait à l’inverse l’utilisation des moyens de production par les individus pour leur propre développement. Cela même est rendu possible par la production de masse développée dans l’industrie capitaliste : les moyens de production sont transformés par le capitalisme en « moyens de production exploités de manière sociale, c’est-à-dire collectifs[70]. Comme l’énonce la première partie du Manifeste, La bourgeoisie créerait ainsi ses propre fossoyeurs ; « En même temps que les conditions matérielles et la combinaison sociale du procès de production elle porte à maturité les contradictions et les antagonismes de sa forme capitaliste, et donc à la fois les éléments constitutifs <die Bildungselemenete> d'une nouvelle société et les moments du bouleversement <die umwälzungsmomente> de l'ancienne »[71]. C’est pour cela que Marx peut écrire que le passage du capitalisme au communisme est plus simple que la sortie du féodalisme[72]. En somme, en vertu de l’essence formelle du capitalisme, nous aurions la preuve que l’humanité ne se pose que les problèmes qu’elle peut résoudre puisque les éléments susceptibles de constituer un nouveau mode de production sont déjà présents, face à face, faits l’un pour l’autre.

Discipline et direction.

On peut ne plus se satisfaire aujourd’hui d’un schéma aussi simple. Le capitalisme ne laisserait-il face à face que les individus et la machinerie industrielle ? Tout autre élément disparaîtrait-il du capital aussi simplement qu’a disparu la structure politique de la société féodale ? Que faire de l’appareil disciplinaire au sens large, de la maîtrise interne à l’usine à la force publique et l’idéologie juridico politique d’autre part ? Comment combiner entre eux ces éléments d’une nouvelle manière ?

Un élément, relevant du registre de la domination, est toutefois censé disparaître : la discipline liée à la productivité, et donc avec cette discipline la domination liée à la production capitaliste. Il s’agirait bien alors de désarticuler une structure existante pour reconfigurer ses éléments. Toutefois rappelons-nous que cette discipline proprement capitaliste était fondue avec une discipline requise par le caractère coopératif du procès de production. Et il faut toujours un chef d’orchestre à la production de masse, que la formation sociale soit capitaliste ou communiste. Mais ici, s’il faut un chef d’orchestre, il ne faut pas que ce chef d’orchestre instaure à nouveau une discipline visant la production pour la production. La désarticulation de la forme capitaliste, qui superposait domination et exploitation, devrait immédiatement mettre à jour une forme de coordination du travail collectif qui n’existait jusque là que conceptuellement. Cette mise à jour a pu prendre forme historiquement, c’est, comme l’a souligne également André Tosel, l’expérience de Conseils ouvriers promus par Gramsci. Par exemple si le commissaire de fabrique accélère la production ce ne doit plus être que pour faciliter le travail.

Mais peut-on en dire autant du stakhanovisme ? Le reprise du contrôle de la production par les conseils ouvriers suffit-elle à dépasser la discipline capitaliste ? Ne doit-on pas au contraire craindre que le machinisme appelle lui-même, par ses capacités productives, l’exploitation de la population ouvrière et sa soumission à des fins qu’elles ne poursuivraient pas spontanément ? C’est le point de vue d’un autre grand marxiste lui aussi disparu l’année dernière, Istvan Meszaros[73] . Selon lui la discipline du capital régnait en U.R.S.S. car le dépassement politique du capitalisme n’a pas suffit à dépasser l’exigence de productivité liée au machinisme industriel. Le concept de « système du capital » développé par Meszaros viendrait ici contredire « l’innocence des machines », pour reprendre une expression de J. Baudrillard[74].

Ces considérations assez classiques et presque anciennes interrogent notre tentative d’élever la notion d’élément au rang d’un concept. Le machinisme a tout d’un élément, apparu historiquement dans une formation sociale donnée, dont il a pu être lié à une caractéristique essentielle (la subsomption réelle), tout en étant censé persister comme partie composant une nouvelle formation sociale. Mais s’il ne peut être utilisé dans une recomposition ultérieure, à quoi bon l’isoler comme élément ? Si l’on ne peut recomposer les éléments, à quoi bon thématiser la notion d’élément en général ? Sommes nous encore dans une théorie marxiste de la transformation sociale ?

