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La philosophie pratique. Rousseau, Kant, Fichte. (Extraits)

Soutenu à l’université de Paris I Sorbonne, devant MM. Bernard Bourgeois (Président), Bertrand Binoche (Directeur), Mme Catherine Larrère, M. Jean-Christophe Goddard et M. Jean-Louis Labussière.

Introduction.

J’ai longtemps trouvé dans la philosophie un plaisir et un apaisement. Cela tient certainement au bureau dans lequel je jouais enfant. Pénétrer dans ce lieu emprunt de sérieux et d’exigence était déjà en soi une satisfaction. Toujours est-il qu’en choisissant de consacrer ma maîtrise à la philosophie kantienne, je ne m’étonnais guère de retrouver le souverain bien rassemblant bonheur et vertu. Jeune enseignant, l’habitation de la philosophie s’avéra moins paisible. Les bouleversements des années quatre-vingt eurent des conséquences sur la pratique de la philosophie. Les auteurs de référence changeaient, l’évidence avec laquelle il fallait parcourir leur œuvre aussi. Les nécessités de l’enseignement m’imposaient par ailleurs un effort d’analyse. J’assortissais alors la synthèse du bonheur et de la vertu d’une réflexion fondant l’exigence pratique[1] sur ce qu’un sujet moral peut trouver de plus stable en lui-même, sa conscience. De Kant, imposant à l’intellect l’impossible compréhension d’une exigence d’autant plus exigeante qu’on n’apercevait jamais sa réalisation dans la nécessité naturelle[2], je me tournais vers Fichte, chez qui la conscience morale devient fondement de l’ensemble de la philosophie, en permettant alors de déduire la nécessité naturelle à partir de la liberté. Mais en pensant trouver chez Fichte la solution d’un problème antérieur – la juxtaposition kantienne de la liberté et de la nécessité – c’est un nouveau monde qui se constituait à partir d’une liberté devenue « principe théorique »[3]. Je consacrais ma thèse à la nouveauté de ce monde enraciné dans l’exigence morale et dans une liberté que Fichte posait très concrètement dans l’agir interhumain, dans la société et pour la société[4]. Fichte fournit bien sûr une solution à l’oxymore kantien de la nécessité et de la liberté, en proposant une détermination de la nature par la liberté, de la réalité par le pratique. Mais il déplace aussi – ce qui est la seule manière de résoudre une contradiction[5] – la question kantienne, et avec elle la philosophie ou le philosopher kantien, en instituant une philosophie nouvelle à partir d’une nouvelle manière de philosopher. A vrai dire, il s’agit moins d’une nouveauté que d’un parachèvement, mais du parachèvement de toute la philosophie moderne ou de ce qu’on appelle encore aujourd’hui les philosophies de la réflexion. C’est parce que Fichte parachève, non seulement le projet kantien, mais toute la philosophie « moderne », qu’il apparaît nouveau par rapport à Kant, mais c’est aussi pour cela qu’il peut apparaître comme conclusion d’une époque antérieure, celle ouverte par le cartésianisme, et c’est probablement pour cette raison que les époques ultérieures témoigneront peu d’intérêt pour la philosophie de Fichte. La philosophie que Fichte institue est nouvelle parce qu’elle donne consistance à l’affirmation kantienne d’un primat du pratique[6], ce qu’elle peut faire en analysant l’expérience fondamentale du philosophe, la réflexion première de l’intuition intellectuelle. Cette réflexion première, en tant qu’elle peut donner lieu à une connaissance, doit avoir un contenu dans lequel l’analyse du philosophe découvre des liens nécessaires ; elle est en cela nouvelle, parce qu’étrangère à la philosophie kantienne[7]. Mais la philosophie de Fichte n’est pas tout à fait nouvelle en rapport à l’ensemble de la philosophie moderne : l’entreprise consistant à rechercher le fondement de la philosophie dans la réflexion du sujet est cela même qui caractérise la métaphysique cartésienne[8]. Par rapport à la métaphysique cartésienne toutefois, Fichte ne cherche plus les fondements du savoir ailleurs que dans la subjectivité, et la certitude acquise dans l’expérience de l’intuition intellectuelle ne lui sert pas seulement de modèle formel[9] du vrai. Deux choses donc : la première, circonscrivant le savoir dans la mise en œuvre des facultés du sujet, fait encore de Fichte un kantien ; mais la seconde, enracinant la déduction de l’expérience humaine dans une expérience intérieure de la certitude, rapprocherait Fichte de Descartes. Le lecteur voit bien que Fichte ne peut plus être ni l’un ni l’autre, ni kantien, parce qu’il enracine la déduction de l’expérience humaine dans une expérience intérieure de la certitude, ni cartésien, pourrions-nous presque dire, pour la même raison : la déduction fichtéenne faisant l’économie d’un Dieu[10] fondement du savoir humain par sa véracité. Les conditions de tout savoir – voire en un sens plus large de toute nécessité dans mon rapport au monde et donc aussi de ce même monde – sont déduites génétiquement à partir de l’intuition intellectuelle.

