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« Personnalité et raison archétype dans la philosophie pratique de Kant »,
Publié dans La Pensée
n° 386 de juin 2016

Résumé

Articulant éthique et critique, le factum rationis fonde à la fois l’obligation morale et la connaissance de mon existence comme personne. Contre Kelsen, Kant réunit prescription et connaissance de la norme. La fonction de la personnalité annonce les analyses althussériennes de l’interpellation. Kant n’est pourtant pas si loin du monde intelligible fichtéen et relie aussi morale et religion. La réalisation du monde moral requiert bien le droit, mais comme condition négative bien distincte de la moralité. Le bon principe ne peut triompher que par lui-même, d’où la nécessité de l’espoir.

Abstract

Articulating the ethical and the critical, the *factum rationis* is the foundation for both moral obligation and knowledge of my existence as a person. Contrary to Kelsen, Kant brings together both the prescription and the knowledge of norms. The role of the personality prefigures Althusserian analyses of interpellation. Nevertheless, Kant, in binding morality and religion, is not so far from the Fichtean intelligible world. The realization of the moral world requires the law, but as a negative condition, very different from morality. Good can only triumph by itself, which is why hope is necessary.

Conférence

Il m’échoit donc l’honneur d’aborder la morale kantienne. Double difficulté, commune à tous puisqu’il s’agit de Kant, dont on a déjà beaucoup parlé. Difficulté paradoxale ensuite à propos de la morale puisque, si le domaine pratique de la rationalité est bien la deuxième grande découverte de Kant après la limitation de la raison dans la Critique de la raison pure, on doit bien constater que sa philosophie pratique a fait couler beaucoup moins d’encre que sa philosophie théorique. Je ne tenterai pourtant pas une présentation d’ensemble de cette philosophie pratique, synthèse de l’intellectualisme de Wolff et de la spécificité de la volonté chez Crusius, philosophie pratique intégrée à l’ensemble du système kantien dès la place de la liberté transcendantale dans l’antithétique de la raison pure, et développée ensuite dans ses parties traditionnelles – doctrine du droit et de la vertu – jusqu’à fonder des prises de positions quant à la situation historique de son époque. J’ai en effet, après quantité de commentateurs bien plus prestigieux, déjà tenté une telle synthèse[1]. Je vais plutôt, par attention à l’intitulé de ce numéro, souligner la nouveauté de la construction pratique kantienne, tout à la fois dans ses principes et dans ses conséquences, jusqu’aux résonances morales et politiques contemporaines. Je voudrais pour cela : 1) partir du rapport entre éthique et critique, et montrer comment le fondement du domaine pratique – le factum rationis – engage une théorie de l’obligation qui retentit jusqu’aux critiques idéologiques du marxisme contemporain ; 2) En revenant vers la postérité immédiate de Kant, tirer les conséquences du statut fondamental de la personne sur la notion de communauté et de monde intelligible, pour me demander finalement, 3e et dernier point, comment le sujet moral ressentant l’exigence pratique kantienne vit son idéal dans le monde.

Identité et obligation.

Je commencerai donc par montrer comment le rapport entre éthique et critique se construit autour du factum rationis, expérience du commandement moral et fondement du domaine pratique. Il suffit pour cela de suivre la démarche kantienne au début de la Critique de la raison pratique, et de noter que Kant ne commence pas par des questions proprement morales sur le bien ou le juste, mais en recherchant des principes objectifs dans la détermination de la volonté, c’est-à-dire en continuant à rechercher comment la raison pure peut produire de la nécessité – critère de la connaissance. Le premier objectif de Kant, cette recherche de la nécessité, se réalise dans le domaine pratique avec la délimitation de la raison pure : si la raison peut être pratique et déterminer la volonté avec nécessité, elle ne peut l’être que par raison pure, en déterminant la volonté par la seule forme de la loi, et en se substituant ainsi aux passions. La Critique de la raison pratique commence par nous montrer comment, à l’inverse du théorique où la raison pure ne produit pas de nécessité, la pureté de la raison pratique détermine la volonté avec nécessité et par elle seule. Contrairement au domaine théorique Kant n’effectue ici pas cette délimitation en restreignant l’usage de la raison à des principes seulement régulateurs, mais, bien au contraire, en montrant que seule la raison pure peut déterminer effectivement la volonté par la (ou sa) simple forme législative universelle, c’est-à-dire par la loi morale[2]. La raison pure est donc constitutive dans le pratique : les concepts pratiques a priori « produisent eux-mêmes la réalité de ce à quoi ils se rapportent (l’intention de la volonté) »[3].