Les individus comme éléments ultimes

Des « éléments » nécessairement subsistants d’une formation sociale à l’autre existent, ce sont les individus. Partie composantes simples, « einfachen Bestandteile »[75], les éléments semblent non seulement perdurer mais aussi être les agents de recompositions possibles. Ils en sont en tout cas les acteurs, c’est le cas du serf fugitif dont nous avons parlé dans notre première partie. Ils sont pourtant différemment assemblés d’une formation sociale à l’autre. L’individu singulier apparu avec le développement du capitalisme est l’individu concurrentiel : non seulement l’homme séparé des moyens d’existence, mais celui qui s’oppose de lui-même aux autres pour exister, celui qui, au fond du workhouse, mettra un point d’honneur à montrer qu’il peut travailler plus longtemps que les autres sans devoir se nourrir[76]. Ainsi, si comme souligne la fin de la première partie de l’Idéologie allemande, les prolétaires sont les mieux à mêmes de réaliser l’individualité, ils ne peuvent immédiatement entrer en rapport d’individu à individu car ils demeurent opposés dans la concurrence. L’individu peut être élément d’une recomposition sociale, en notant bien qu’il se rapportera aux autres individus d’une autre manière sous le capital et dans une association d’hommes libres. Encore faut-il avoir supprimé ce qui, dans le capitalisme, contraint les individus à se vendre à d’autres, propriétaires des moyens de production. C’est alors seulement que l’association d’hommes libres peut-être une véritable association et les hommes vraiment libres.

Ce qui apparaît ici est le lien, constituant une formation sociale, entre infrastructure et superstructure juridico politique. Car si le machinisme demeurerait un instrument d’exploitation dans un univers concurrentiel, il devrait ne plus l’être sous le collectivisme. La concurrence est incitée d’en haut, à partir de l’inégalité régnant dans les rapports de production. Le machinisme peut donc ne plus être moyen d’exploitation si le contrôle de la production est exercé démocratiquement par des individus économiquement égaux.

Alors l’individualité, apparue sous le capitalisme, devient capable de se recomposer en une collectivité visant consciemment la satisfaction de ses besoins, à peu près exactement l’inverse de ce que nous connaissons aujourd’hui. Que nous vivions aujourd’hui à peu près exactement l’inverse d’une collectivité visant consciemment la satisfaction de ses besoins doit nous indiquer un autre face à face, plus global que celui des travailleurs et de la machine : celui du capital et du travail comme face à face de deux « sociétés ». Les guillemets sont ici nécessaires pour plusieurs raisons. D’abord parce que, liés par un face à face négatif dans le capitalisme, ces deux éléments ne forment pas une société : c’est le sens de la première partie du Manifeste se concluant sur le rappel de la concurrence comme guerre larvée. Les guillemets sont aussi nécessaires parce que si l’on envisage l’unité possible des travailleurs face à l’unité de la formation sociale capitaliste, la différence frappante consiste dans l’absence de fins visées par le capital, incapable de viser d’autre fin que le reproduction de son profit sans même pouvoir s’en réjouir. Véritable procès sans sujet, le capital ne peut faire face à la collectivité humaine consciente de ses fins. Il tombe en face d’elle au rang d’une chose dont la disparition satisfera nécessairement le plus grand nombre.



[1]. Marx, Contribution à la critique de l’économie politique, trad. fr. G. Fondu et J. Quétier, Paris, Geme Éditions sociales 2014.

[2]. P.ex. entre E. Sereni et J. Texier in La Pensée N°159 d’octobre 1971.

[3]. Grundrisse, reéd. en un volume, Paris, Éditions sociales 2001 p. 241 : « seine Entwicklung zur Totalität besteht eben [darin], alle Elemente der Gesellschaft sich unterzuordnen ».

[4]. Dans la traduction de Jean-Pierre Lefebvre, Capital Ichap. 24, pt. 1, « le secret de l’accumulation initiale » : « la structure économique de la société capitaliste est issue de la structure économique de la société féodale. C’est la dissolution de cette dernière qui a libéré ses éléments » ; Die Auflösung dieser hat die Elemente jener freigesetz.