Ayant eu la chance d’intégrer l’enseignement supérieur en restant auprès de mes professeurs, il me paraissait tout à la fois impossible et impensable de redoubler leur enseignement par mes balbutiements universitaires. Outre les cours de philosophie générale, métaphysique, ou philosophie morale et politique – ensemble dans lequel se dessinera bientôt l’unité de la philosophie pratique – je choisissais donc d’aborder un auteur animé lui aussi par une exigence pratique, mais étranger aux textes que j’avais travaillés jusqu’alors, ceux de Kant et de Fichte : Rousseau. Il ne va pas de soi de considérer Rousseau comme étranger à cette « philosophie moderne », philosophie de la conscience et de la réflexion, que j’ai jusqu’ici rapportée à Descartes. Ne doit-on pas voir dans le retour en soi-même que préconise Jean-Jacques (appelons-le ainsi puisqu’il s’adresse à nous d’une manière tout aussi intime) l’attitude cartésienne commune aux philosophies de la réflexion qui, de Descartes à Fichte, recherchent un fondement dans la conscience de soi ? Les très belles pages d’Henri Gouhier consacrées au rapport de Rousseau à Descartes[11] nous en dissuadent. Le sentiment d’exister par lequel s’achève le doute du Vicaire n’est pas lui-même le premier élément d’un édifice rationnel, il est appréhension immédiate d’une activité spirituelle, et c’est la même primauté d’un acte que nous retrouvons dans le premier article de foi, posant qu’une volonté meut l’univers.

Et si ce sentiment n’est pas raison, la raison rousseauiste, à son tour, n’est pas fondement. Raison et sentiment se rencontrent et se complètent, sans pouvoir se substituer l’un à l’autre ni se suffire l’un sans l’autre. Rappelons que le sentiment ne désigne pas ici la sensibilité, mais les « actes de la conscience »[12], cette même conscience qui, nous portant vers Dieu pour l’amour de notre être, a besoin de la raison pour avoir quelque idée de la divinité[13]. Privée de cette conscience, la raison ne pourrait, « sans principe »[14], orienter notre conduite. Comme j’ai déjà eu l’occasion de le souligner[15], la raison chez Rousseau n’est pas active et ne peut en aucun cas être confondue avec la raison pratique kantienne, ni même prétendre l’annoncer. La superposition de Rousseau et de Kant s’est développée avec les commentaires de « l’ajout » d’une liberté morale aux acquis de l’état civil, dans le chapitre huit du livre un du Contrat. Il n’est pas faux de voir dans le politique légitime – celui au sein duquel le citoyen approuve jusqu’aux lois contre lesquelles il aurait voté – un lieu d’exercice de la liberté morale. On pourrait même donner le sens d’une autonomie – politique – à la liberté politique elle-même, en tant que la définition que propose Rousseau de la liberté politique, comme indépendance envers autrui[16], ne peut être rabattue sur le sens classique d’une indépendance distinguant civilement certaines personnes dans l’État, mais doit bien être comprise au sens moderne d’une liberté commune à tous, et dont les institutions devraient être le lieu d’expression et d’exercice. On ne ferait par là que rapprocher la politique rousseauiste des réponses données par les Conseils de Genève aux « représentations » des citoyens, ainsi, en 1734 : « [la liberté] consiste à n’être soumis à aucunes lois qu’à celles que nous avons faites nous-mêmes »[17]. Mais quand bien même, la vie politique dans des institutions légitimes ne se superpose pas à la moralité, parce que la généralité d’une communauté politique ne se confond pas avec l’universalité de l’ordre du monde. Et si les lois des nations peuvent être comparées aux lois de la nature, et devenir ainsi, pour reprendre une expression du Discours sur l’économie politique, une raison publique[18], cela ne signifie pas pour autant que cette raison me commande, comme chez Kant, d’agir moralement en se substituant aux passions. En matière de politique, parce que la volonté générale prend sa source dans l’amour de soi, nous retrouvons entre la volonté générale et l’ordre public la même dualité que nous venons de rappeler en matière de morale entre la connaissance de l’ordre du monde et la conscience qui donne sens à cet ordre en me faisant aimer son auteur. La raison n’est pas pratique au sens kantien d’une faculté qui pourrait à elle seule déterminer ma volonté.