Encore faut-il que la raison détermine effectivement la volonté. Et la critique ne peut s’assurer de cela sans la morale : c’est là le point important de ce premier moment. Je ne veux pas redire ici que la loi m’oblige parce que je reconnais dans le factum rationis mon existence comme être rationnel, et qu’en ce sens la loi morale est ma loi. Mais en sens inverse, ou réciproquement, il faut souligner que le factum rationis me permet de me connaître seulement à partir du moment où je ressens la loi morale comme ma loi, ou comme obligatoire pour moi. La morale – à comprendre ici comme le sentiment d’obligation lié à l’autonomie de la volonté – commande la possibilité d’achever la critique : sans l’expérience du commandement moral, sans que la loi soit effectivement obligatoire pour moi, rien ne permettrait de déduire la liberté à partir du commandement moral, ni donc de déterminer un inconditionné (la liberté) avec nécessité. C’est seulement à partir du moment où je ressens l’exigence morale que je peux déduire, presque immédiatement[4], mon appartenance au monde intelligible ou rationnel, appartenance qui me révèle ce que Kant appelle ma personnalité[5], et qui est l’origine du devoir. C’est donc l’autonomie de la volonté qui prouve la réalité, et de la raison pratique, et de la liberté « cosmologique », 2e objet de la métaphysique. Il faut partir de l’expérience morale pour obtenir une connaissance des premiers principes inconditionnés.

Trois remarques pour conclure ce premier moment :

Le lien entre critique et morale est donc ici un lien entre la reconnaissance de la norme et la prescription de la norme, à comprendre ici comme prescription de la raison pratique, expérience de la loi de la raison comme commandement moral. Si la raison pratique ne prescrivait pas de norme il n’y aurait pas de philosophie morale. On ne peut donc, comme le veulent des contemporains à la suite de Kelsen[6], séparer la prescription de la norme, le commandement, et la connaissance ou reconnaissance de cette norme comme telle. Il n’y a chez Kant connaissance de la norme comme telle, qu’en faisant effort pour la suivre, effort qui fait alors (et seulement alors) de la norme elle-même un opérateur de connaissance (ratio cognoscendi), permettant justement de connaître ce qui fonde, et la norme, et l’autorité qui la prescrit.

2e remarque : l’analyse kantienne du devoir permet d’échapper à la définition seulement nominale selon laquelle le devoir-être est opposé à l’être. Kant nous explique que la perpendicularité du devoir – qui fait de la loi de la raison un commandement pour moi – naît de l’opposition, dans le sujet moral, de deux êtres, sensible et intelligible, naturel et rationnel : « quand nous nous concevons comme soumis au devoir, nous nous considérons comme faisant partie du monde sensible et en même temps du monde intelligible »[7]. Sans cette superposition de deux lois, l’être purement rationnel suivrait la loi de la raison d’une façon aussi immanente que l’arbitrium brutum de l’animal suit la loi de la nature[8]. C’est donc la rencontre de deux législations, radicalement distinctes, en un même sujet, qui explique le fait que la législation immanente d’un monde puisse apparaître comme un commandement à partir d’un autre monde. On en doit donc pas définir le devoir-être comme opposition à l'être, mais comme résultant de l'opposition de deux êtres.

Ajoutons que cette définition réelle du devoir comme opposition de deux mondes, ou deux manières d’être, permet de présenter pédagogiquement l’exigence morale sans se référer nécessairement à un monde des esprits ou des êtres intelligibles, peu évocateur aujourd’hui. L’essentiel de l’explication kantienne du devoir est ici l’opposition au donné, opposition que l’on peut retrouver dans des formes plus communes appelant à la transformation du monde à partir d’un autre monde idéal. On ne s’éloigne pas trop alors de la fonction pratique du monde intelligible tel que le présentait Kant dans le « Canon de la raison pure » : « En tant que le monde serait conforme à toutes les lois morales (tel qu'il peut être suivant la liberté des êtres raisonnables et tel qu'il doit être suivant les lois nécessaires de la moralité), je l'appelle un monde moral. Ce monde est, à ce titre, simplement pensé comme un monde intelligible […] En ce sens, il n'est donc qu'une simple idée, mais une idée pratique […] »[9].