[5]. Capital I, trad. Joseph Roy, chap. 26 pt. 1, « le secret de l’accumulation primitive».

[6]. Capital I chap.13 trad. fr. J.-P. Lefebvre p. 563.

[7]. Notamment in Lire le Capital, T. I, Paris, Maspero 1980 p. 55.

[8]. La production théorique de Marx, trad. fr. Paris, L’Harmattan 2009.

[9]. Marx, une critique de la philosophie, Paris, Seuil, 2000, chap. VI pt 1.

[10]. « Méthode et invention dans l’Introduction de 1857 », in Marx et l’invention historique, Paris, Syllepses, 2012.

[11]. Représentations globales ou syncrétiques pourrait-on dire en pensant au vocabulaire de Piaget ; Marx parle d’une « représentation chaotique du tout », Grundrisse, reéd. en un volume, Paris, Éditions sociales 2001 p. 56.

[12]. ibid., p. 59.

[13]. Ibid.

[14]. L’attention à la chimie est sensible dans la lettre de Marx à Lafargue du 18 oct. 1869, où Marx dit préférer le terme de procès, pour conserver la référence aux procès chimiques, cf. L’introduction de Jean-Pierre Lefebvre à sa première traduction du Capital, P.U.F. 2006 (coll. Quadrige) p. XII & p. XLV. Également in Grundrisse, Introduction, pt. 2. trad. fr. p. 47.

[15]. Grundrisse, trad. fr. p. 61.

[16]. Ibid. p. 62.

[17]. Ibid., pp. 58 & 64.

[18]. Cf. le Chapitre VI. Manuscrits de 1863-1867, Paris, GEME / Éditions sociales, 2010, pp. 194-196, et la reprise de ces passages dans le Capital, Livre I chap. 12 trad. fr. J.-P. Lefebvre  p. 404, & trad. Joseph Roy, Paris, Garnier Flammarion, 1969, chap. 14 p. 265.

[19]. Capital, Livre I chap. 4 pt. 3 trad. fr. J.-P. Lefebvre p. 188, & trad. Joseph Roy, Paris, Garnier Flammarion, 1969, chap. 6 p. 130.

[20]. Sur ces deux aspects du travail cf. Capital I 1 trad. fr. J.-P. Lefebvre p. 53 : « Tout travail est pour une part dépense de force de travail humaine au sens physiologique, et c'est en cette qualité de travail humain identique, ou encore de travail abstraitement humain, qu'il constitue la valeur marchande. D'un autre côté, tout travail est dépense de force de travail humaine sous une forme particulière déterminée par une finalité, et c'est en cette qualité de travail utile concret qu'il produit des valeurs d'usage ».

[21]. Capital I 12 trad. fr. J.-P. Lefebvre p. 399.

[22]. Grundrisse, trad. fr. p. 653. On peut bien sûr opposer à cette remarque la conception d’Yves Schwartz, selon laquelle tout travail humain demeure trésor d’ingéniosité et myriade d’inventions, même face au procès machinique.

[23]. Grundrisse, trad. fr. p. 433.

[24]. Cf. note 20.

[25]. Cité in Chapitre VI. Manuscrits de 1863-1867, Paris, GEME / Éditions sociales, 2010, p. 227.

[26].  : « Die einfachen Momente des Arbeitsprozesses sind die Zweckmässige Tätigkeit oder die Arbeit selbst, ihr Gegenstand und ihr Mittel » ; Capital I 5 trad. fr. J.-P. Lefebvre p. 200. Il faut citer ici la traduction de J.-P. Lefebvre car Joseph Roy traduit Momente par éléments.

[27]. Encyclopédie des sciences philosophiques, 1817, § 469, trad. fr. Bernard Bourgeois, Paris, Vrin, 1988 p. 169.

[28]. Ibid., 1827 & 1830, § 445, trad. fr. p. 242.

[29]. Althusser, Sur le jeune Marx, in La Pensée, 1961, N°96, reéd. in Pour Marx, Pris, Maspero, 1968, p. 54.

[30]. Grundrisse III 17 trad. fr. p. 273 ; également II 23 où ce qui peut être lu comme moments du procès de travail est qualifié d’éléments ; « les éléments du capital décomposés selon leur rapport au travail (produit. Matière première. Instrument de travail) », trad. fr. p. 238, id. p. 481, à propos du capital productif.