Voilà donc Rousseau distingué tant de Descartes que de Kant, comment le rapporter maintenant à mes premiers auteurs, Kant et Fichte ? Parce que précisément cette spécificité de la raison rousseauiste[19] n’interdit nullement à Rousseau de construire un édifice de philosophie pratique, lorsqu’il retrouve la dynamique prescriptive du devoir, non dans une loi formelle, mais dans la conscience comme sentiment intérieur. C’est à partir de ce sentiment intérieur que la Profession de foi du Vicaire savoyard expose la métaphysique rousseauiste, et que cette métaphysique donne sens à l’ordre du monde découvert par la raison théorique, fonde la connaissance de la nature humaine comme libre, connaissance qui fonde à son tour le droit politique. Or ce sentiment intérieur est exigence[20], et c’est bien ici à partir du sentiment intérieur que se construit la philosophie comme cet ensemble de connaissances philosophiques, ensemble qui pourrait donc s’appeler pratique non pas seulement par son contenu mais aussi par ses modalités de constitution faisant d’une exigence un fondement. Mais si la métaphysique rousseauiste se fonde sur un sentiment intérieur, ce sentiment ne devient conscience – c’est-à-dire chez Rousseau conscience morale[21] – qu’après l’exposé des articles de foi. Le retour en soi de la conscience morale doit donc être distingué de la réflexion qui inaugure la Profession de foi et par laquelle le Vicaire découvre, en partant de sa propre activité spirituelle, qu’une volonté meut l’univers. Il est toujours question d’un retour en soi, attitude commune à la constitution d’une philosophie théorique et d’une philosophie pratique. Mais on ne peut immédiatement considérer l’activité première du métaphysicien comme une exigence : nous ne sommes pas dans Fichte.

Parmi les deux aspects de la définition d’une philosophie pratique – sa fondation dans une exigence d’une part et son contenu d’autre part, développant les différentes modalités du devoir – Rousseau illustre le deuxième aspect, rassemblant les différentes modalités du devoir dans un édifice constitué de connaissances philosophiques. Cet édifice étant celui d’un ensemble de connaissances, il est construit à partir d’un fondement premier, métaphysique ou philosophie première, se développe en anthropologie, fait ensuite de cette anthropologie le fondement d’une philosophie du droit, philosophie politique au sens de la construction théorique de l’État idéal. La philosophie politique se distingue alors d’une philosophie du politique, qui n’aurait plus à charge de construire théoriquement l’État idéal mais d’effectuer l’analyse critique des sociétés existantes. La philosophie morale au sens strict, que l’on pourrait aussi appeler éthique en pensant à la partition kantienne de la Métaphysique des mœurs, est pour une part conjointe à la philosophie du politique, puisqu’elle doit déterminer la conduite de sujets qui vivent toujours déjà en société politique. Mais la philosophie morale représente aussi le mouvement même de l’édifice, parcouru comme à rebours, puisqu’il s’agit pour la morale, en partant des individus agissants, de déterminer des principes d’action et de s’orienter, entre les lois ou avec les lois de sociétés politiques données, vers une vie meilleure ou la meilleure des vies.