La radicalité de l’exigence morale est donc liée à une connaissance ou reconnaissance de soi comme existant essentiellement dans un monde radicalement autre que le monde présent. 3e remarque liée à la précédente : l’analyse de l’obligation morale réunit étroitement une détermination de mon existence essentielle et la position au moins imaginaire d’un monde nouveau, m’enjoignant de faire effort pour vivre selon sa loi. Kant nous dit ici que l’identité oblige, au sens où le fondement de l’exigence sera le report de mon existence dans un autre monde. La réunion de ces deux caractéristiques – reconnaissance de mon identité et transformation des mœurs – dans l’explication kantienne de l’obligation ne peut pas ne pas nous faire penser à la définition althussérienne de l’idéologie, commençant[10] par mettre au centre de l’idéologie la catégorie de sujet, et définissant l’idéologie dans Marxisme et humanisme : « l’idéologie (comme système de représentation de masse) est indispensable à toute société pour former les hommes, les transformer et les mettre en état de répondre aux exigences de leurs conditions d’existence »[11]. On retrouve bien les caractères de l’explication kantienne si l’on ajoute au rôle fondamental de la catégorie de sujet cette visée de transformation des hommes, certes surtout liée, dans l’analyse de l’idéologie, à leur exploitation, qui les conduit à bien des égards à vivre autrement que des hommes, d’une manière souvent radicalement autre. Les analyses d’Althusser ont montré que cette transformation radicale s’appuyait sur l’image que les individus se font d’eux-mêmes comme personne (comme sujet, source autonome et responsable de ses actes). Le contexte n’est certes plus kantien, mais les instruments employés pour analyser l’intériorisation des contraintes liées à ces transformations radicales de son existence sont ceux-là mêmes que le rigorisme kantien utilise pour expliciter l’obligation morale : nouveauté radicale du mobile et personnalité du sujet moral. Que l’on considère ou non les analyses kantiennes de l’obligation morale comme des productions idéologiques aliénantes, il demeure qu’elles ont mis à jour des caractéristiques essentielles de l’obligation morale.

Le monde intelligible, archétype.

Je voudrais m’arrêter en un deuxième moment, qui pourrait n’apparaître que comme transition, sur la notion de monde intelligible. Cette notion rassemble deux des caractéristiques principales de l’obligation soulignées ci-dessus alors qu’elles peuvent apparaître bien distinctes. Cela nous permettra tout à la fois de situer la morale kantienne dans sa postérité immédiate et d’ouvrir la philosophie morale vers le droit et l’histoire.

Les deux caractéristiques en question sont la personne et la raison. Elles sont intimement liées dans l’obligation morale comme nous venons de le voir, mais leur liaison ne va pas de soi puisqu’à la personne est attachée une forme d’existence subjective, voire individuelle, tandis que la raison se meut d’emblée dans l’universel, que ce soit l’universalité du principe qu’elle recherche, ou dont elle part dans ses raisonnements, et, en morale, la forme universelle de la loi à laquelle je dois élever ma maxime, règle subjective d’action. Et si, comme nous venons de le voir, la force obligatoire de la loi repose sur la reconnaissance de mon existence comme être rationnel, il ne suffit pas d’élever une règle subjective au rang d’un principe universel – ce dont on peut trouver p.ex. l’illustration dans la transfiguration de l’amour de soi en devoir de bienfaisance[12] – il faut comprendre que je suis déjà en tant qu’être intelligible, partie du règne de la raison[13].

Qu’est-ce que cela peut bien signifier pour la personne humaine ? Il ne peut seulement s’agir d’une qualité à laquelle il faudrait faire particulièrement attention, mais bien de mon existence essentielle, puisque c’est sur cette appartenance essentielle que se fonde le commandement catégorique du devoir. Cette existence essentielle est en quelque sorte la personnalité de la personne[14], si je puis dire, en retrouvant la distinction du chapitre 3 de l’Analytique de la raison pratique à propos des racines du devoir : « la personne [Person] étant par conséquent, en tant qu’elle appartient au monde sensible, soumise à sa propre personnalité [Personlichkeit] en tant qu’elle appartient au monde intelligible »[15]. Si la règle édictée par la raison « n’est objectivement et universellement valable que si elle vaut sans condition contingente et subjective qui distingue un être raisonnable d’un autre »[16], alors ne nous faut-il pas penser notre existence rationnelle comme simple particularité, identité indistincte qui se confond avec le tout ? Victor Delbos parlait d’une pure et simple « identification avec l’universel »[17].

