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E. Kant : Philosophie pratique

Paris, Ellipses, février 2007 (coll. Philo).

Parmi les très abondantes publications sur la philosophie kantienne, le domaine pratique paraît aujourd’hui délaissé, tant parce que les grandes œuvres – pour les études françaises, celle de V. Delbos – sont anciennes, que par la prépondérance du domaine théorique, logique ou théorie de la connaissance. Une nouvelle présentation de la philosophie pratique se justifie donc, d’autant qu’il ne s’agit pas ici de se borner à résumer les points fondamentaux, mais, en les rapportant l’un à l’autre, de reconstituer l’unité d’une philosophie pratique, comme tentative d’unifier systématiquement les connaissances rationnelles à partir de l’exigence morale. Cet ouvrage montre comment, issue de l’entreprise critique, l’exigence pratique mise à jour dans le factum rationis permet de reconstruire la métaphysique, d’instituer une anthropologie proprement philosophique en rapportant la connaissance de soi à l’obligation morale, de déduire enfin l’ensemble des devoirs et l’obligation d’obéir au pouvoir politique.

Table des matières :

INTRODUCTION. La philosophie pratique.

PREMIÈRE PARTIE, FONDATION DE LA MORALITÉ : LA RAISON ET LA MÉTAPHYSIQUE. La raison théorique : La spontanéité de la raison, Les usages de la raison. La métaphysique (1) : déconstruction ; Les catégories de la relation ; les parties de la métaphysique. La métaphysique (2) : reconstruction : Raison pratique et critique, le factum rationis et les postulats, Le domaine pratique.

DEUXIÈME PARTIE. ETHIQUE. De la critique à l’éthique : identité et obéissance ; Les devoirs ; La réalité pratique.

TROISIÈME PARTIE : DROIT. Synthèse de la liberté et de la nature, du point de vue de la nature ; Synthèse de la liberté et de la nature, du point de vue de la liberté ; Philosophie politique et philosophie du politique

Ouvrages cités.

Extraits

E. Kant : philosophie pratique, Paris, Ellipses, février 2007 (coll. Philo) : Les catégories de la relation, pp. 32-34

« Les voies empruntées par le mouvement ascensionnel de la raison sont les raisonnements et ce qui, dans les raisonnements, constitue les connaissances, c’est-à-dire le rapport des représentations entre elles. Ces rapports peuvent être envisagés de trois manières selon la classification kantienne des jugements[1] : 1) le rapport entre représentations elles-mêmes , et ici entre concepts, dans un jugement catégorique, p. ex. « Les hommes sont mortels » ; 2) rapport entre jugements[2] dans un jugement hypothétique : rapport que Kant appelle « de principe à conséquence » ; et enfin rapport entre plusieurs jugements entre eux dans un ensemble de jugements : le jugement disjonctif. Attention à ne pas assimiler hâtivement le jugement disjonctif aux antinomies. Le jugement disjonctif confronte une multiplicité de possibles, et non simplement deux propositions contradictoires : ainsi les trois possibilités (et non deux propositions contradictoires) décrites à la suite de la table des jugements : « le monde existe ou bien par un hasard aveugle, ou bien par une nécessité interne, ou bien par une cause extérieure »[3].

Dans le cadre non plus des simples jugements, mais des raisonnements qui assemblent ces jugements sous la forme de syllogismes, nous retrouvons les trois types, catégorique, hypothétique et disjonctif, puisque l’on distingue les raisonnements ou syllogismes en fonction de leur majeure, plus précisément en fonction du rapport « que représente la majeure comme règle, entre une connaissance et sa condition »[4], c’est-à-dire du rapport entre les deux termes de la proposition majeure. Ainsi, dans le syllogisme catégorique, on retrouve comme majeure un jugement catégorique : « Tous les hommes sont mortels », puis « Or Caius est un homme », « donc Caius est mortel ». Dans le syllogisme hypothétique, on retrouve comme majeure un jugement hypothétique du type : « si Caius est un homme, alors Caius est mortel », ou, « s’il y a une justice parfaite, le méchant est puni »[5]. Le syllogisme hypothétique qui a pour majeure un jugement hypothétique est alors : (majeure) « si Caius est un homme, alors Caius est mortel », (mineure) « Or Caius est un homme », et conclusion : « donc Caius est mortel ». Dans le syllogisme disjonctif, on retrouvera aussi pour majeure un jugement disjonctif, mais il faut, dans le cadre d’un raisonnement, pouvoir conclure ; à la différence des exemples donnés suite à la table des jugements, il faut ici, pour qu’il y ait conclusion, une raison formelle de conserver l’une des différentes possibilités de la disjonction, possibilités qui ne seront donc plus qu’au nombre de deux, puisque cette raison formelle fait appel au principe du tiers exclu pour choisir entre deux propositions opposées[6]. D’où la forme duelle que prenne ces syllogismes disjonctifs : Ou bien A, ou bien B ; Or A ; donc non-B.