La première partie de ce mémoire illustre de suite cet édifice dans la philosophie de Rousseau. Je voudrais auparavant terminer cette introduction en soulignant un caractère commun aux trois auteurs, caractère très étroitement lié à la constitution d’une philosophie pratique comme ensemble systématique de connaissances rationnelles. Ce caractère n’est autre que leur époque, le XVIIIe siècle. On ne peut se borner, pour envisager une philosophie pratique, à envisager la distinction des objets, être ou devoir être, ni à reprendre la distinction stoïcienne entre logique, physique et morale. Si le XVIIIe siècle voit naître la philosophie pratique au double sens, qui prend pour objet la liberté, et qui se fonde sur la liberté, c’est précisément parce que le XVIIIe siècle accomplit une œuvre propre, qui est au moins d’ordonner les éléments de l’activité humaine constituant la philosophie pratique, éléments dont l’unité est rien moins qu’apparente dans les systématisations du savoir et de l’agir du siècle précédent, voire, en pensant aux transformations que Kant fait subir à la philosophie pratique de Wolff, jusqu’au début du XVIIIe siècle inclus. En rassemblant ce qui constitue le contenu propre de la philosophie pratique, le XVIIIe siècle souligne aussi les aspects dynamiques de l’existence humaine et de la connaissance qui s’y rapporte. Rallions-nous à l’œuvre synthétique de Cassirer : « les concepts et les problèmes que le XVIIIe siècle semble avoir hérités tout simplement du passé, se déplacent et subissent un changement caractéristique de signification. Ils passent de la condition d’objets achevés à celle de forces agissantes, de la condition de résultats à celle d’impératifs. Tel est le sens vraiment fécond de la pensée du siècle des Lumières. Elle se manifeste moins par un contenu de pensée déterminé que par l’usage même qu’elle fait de la pensée philosophique, par la place qu’elle lui accorde et les tâches qu’elle lui assigne »[22]. Ce déplacement des concepts est particulièrement visible lorsque l’on superpose deux grandes classification du savoir et de l’agir humain, celle de Bacon et celle de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert qui s’y réfère. Dans la classification de Bacon[23], les éléments qui se rapportent à la philosophie pratique sont à chercher, dans la philosophie, 1) division science de l’homme, subdivision science civile (science de l’homme en société), où nous trouvons la science des affaires (négociation) et la science de l’État (gouvernement) ; 2) division science de l’homme, subdivision science de l’individu, 1ère subdivision concernant le corps, où nous trouvons la médecine ; 3) division science de l’homme, subdivision science de l’individu, 2e subdivision science de l’esprit, 3e subdivision des facultés de l’âme, 4e subdivision de la volonté, où nous trouvons la science du bien et la culture de l’âme ; 4) division de la science de la nature, subdivision de la prudence (science pratique de la nature) où l’on trouve tout à la fois la mécanique et une sorte de sagesse expérimentale que l’on pourrait rapprocher, d’après le résumé donné à la fin du Discours préliminaire de l’Encyclopédie[24], du dénombrement de richesses. Par contraste d’avec cette dispersion des éléments de philosophie pratique, le tableau de l’Encyclopédie[25] présente un ordre bien différent. Le Système figuré des connaissances humaines de l’Encyclopédie apporte plusieurs modifications, qui ont toutes pour effet d’unifier le domaine pratique et d’en faire une dimension à part entière de la philosophie. Ce sont tout d’abord tous les aspects techniques de la pratique, les arts, qui se déduisant comme chez Descartes des sciences, ici non seulement de la « science de la nature » ou de la « science de l’homme », mais aussi, troisième et dernière subdivision de la philosophie, à partir de la « science de Dieu » où l’on trouve, au rang d’applications, aussi bien la religion que la superstition, la magie et la divination. Dans l’Encyclopédie l’aspect technique n’est plus une branche de la classification, il en est la limite et la fin comme ensemble des applications possibles de sciences. L’aspect technique de la pratique en général