On ne peut que s’étonner de cette direction d’interprétation quand on pense p.ex. aux reproches que Fichte adresse à la morale kantienne, et précisément à son concept de personne, qu’elle devrait dépasser en s’élevant vraiment à l’universel. La morale kantienne lui apparaît en 1806 comme une forme inférieure de moralité, qu’il avait déjà rabattu sur la légalité juridique dans la Wissenschaftslehre de 1804[18]. La prétention à se constituer, de manière autonome, uniquement par la loi morale en nous, et donc par l'obéissance à cette loi, caractérise aussi ce point de vue dans les cinquième et septième Leçons de l'Initiation à la vie bienheureuse : « il nous faut nous mépriser si nous ne procédons pas selon la loi, et sommes déchargés de ce mépris de nous-mêmes, si nous nous y conformons ; nous pouvons toutefois préférer nous trouver dans ce dernier cas plutôt que dans le premier »[19]. Derrière cette condamnation de l'érection du « devoir froid et sévère »[20] en Absolu, c'est bien la morale kantienne qui est alors visée, soit explicitement dans la 5e Conférence de l'Initiation[21], soit au travers de l'impératif catégorique[22]. A cette persistance de l’égoïsme dans la personne de l’individu rationnel, Fichte préfèrera l’abnégation totale de soi et le figure d’un monde intelligible constituant l’unité des volontés unies dans et par l’effort moral pour tendre vers cette unité même.

Fichte est-il pour autant si loin de Kant ? Ne s’agit-il pas aussi, dès le Canon de la raison pure, d’un corpus mysticum des êtres raisonnables[23] ? Certes, nous ne trouvons pas chez Kant les thématiques fichtéennes déterminant la constitution du monde intelligible comme un ordre, dynamique donc, naissant de l’agir moral et définissant les individus rationnels ou les êtres intelligibles par cet agir. Mais une détermination aussi précise de l’interaction des individus rationnels ne peut être faîte par l’auteur des Paralogismes, qui a précisément interdit de déterminer notre existence substantielle au-delà du simple Je pense. Dès lors, si la réalité du monde intelligible est bien posée dans le domaine pratique, c’est-à-dire par et pour le commandement moral, elle ne peut être déterminée au-delà de ce qui la rapporte à l’obéissance morale, sans pouvoir dire quoi que ce soit qui concerne les rapports et le devenir des individus rationnels[24]. Remarquons que c’est précisément à propos de la position du monde intelligible que le chapitre 1 de l’Analytique de la raison pratique s’achève sur le « droit qu’a la raison pure, dans son usage pratique, à une extension qui lui est absolument impossible dans son usage spéculatif ». Nous devons donc poser la réalité du monde intelligible – monde que nous retrouvons dans tous les textes kantiens de philosophie morale – mais sans pouvoir aller jusqu’à le déterminer plus avant comme le fait Fichte.

Il nous faut donc, chez Kant, rabattre ce que l’on peut dire du monde intelligible sur son rapport au commandement moral, et donc au premier chef sur sa fonction d’idéal pratique[25]. C’est ce que fait très exactement la Critique de la raison pratique en posant une raison archétype, dans « De la déduction des principes de la raison pure pratique ». La Critique de la raison pratique retrouve ainsi le système kantien de « la moralité qui se récompense elle-même » du Canon[26], en accordant à ce monde intelligible la même réalité, c’est-à-dire celle qui est liée à sa position dans et par la raison pratique : le monde intelligible est archétype parce « sa copie doit exister dans le monde sensible »[27]. Ce monde intelligible est précisément aussi ce que la Religion dans les limites de la simple raison appellera une communauté éthique, faisant la part[28] entre Église visible et Église invisible, et définissant cette dernière comme « simple Idée de l’union de tous les hommes droits de cœur sous le gouvernement divin, immédiat, mais moral qui sert d’archétype à toutes [les Églises] que les hommes veulent établir ». Tout comme le Canon parlait du monde moral comme d’un système « dont la réalisation repose sur cette condition que chacun fasse ce qu’il doit, c’est-à-dire que toutes les actions des êtres raisonnables arrivent comme si elles naissaient d’une volonté suprême »[29], la Religion précise, à propos de « l’union des individus en un tout pour la même fin », que « ce devoir exigera la présupposition d’une autre idée […] celle d’un être moral supérieur, qui par ses dispositions universelles opère l’union dans une action commune »[30].