Comment la raison va-t-elle s’adonner à son œuvre propre au sein de ces trois formes de syllogismes ? En recherchant l’inconditionné dans chacun de ces raisonnements, inconditionné qui devient, en passant du logique au transcendantal[7] : l’inconditionné du rapport entre sujet et prédicat dans le syllogisme catégorique ; inconditionné d’une présupposition absolument première et antérieure à tout autre dans le syllogisme hypothétique ; et inconditionné de la totalité absolue dans laquelle prennent place toutes les disjonctions possibles, pour le syllogisme disjonctif. Cette totalité est représentée, dans la table des catégorie, par l’idée de communauté, car, chaque possibilité excluant toutes les autres, la totalité en question est intérieurement structurée par une relation de détermination réciproque, cela même qui constitue la notion kantienne de communauté[8].

Cette recherche de l’inconditionné va donc s’effectuer par trois prosyllogismes visant respectivement un sujet absolu, une cause première, une totalité absolue. Nous retrouvons alors, ainsi que Kant l’explicite dans la troisième et dernière section du premier livre de la Dialectique transcendantale intitulée « Système des idées transcendantales », les trois parties de la métaphysique spéciale, le moi, le monde, et Dieu : la psychologie rationnelle étudiant l’unité absolue du sujet pensant, la cosmologie rationnelle étudiant l’unité absolue de la série des conditions du phénomène, et la théologie rationnelle étudiant l’unité absolue de la condition de tous les objets de la pensée en général. Voilà donc comment les catégories de la relation – substance, cause, et communauté ou action réciproque – sont l’élément par et dans lequel la raison construit la métaphysique ».

E. Kant : philosophie pratique, Paris, Ellipses, février 2007 (coll. Philo) : synthèse de la liberté et de la nature, du point de vue de la nature, pp. 109-111.

« La lecture qui situe le droit du côté de la nature – de l’extériorité – est aussi ce qui l’éloigne de la moralité, de la réalité pratique enracinée dans l’intention. Puisque, à l’inverse de la moralité, le droit ne s’intéresse qu’aux effets de ma liberté, en tant qu’ils rencontrent les effets de la liberté d’un autre, tout un chacun peut respecter la légalité juridique, qu’il soit moral ou non. La légalité peut donc être voulue aussi bien par la moralité que par l’égoïsme. Cela a toute son importance pour une philosophie qui laisse subsister les deux systèmes de législation, nature et liberté, sur un même territoire : les deux législations pourront ainsi faire route commune jusqu’à l’instauration d’un état juridique universel, condition du monde moral. C’est précisément parce que le droit est possible dans et par la seule nature – parce que l’instauration d’un état juridique peut être voulue par des êtres immoraux donc – que la moralité est possible dans la nature, à partir de l’état de paix produit par l’institution de la relation juridique. Tout cela se comprend, mais requiert que le droit puisse être indépendant de la morale. La plus extrême expression de ce point de vue se trouve dans le Projet de paix perpétuelle, premier supplément, lorsque Kant envisage (après Erhard[9]) l’hypothèse du peuple de démons[10]. Même un peuple de démons en viendrait, pour satisfaire ses penchants égoïstes, à instituer pour cela une constitution « républicaine », où le souverain, faisant « comme si » ses décisions pouvaient provenir du peuple lui-même, éviterait de déclarer la guerre. Je reviendrai sur le fonctionnement politique de cette constitution « républicaine », l’important est ici de souligner la possibilité d’une lecture du droit à partir, sinon de l’immoralité, du moins de l’amoralité naturelle d’êtres poussés par la seule nécessité de leurs penchants. Il est à propos de dire que la nature réalise alors ce que l’impuissance de la bonne volonté n’a pas été à même de produire[11]. Il n’y a pas substitution à la moralité, ni dans son fondement – l’intention bonne n’est pas prise en compte – ni dans ses effets, puisque seule la condition du monde moral – la paix – se produit ici naturellement. Une fois démontré que l’État peut être construit à partir des égoïsmes, Kant a bien prouvé que le problème de la formation de l’État, un « problema technicum »[12], pouvait ne relever que de l’entendement, de la logique, et non de la morale.