est ainsi rattaché au théorique. Parallèlement, c’est la deuxième modification du pratique dans l’Encyclopédie, sous la seule rubrique de « morale » se trouvent réunies la science du bien et du mal, la science des lois ou jurisprudence, qu’elle soit naturelle, économique, ou politique. On ne peut pas ne pas penser à la séparation kantienne du « technique-pratique » – qui rassemble les techniques comme applications de la science – et du « moral-pratique ». D’autant que le Système figuré de l’Encyclopédie enracine plus profondément la dimension pratique dans l’édifice philosophique que ne le faisait Bacon : la morale est la première subdivision de la science de l’homme, à côté de la logique, des mathématiques et de la physique. On retrouve alors la tripartition classique qui fait du domaine moral une part essentielle de la construction de l’ensemble. Le domaine moral lui-même est ordonné de façon significative en séparant la moralité-vertu d’une part (science du bien et du mal, des devoirs, de la vertu, de la nécessité d’être vertueux) et le droit naturel d’autre part, lié à l’économique et au politique, et donnant, comme application, le commerce. Cette séparation résume le processus de constitution du droit naturel moderne depuis les vœux de scientificité émis par Grotius, mais il faut noter qu’elle préserve aussi, au-delà ou à côté d’une moralité sociale, une moralité vertu dont toute l’affaire du kantisme sera de penser l’articulation avec le politique et l’économique dans une philosophie de l’histoire. Le moment de l’Encyclopédie est bien fondateur de cette époque nouvelle où s’exprime, même si ce n’est pas sous la forme d’un domaine spécifique de la rationalité – nous connaissons la méfiance des encyclopédistes envers l’esprit de système[26] – le souci d’unifier la réflexion sur le champ pratique. Nous avons là un caractère du XVIIIe siècle, soulignant l’aspect dynamique du monde et préparant le passage de la nature à l’histoire. Dans l’univers des encyclopédistes, cet aspect dynamique est renforcé par la philosophie empiriste. Nous pouvons ici encore nous référer à La philosophie des Lumières, lorsque Cassirer commente la statue de Condillac plaçant le principe de cette recréation de l’esprit humain dans le désir et le besoin, et souligne le rôle de l’attention comme ne saisissant que ce qui concerne le Moi, c’est-à-dire correspond à ses besoins : « Par là se trouve renversé l’ordre habituel des idées […] La volonté n’est plus causée par la représentation mais la représentation par la volonté. Nous rencontrons ici pour la première fois l’attitude « volontariste » dont on peut suivre la trace en métaphysique jusqu’à Schopenhauer »[27]. D’Alembert aussi, dans le Discours préliminaire de l’Encyclopédie, part du corps, de ses sensations et de ses besoins. L’anthropologie physique nous présente l’homme comme une créature cherchant à se conserver, créature que ses besoins et le développement de ses facultés amènent à vivre en société, puis à découvrir les règles de cette vie en société et à fonder ces règles en un Dieu. Il y a déjà là toutes les parties en présence : anthropologie, philosophie politique et métaphysique, mais aussi un ordre et un mouvement qui revient du politique vers le souverain bien, retour qui constitue la philosophie proprement morale et parachève ainsi l’édifice de la philosophie pratique. Rousseau tisse ces connaissances pratiques dans l’unité d’une construction philosophique qui les articule et les rapporte à une connaissance première ou métaphysique. Mais il ne fonde pas encore cet édifice sur l’exigence morale. C’est chez Kant, bien sûr, lorsqu’il reconstruit la métaphysique sur le factum rationis, que nous trouverons cette position d’une exigence comme fondement. Mais les modalités de cette position, qui séparent la rationalité kantienne en théorique et pratique, retentissent sur l’unité du domaine pratique lui-même, témoin en sera le statut ambigu du droit. Que l’unité du domaine pratique soit problématique nous renverra alors vers la nature fondamentale de l’exigence morale, exigence à partir de laquelle Fichte reconstitue non seulement l’unité de domaine pratique, mais celle de toute la philosophie.