Communauté juridique, communauté éthique, et transformation morale du monde.

Nous voilà au plus près des rapports entre morale et religion, alors qu’en matière d’archétype d’un monde humain on penserait plutôt au rapport entre morale et droit, le droit régissant le monde ectype ou la copie. Le genre humain étant sur terre distribué en populations et en États[31], il revient en effet au droit de régir les sociétés existantes qui doivent être la copie de l’archétype rationnel. Pourtant, en abordant, via le monde intelligible, les rapports entre morale et religion, nous ne nous sommes pas égarés pour autant, car c’est à partir d’une distance première qu’il faut penser les rapports entre droit et morale, et non dans leur proximité apparente comme le font des commentateurs contemporains. Il est nécessaire de rappeler cette distance première pour sauver le primat de la morale et son rapport critique à la légalité existante.

Notons tout d’abord que Kant ne se propose pas de déduire le droit de la morale mais de développer (entwickeln) le concept de droit à partir de l’impératif moral[32]. Et si ce développement peut prendre l’allure d’une déduction, elle reste indirecte, la contrainte juridique levant l’obstacle à la liberté que représente l’opposition des êtres humains entre eux[33].

On ne peut pas en appeler, pour rapprocher le droit de la morale, au sens large que revêt le terme de morale dans la Métaphysique des mœurs, où il recouvre en effet le droit et l’éthique. Il suffit alors de remplacer « morale » par « éthique » pour retrouver l’opposition droit / morale de la langue courante[34]. On ne pourrait d’ailleurs pas plus en appeler à un sens plus général de « droit », puisque la distinction kantienne[35] entre un sens large et un sens strict du terme de droit signifie que le droit est mêlé de morale, et non que le droit est devenu lui-même morale.

Kant souligne, entre autres dans l’Introduction générale à la Métaphysique des mœurs, la distinction entre une « législation extérieure » d’une part, celle dont le mobile peut être extérieur, & une législation intérieure d’autre part, celle dont le mobile est intérieur. La législation de l’éthique est intérieure bien sûr, elle est même celle dont le mobile ne peut pas être extérieur, puisqu’il se confond avec la loi – il faut faire son devoir pour le devoir lui-même, non pour les effets de ses actes –, c’est tout l’enjeu de la distinction entre autonomie et hétéronomie, détermination de la volonté par elle-même ou par son objet.

Dans un passage il est vrai assez ambigu s’il est isolé, Kant semble recouvrir l’obligation éthique par l’obligation juridique : « La législation éthique (quand bien même les devoirs pourraient être extérieurs) est celle qui ne saurait être extérieure ; la législation juridique est celle qui peut aussi être extérieure » [36]. L’ambiguïté vient bien sûr du « aussi », que les juristes sont tentés d’interpréter en élargissant le champ du droit comme s’il pouvait recouvrir la morale. Mais il s’agit du contraire. La distinction des deux législations, intérieure et extérieure, peut permettre d’attribuer au droit, pour reprendre une bonne formule d’A. Philonenko, une « double contrainte »[37], contrainte juridique, extérieure, et obligation morale, intérieure, puisque l’éthique me fait un devoir de respecter le droit en tant que droit. Si donc « la législation juridique est celle qui peut aussi être extérieure », ce n’est nullement pour rapprocher le droit de la morale, mais parce que le droit sera alors doublement commandé. Le mode d’obligation du droit n’exclut pas la morale (éthique), mais ce n’est pas cela qui définit le droit et il ne pourra jamais commander l’éthique. C’est bien l’éthique qui enveloppe toujours le droit. Comme l’explique Kant une page avant le passage commenté, c’est la législation éthique qui prend de plus, pour devoirs, des actions extérieures, et non seulement l’intention de respecter la loi pour la loi. On retrouve la même figure dans l’introduction à la Doctrine de la vertu, mais de façon moins ambiguë : « les devoirs éthiques enveloppent une coercition qui ne peut relever que d’une législation interne tandis que les devoirs de droits en enveloppent une qui peut aussi relever d’une législation externe »[38]. Ce paragraphe de la Doctrine de la vertu se concluant par « C’est en effet la doctrine de la vertu qui commande de tenir pour sacré le droit des hommes ». On ne peut donc pas en appeler au passage de l’Introduction générale à la Métaphysique des mœurs, pt. III, pour élever l’obligation juridique à la dignité de l’éthique : du point de vue seulement juridique la détermination de l’arbitre à respecter le droit demeure commandée par un mobile pathologique – extérieur, qui s’impose à moi ou qui ne provient pas de l’autonomie de la volonté –, la crainte du gendarme. Et si ce qui me commande est le respect pour la loi elle-même, mon mobile devient intérieur et doit alors être commandé par une législation universelle, éthique et non juridique.