[31]. Sur cette distinction cf. encore Grundrisse III 17 trad. fr. p. 277.

[32]. Grundrisse III 44 trad. fr. p. 329.

[33]. Grundrisse VI 44 trad. fr. p. 651.

[34]. Je comprends non plus l’achat et de la vente mais la marchandise et de l’argent, voire la substance et sa valeur, dans les termes des Grundrisse, I 17 trad. fr. p. 106, qui est probablement l’origine du passage cité de la Contribution à la Critique de l’économie politique.

[35]. Contribution à la Critique de l’économie politique, 1859, trad. fr. M. Husson et G. Badia, Paris, Éditions sociales 1957 p. 66.

[36]. Société marchande qui peut donc ne pas être capitaliste : cf. Grundrisse II 13, trad. fr. p. 215.

[37]. Capital I 3 pt.2 début.

[38]. Grundrisse, trad. fr. p. 63.

[39]. Cf. Chapitre VI. Manuscrits de 1863-1867, trad. fr. G. Cornillet, L. Prost et L. Sève, p. 128 : « les choses se présentent autrement du point de vue du procès de valorisation. Ce n’est pas le travailleur qui utilise les moyens de production, mais les moyens de production qui utilisent le travailleur ».

[40]. Lénine, « Ce que sont les amis du peuple », in Textes philosophiques, Paris, Éditions sociales, 1982 p. 60.

[41]. Marx, une critique de la philosophie, Paris, Seuil, 2000, chap. VI pt 1, pp. 253-255.

[42]. K. Marx. Sur la Question juive, 1844, trad. fr. M. Simon, Paris, Aubier Montaigne 1971 (éd. bilingue) p. 117-119, & trad. J.-F. Poirier, Paris, La Fabrique, 2006, pp. 60-61.

[43]. Il s’agit ici de la société civile féodale, la traduction française étant alors plus claire que le texte allemand parlant de société bourgeoise féodale. Sur l’expression de « société civile » (bürgerliche Gesellschaft), cf. Idéologie allemande, trad. fr. Éditions sociales 1976  p. 73 : « le terme de société civile apparut au XVIIIe siècle […] la société civile en tant que telle ne se développe qu’avec la bourgeoisie ; toutefois l’organisation sociale issue directement de la production et du commerce, et qui forme en tout temps la base de l’État […] a été constamment désignée sous le même nom ».

[44]. Grundrisse trad. fr. p. 462/463.

[45]. C’est même rarement le cas, cf. Grundrisse trad. fr. p. 466.

[46]. F. Braudel, Civilisation matérielle, économie et capitalisme, XVe-XVIIIe. 3. Les temps du monde. paris, Armand Colin, 1979 (reéd. Le Livre de poche) p. 706.

[47]. F. Braudel, Ibid., p. 749.

[48]. Idéologie allemande, trad. fr. H. Augier, G. Badia, J. Baudrillard, R. Cartelle, Paris, Éditions sociales, 1976, p. 50 & 63 ; trad. fr. J. Quétier et G. Fondu, Paris, GEME / Éditions sociales, 2014, pp. 153 & 201.

[49]. « Les facteurs <Momente> universels du procès de travail », Chapitre VI. Manuscrits de 1863-1867, trad. fr. p. 183.

[50]. « La définition première du travail productif donnée ci-dessus, qui est dérivée de la nature de la production matérielle elle-même, demeure vraie pour le travailleur global, considéré comme totalité. Mais elle ne vaut plus pour ses différents membres, considérés chacun pour soi » Capital I 14 trad. fr. J.-P. Lefebvre p. 570 ; également I 11 p. 368, I 12 p. 381.