Attention toutefois, si ce qui vient d’être dit a toute valeur pour le droit lui-même, cette lecture est tout d’abord méthodologique et s’adresse en cela au droit lui-même, comme discipline, en soulignant sa spécificité, voire, en un sens moderne, son indépendance envers l’éthique. On ne peut sans précaution faire abruptement de cette lecture méthodologique une détermination de la valeur éthique réelle des Etats, ni une détermination axiologique de l’histoire politique. Le « peuple de démons », est une hypothèse, hypothèse qui pourrait bien n’être qu’une fiction. Comme le souligne B. Bourgeois[13], les hommes ne sont pas des démons, et si Kant trouve quelque raison de croire en un progrès moral du monde, ce n’est pas en s’appuyant sur l’indifférence axiologique de la nature, ni sur les résultats de calculs égoïstes auxquels il manquera toujours assez de science pour atteindre leurs buts, quand bien même ils auraient aperçu l’état de paix comme moyen de satisfaction. Lorsque Kant se fie, dans la conclusion de Théorie et pratique, à la nature des choses pour tendre vers un état de paix universel, c’est parce qu’on « prend aussi en considération la nature humaine », et qu’en elle « le respect du droit et du devoir reste toujours vivant »[14].

Le peuple de démons est l’envers ou le revers, l’autre face, du postulat de l’existence de Dieu : il en partage la fonction, qui est de soutenir l’effort moral en permettant aux espoirs des sujets agissants de se réaliser dans la nature. Mais il n’est en ce sens qu’une hypothèse extrême venant a fortiori confirmer la possibilité de réalisation du droit dans la nature quand bien même on n’y rencontrerait aucune moralité. Paradoxalement, en confirmant ainsi la possibilité réelle d’un état de droit, l’hypothèse du peuple de démons est donc une raison d’espérer – ou plutôt de ne pas désespérer – de la réalisation d’un état juridique, lui-même condition du monde moral. Mais dans la mesure où cette hypothèse est d’abord méthodologique, elle ne peut se substituer à l’effort moral, seul nécessairement capable de se produire lui-même, et il nous faut revenir vers la position de B. Bourgeois : « la liberté ne peut se produire que librement »[15], et nous pouvons lire ses effets jusque dans la réalisation de l’Etat républicain, qui demande, pour que son avènement effectif ne soit pas repoussé à la fin des temps, quelque bonne volonté. Il n’en demeure pas moins que le droit, possible par la seule nature, se réalise dans la nature. Lorsque la liberté morale participe à l’accomplissement du droit – l’Etat républicain – pour en faire un moment de sa propre réalisation éthique, elle œuvre dans son Autre, jusqu’à risquer de s’y perdre ou de ne plus y être reconnue : c’est toute la difficulté qu’il y a à admettre puis à commenter le légalisme kantien ».



[1]. Critique de la raison pure, Analytique, I 1 Ak III 89.

[2]. En passant du rapport entre concepts dans un jugement au rapport entre jugements, nous restons dans le cadre du jugement : il y a deux propositions dans le jugement hypothétique, cf. l’exemple donné in Critique de la raison pure Ak III 88 : « s’il y a une justice parfaite, le méchant est puni ».

[3]. Critique de la raison pure, Ak III 89.

[4]. Critique de la raison pure, Dialectique transcendantale, Introduction, Ak III 240-241.

[5]. Critique de la raison pure, Ak III 89.

[6]. Cf. Logique, I, Ch. 3, § 78.

[7]. Sur ce passage en général, par lequel Kant découvre les catégories à partir de la table logique des jugements, cf. Analytique § 10, « Le même entendement […] par les mêmes actes par lesquels il établissait dans les concepts, par l’unité analytique, la forme logique d’un jugement, apporte aussi dans ses représentations, au moyen de l’unité synthétique du divers dans l’intuition en général, un contenu transcendantal […] »

[8]. Cf. Analytique transcendantale, § 11, Critique de la raison pure Ak III 96-97.

[9]. Johann Benjamin Ehrard, Apologie des Teufels, 1795.

[10]. Projet de paix perpétuelle, Ak VIII 366.

[11]. Théorie et pratique, III, Ak VIII 311.

[12]. Projet de paix perpétuelle, premier appendice, Ak VIII 377.

[13]. « Art de la nature et ruse de la raison »,  réédition française in B. Bourgeois, L’idéalisme allemand, Paris, Vrin, 2000, p. 67.

[14]. Ak VIII 313.

[15]. « Ethique et droit », in La raison moderne et le droit politique, Paris, Vrin, 2000, p. 152-153.