La partition entre éthique et droit demeure donc dans la Métaphysique des mœurs. Du point de vue de l’éthique, cette partition signifie que la morale nous commande d’aller chercher jusque dans les mobiles les plus pathologiques ce qui permet de lever ici bas les obstacles à la moralité. Il en va du droit et de la vie dans l’État comme de la prudence, qui peut être très immorale mais illustre néanmoins une activité de la raison et doit donc comme telle être éduquée. Les affirmations selon lesquelles le salut du peuple tient précisément dans le fait de vivre sous des lois juridiques doivent être pensées en même temps que celles nous commandant d’obéir au gouvernement, même s’il agit de la façon la plus violente. Et cela dans un respect du droit que me commande la moralité, parce qu’il faut aller chercher la possibilité du monde moral dans la nature comme telle, c’est-à-dire dans l’immoralité, pour pouvoir penser la réalisation effective du monde moral. Pour que la moralité devienne réalisable ici bas il faut que se soient développées dans la nature la faculté requise pour agir moralement – la raison – et que soit supprimé le principal obstacle à l’établissement d’un monde moral – la guerre.

Il ne s’agit pas ici d’un processus dialectique où la nature se transformerait en liberté, mais d’un face à face des extrêmes qui appellerait, par l’exaspération même de son opposition, le triomphe du bon principe. Un rôle important est certes joué par les apparences, que ce soit la dissimulation de la prudence pouvant passer pour morale, et finir par jouer le rôle d’exemple[39], ou que ce soit le nouvel ordonnancement des forces qui transforme l’état de guerre en état civil et produit la paix[40]. Mais la moralité peut très bien ne pas avoir du tout progressé pour cela, pensons ici au peuple de démons. La conversion du genre humain en un tout moral reste l’œuvre de la moralité elle-même, que ce soit en tout un chacun[41] ou par l’idée de la volonté unifiée qui préside à celle d’une communauté éthique[42].

Ainsi le droit peut régir les sociétés humaines et les préserver, au mieux, de la guerre, il ne s’en substituera pas pour autant à la moralité qui ne peut s’affirmer que par elle-même et d’un seul coup, non sur le mode de la réforme mais sur celui de la révolution[43]. Le droit demeure condition, mais condition négative de la moralité. L’institution d’une société civile tendant vers la paix (la république) peut être le cadre permettant à la société éthique de se réaliser, mais le droit ne participera que négativement à la réalisation de cette société éthique, en levant les obstacles à l’affirmation de la moralité – la Legalität a ainsi une utilité négative, celle d’un « verrou mis au déchaînement d’inclinations contraires à la loi »[44], qui annule les effets de l’immoralité. Pas plus qu’il n’y avait, sur le plan des principes, déduction directe du droit à partir de l’éthique, il n’y a pas ici continuité entre l’établissement d’une société juridique parfaite et celle d’une société éthique. On pourrait même aller jusqu’à souligner l’inverse : c’est la morale qui participe positivement à la réalisation de la société juridique : ainsi dans la 6e proposition de l’Idée d’une histoire universelle, pour trouver un chef suprême qui soit juste il faut « par dessus tout une bonne volonté », et de même dans la conclusion de Théorie et pratique, où Kant répète que si l’on peut se fier à la nature des choses, c’est parce qu’elle comprend la nature humaine, et avec elle l’exigence du devoir[45].