[51]. Sur « la fable stupide de Menenius Agrippa », cf. Capital I 12 trad. fr. J.-P. Lefebvre p.  405 : « Non seulement les divers travaux partiels sont répartis entre différents individus ; mais l’individu lui-même est divisé, transformé en mécanisme automatique d’un travail partiel, réalisant ainsi la fable stupide de Menenius Agrippa, où l’on voit un homme représenter un simple fragment de son propre corps ». Je propose de traduire « die abgeschmackte Fabel des Menenius Agrippa » Par « la fable insipide... », en pensant à une autre référence de Marx à cette fable in Salaire prix et profit, pt. 2, « Agrippa ne réussit point à prouver que l’on nourrit les membres d’un homme en remplissant le ventre d’un autre » ; Paris, Éditions sociales 1969 p. 13.

[52]. Chapitre VI. Manuscrits de 1863-1867 pp. 144-146.

[53]. Ibid. p. 197.

[54]. Les trois formes différentes du procès cyclique sont les trois formes du capital industriel : capital marchandise, capital productif, et capital argent. Il n’est pas encore question ici du capital commercial, ni du capital financier qui considère les mouvements de l’argent isolément.

[55]. Capital livre II 1ère section, chap. 4 « Les trois figures du procès cyclique », trad. fr. E. Cogniot, Paris, Éditions sociales 1978 p. 97.

[56]. Cette expression veut renvoyer au texte des Grundrisse que plusieurs commentateurs (Dussel, Tronti) ont reconnu comme fondamental : « ]). En tant que tel il est non-matière première, non-instrument de travail, non-produit brut : le travail séparé de tous moyens et objets de travail, de toute son objectivité. Le travail vivant, existant comme abstraction des moments cités de son effectivité réelle (également non-valeur) ; ce complet dépouillement, c’est l’existence démunie du travail, démunie de toute objectivité. Le travail comme la pauvreté absolue : la pauvreté non comme manque, mais comme exclusion totale de la richesse objective. Ou bien encore, en tant qu’elle est la non-valeur existante et donc la valeur d’usage purement objective, existant sans médiation, cette objectivité ne peut être qu’une objectivité coïncidant avec la corporéité immédiate de celle-ci » ; K. Marx, Grundrisse, trad. fr. p. 256.

[57]. Cf. Capital I trad. fr. Joseph Roy, Paris, Garnier Flammarion, 1969, chap.6, p. 130.

[58]. Grundrisse, Introduction, trad. fr. p. 56.

[59]. Grundrisse, trad. fr. p. 725.

[60]. Sur cette thématique cf. E. Renault, « Marx se réfère-t-il au travail et à la domination ? » in Actuel Marx 2011 N°49.

[61]. Mais n’est-ce qu’une adjonction que l’on pourrait ôter ? La question d’un salariat sans sur travail et d’un machinisme sans productivité reste à poser, nous y revenons dans notre dernière partie.

[62]. Capital I 11 trad. fr. J.-P. Lefebvre p. 372.

[63]. Ibid. p. 373.

[64]. Cf. l’énumération marxienne ci-dessus, p. 16.

[65]. Pour la définition de cette subsomption formelle, voir le Chapitre VI. Manuscrits de 1863-1867 pp. 179-180.

[66]. A. Tosel, Études sur Marx et Engels, Pairs, Kimé 1996 Chap. 1, p. 28.

[67]. Anweisung. J.-P. Lefebvre traduit par assigner, j’ai proposé ci-dessus commander et commencer.

[68]. Cf. le Chapitre VI, trad. fr. pp. 247-249.

[69]. Grundrisse, trad. fr. pp. 462/463.

[70]. Capital I Chap. 24, « La prétendue accumulation initiale », trad. fr. J.-P. Lefebvre p. 856 (en fait toutes les deux dernières pages : la production capitaliste, « repose déjà sur un système de production social »).

[71]. Capital I chap.13 trad. fr. J.-P. Lefebvre p. 563.

[72]. C’est ainsi qu’est présentée l’expropriation des expropriateurs à la fin du chapitre 24 du livre I du Capital.

[73]. Beyond Capital, London, Merlin Press, 1995, part 4 p. 980 & chap. 14.5.

[74]. L’échange symbolique et la mort, « La fin de la production », Paris, Gallimard, 1976, p. 30

[75]. K. Marx. Sur la Question juive, 1844, trad. fr. M. Simon, Paris, Aubier Montaigne 1971 (éd. bilingue) p. 117.

[76]. Capital I chap. 23 trad. fr. J.-P. Lefebvre p. 750.