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[1]. Qu’une exigence soit fondement, et fondement du domaine pratique se comprend puisque l’exigence exprime toujours ce qui doit être par rapport à ce qui est. Cf. la définition de l'exigence dans la Grundlage par opposition à « ce qui se réalise effectivement » (als Gegenteil des wirklich Geschehenden), § 5, p. 142 trad. fr., GA I 2, p. 407). « Grundlage » ci-dessus désignant la Grundlage der gesamten Wissenschaftslehre, 1794 ; Meiner, Hamburg, 1979 ; trad. fr. A. Philonenko, Les principes de la doctrine de la science dans Oeuvres choisies de philosophie première, Paris, Vrin, 1980.

[2]. Dans cette confrontation entre l’impuissance théorique et l’efficacité – non seulement spéculative mais aussi effective, cf. Projet de paix perpétuelle, Ak VIII p. 377 et 378 – de la raison pratique, n’y a-t-il pas une préfiguration de ce que Kant définira dans sa troisième critique comme le sublime ? N’est-ce pas son propre destin que la raison pratique présente à la raison spéculative en la mettant face au « problème le plus insoluble », parce qu’il ne cesse de la dépasser (Critique de la raison pratique, I, L. I, § 6, Scolie) ?

[3]. Fichte, Système de l’éthique, GA I 5, p. 78, trad. fr. P. Naulin p. 71. « GA » pour Gesamtausgabe, éditées par R. Lauth & H. Jacob , Gesamtausgabe der Bayerischen Akademie der Wissenschaften, Début de parution en 1962.

[4]. « Ce n'est que par l'action, non par une exaltation rêveuse - ce n'est que par l'action dans et pour la société qu'on satisfait à son devoir » Système de l’éthique, GA I 5, p. 213, trad. fr. P. Naulin p. 224/5.

[5]. C’est parce que le dépassement est déplacement qu’il peut être solution.

[6]. Critique de la raison pratique, première partie, L. II Ch. II section 3.

[7]. Il ne s’agit pas seulement ici de l’impossibilité de l’intuition intellectuelle aux yeux de Kant, mais du refus de cette intuition même bien comprise, non au sens kantien comme intuition d’un objet immédiatement donné, mais au sens fichtéen comme intuition d’un acte. Pour Kant alors, l’intuition intellectuelle n’est plus impossible, mais elle est vide, cf. A Tieftrunk 5 avril 1798 : « Das bloße Selbstbewußtsein u. zwar nur der Gedankenform nach, ohne Stoff, folglich ohne daß die Reflexion darüber etwas vor sich hat, worauf es angewandt werden könne u. selbst über die Logik hinausgeht, macht einen wunderlichen Eindruck auf den Leser. ». Et 7 août 1799, Ak XII 370 : « reine Wissenschaftslehre ist nichts mehr oder weniger als bloße Logik, welche mit ihren Principien sich nicht zum Materialen des Erkenntnisses versteigt, sondern vom Inhalte derselben als reine Logik abstrahirt ».

[8]. Pour les rapports entre Fichte et Descartes, on peut se référer à deux grandes synthèse : Bernard Bourgeois, « cogito kantien et cogito fichtéen », in Cahiers de philosophie - Fichte, le bicentenaire de la Doctrine de la science. Actes du colloque de Poitiers. Octobre 1994 – Lille – N°Printemps 1995 (avril), et Reinhard Lauth, « La conception cartésienne et fichtéenne de la fondation du savoir », in I. Radrizanni, Fichte et la France, Paris, Beauchesne, 1997.

[9]. Il faut nuancer ce qualificatif de formel ici. Cf. J. M. Beyssade, La philosophie première de Descartes (le temps et la cohérence de la métaphysique), Paris, Flammarion, 1979 p. 219 « on sait que le premier principe recherché n’est pas logique ou formel, tel le principe de contradiction ». On pense bien sûr au refus de toute primauté au principe de contradiction in A Clerselier, juin / juillet 46. Plus précisément le cogito n’est pas modèle formel, mais critère universel et heuristique du vrai. Ainsi à la suite du cogito dans la quatrième partie du Discours de la méthode : « je considérai en général ce qui est requis à une proposition pour être vraie et certaine ; car, puisque je venais d’en trouver une que je savais être telle, je pensais que je devais aussi savoir en quoi consiste cette certitude ». De même, au début de la troisième des Méditations métaphysiques, « Je suis certain que je suis une chose qui pense ; mais ne sais-je donc pas aussi ce qui est requis pour me rendre certain de quelque chose ? ». Ce critère n’est pas en lui-même formel puisque nous ne le posséderions pas si le cogito n’était pas lui-même savoir, mais ce sont bien les caractères de tout savoir que Descartes ressaisit dans l’expérience du cogito : nous sommes donc face à un critère universel du vrai, ainsi que Kant le reconnaît dans l’Introduction de sa Logique, section IV.

[10]. Fichte fait-il pour autant l’économie de Dieu dans la position même de la subjectivité fondatrice ? Ce qui nous rapporte chez Fichte à Dieu ou l’Absolu est la forme de mon activité réflexive, retour sur soi que le Moi accomplit de façon quasi immédiate dans la connaissance de soi acquise par l’intuition intellectuelle de la conscience de soi. Ainsi la subjectivité est fondatrice – savoir premier – en tant qu’elle participe de l’autoposition absolue de l’Absolu.

[11]. H. Gouhier, « Ce que le Vicaire doit à Descartes », in Les méditations métaphysiques de Jean-Jacques Rousseau, Paris, Vrin, 1970.

[12]. Émile IV 599/600 : « Les actes de la conscience ne sont pas des jugements, mais des sentiments ; quoique toutes nos idées nous viennent du dehors, les sentiments qui les apprécient sont au-dedans de nous, et c’est par eux seuls que nous connaissons la convenance ou disconvenance qui existe entre nous et les choses que nous devons rechercher ou fuir. Exister pour nous c’est sentir ; notre sensibilité est incontestablement antérieure à notre intelligence, et nous avons eu des sentiments avant d’avoir des idées ».

[13]. Émile IV p. 600, « Connaître le bien, ce n’est pas l’aimer, l’homme n’en a pas la connaissance innée ; mais sitôt que sa raison le lui fait connaître, sa conscience le porte à l’aimer : c’est ce sentiment qui est inné ».

[14]. « Conscience, conscience ! Instinct divin […] sans toi je ne sens rien en moi qui m’élève au-dessus des bêtes que le triste privilège de m’égarer d’erreurs en erreurs à l’aide d’un entendement sans règle, et d’une raison sans principe » Émile IV 601.

[15]. J. J. Rousseau, l’individu et la république, chapitre six pp. 166-168.

[16]. C’est la liberté du citoyen qui, lorsqu’il obéit à la volonté générale, se trouve garanti contre toute dépendance personnelle, Contrat social I 7 p. 364.

[17]. Cité par M. Launay in J.J. Rousseau écrivain politique, Grenoble, A.C.E.R., 1971, p. 61.

[18]. Je parais ici faire des lois une raison alors que je m’y suis opposé dans L’individu et la république, chapitre six, lorsqu’il s’agissait de distinguer la volonté générale de la raison. Précisément, je veux dire ici que même en rapportant la volonté générale à la raison, nous ne retrouverions pas pour autant la raison pratique kantienne dans le politique rousseauiste. Il y a bien rapport entre volonté générale et raison, mais c’est un rapport de complémentarité et non d’identité : il me faut quelque idée générale du bien de tous pour le rapporter à moi-même.

[19]. Ce n’est qu’en opposition à Kant que l’on peut ici parler de spécificité rousseauiste. Les influences anglaises que j’ai déjà soulignées désignent Hume comme promoteur d’une raison incapable à elle seule de nous faire agir.

[20]. « Principe inné du justice et de vertu, sur lequel […] nous jugeons nos actions et celles d’autrui comme bonnes ou mauvaises » Émile IV p. 598.

[21]. Conscience a presque toujours un sens moral chez Rousseau. La notion intervient bien dans la construction de l’identité personnelle, où il n’est pas impossible de la rapporter encore à la liberté via l’amour de soi (cf. L. Vincenti, Jean-Jacques Rousseau. L’individu et la république, pp. 37-39). Le terme se trouve souvent, dans Émile, juxtaposé à la vérité et à la raison, Rousseau nous indiquant ainsi qu’il se réfère à l’esprit humain dans son ensemble, tant pratique que théorique. Demeure que le retour en soi est la figure commune, à l’attitude théorique par laquelle nous découvrons ou exprimons un sentiment intérieur, et à l’attitude pratique par laquelle nous recherchons des principes moraux.

[22]. E. Cassirer, La philosophie des Lumières, 1932, trad. fr. P. Quillet, Paris, Fayard, 1970 p. 33.

[23]. Il s’agit de la classification extraite de The Advancement of Learning (part of human learnig), 1605, édité par W. A. Wright, Oxford Clarendon Press, 1868. Classification présentée et commentée lors du colloque organisé sous la direction de C. Jaquet à la Sorbonne en décembre 1999, dont les actes ont été édités chez Kimé en 2000 sous le titre L’héritage baconien au XVIIe et XVIIIe siècle.

[24]. Discours préliminaire de l’Encyclopédie, nouvelle édition par M. Malherbe, Paris, Vrin, 2000, pp. 176-179.

[25]. Qu’il s’agisse du prospectus ou de sa reprise dans le Discours préliminaire. Il n’y a pas de différence sur ce point.

[26]. Cf. l’article Philosophie de l’Encyclopédie.

[27]. E. Cassirer, La philosophie des Lumières, Fayard, 1970 p. 126.