L’Effort et L’espoir

Une dernière dimension de la morale kantienne apparaît alors, précisément à partir de cet abîme qui demeure tel jusqu’au triomphe final du bon principe. C’est la figure de l’espoir, construite dans ce face à face entre nature et liberté. La nécessité de construire l’espoir ne vient pas seulement accompagner la bonne volonté, elle est une condition indispensable à celui qui se sait vivre au milieu de l’immoralité et se heurte sans cesse au mensonge, à la violence, à la jalousie, à la misère, la maladie, et la mort prématurée, comme l’énumère Kant décrivant le désespoir de l’athée vertueux, en l’occurrence « l’honnête Spinoza »[46]. L’intention kantienne n’est pas un simple vœu, ainsi que nous le rappelle les Fondements de la Métaphysique des mœurs, mais bien au contraire : « les maximes qui sont prêtes à se traduire en actions, alors même que l’issue ne leur serait pas favorable »[47]. Face à l’insuccès répété[48], on comprend à quel point le caractère inexorable du commandement, et le caractère incessant[49] de l’effort qui définit la vertu, seraient insoutenables sans l’espoir que la communauté éthique puisse se réaliser un jour, c’est-à-dire pour Kant, sans le rapport de la morale à la religion, ou sans les postulats de la raison pratique, immortalité de l’âme & existence de Dieu.

Il faut donc prendre au sérieux la notion de « besoin de la raison pure pratique », lorsque Kant introduit de la nécessité dans la déduction des postulats qui recouvrent, avec la liberté, les trois objets de la métaphysique. Et – je rejoins ici la thématique initiale des rapports entre éthique et critique –, il faut comprendre alors que l’achèvement de l’entreprise critique dans la philosophie s’enracine dans l’expérience morale comme vie même du sujet moral. L’espoir illustre cet achèvement, en tant que la 3e question kantienne – Que puis-je espérer ? – est à la fois, comme le rappelle le Canon de la raison pure, théorique et pratique[50]. Sans aller jusqu’à dire, comme Gerhard Krüger, que « la critique a pour but de fonder la métaphysique grâce à la morale »[51], on ne peut pas ne pas rappeler que la limitation du savoir est ce qui permet de faire une place à la foi, et qu’il est donc pour le moins sensé d’aborder la philosophie kantienne par la raison pratique.



[1]. Luc Vincenti, E. Kant. philosophie pratique, Paris, Ellipses, 2007.

[2]. Critique de la raison pratique, Kants Werke, Akademie Textausgabe, Berlin, Walter de Gruyter & Co. (Ak), 1968, § 7 : « Agis de telle sorte que la maxime de ta volonté puisse en même temps toujours valoir comme principe d’une législation universelle ».

[3]. Critique de la raison pratique, Ak V, p. 66, trad. fr. O.C.. T.II Paris Gallimard Pléiade 1985 p. 688.

[4]. « Gerade », Critique de la raison pratique, § 6, Problème II, scolie.

[5]. Ibid., 1ère partie, Analytique, chap. III « Des mobiles de la raison pure pratique », Ak V p. 87.

[6]. Chap. 38 de la Théorie générale des normes.

[7]. E. Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, III, Ak IV, p. 453-454, Pléiade p. 324. Et immédiatement ensuite : « Si donc j’étais membre uniquement du monde intelligible, mes actions seraient parfaitement conformes au principe de l'autonomie et de la volonté pure ; si j'étais seulement une partie du monde sensible, elles devraient être supposées entièrement conformes à la loi naturelle des désirs et des inclinations, par suite à l’hétéronomie de la nature. […] Mais puisque le monde intelligible […] est un principe immédiat de législation, […] quoique par un autre côté je sois un être appartenant au monde sensible, je n’en devrai pas moins, comme intelligence, me reconnaître soumis à la loi du premier, c’est-à-dire à la raison qui contient cette loi dans l’idée de la liberté, et par là à l’autonomie de la volonté ; je devrai conséquemment considérer les lois du monde intelligible comme des impératifs pour moi, et les actions conformes à ce principe comme des devoirs »

[8]. Pour une volonté parfaitement bonne faire le bien n’est pas un impératif, Fondements de la métaphysique des mœurs, II, Ak IV, p. 414.

[9]. Critique de la raison pure, Canon, Ak III, 525. Cette acception du monde intelligible persistera jusqu’à la 2e Critique, cf. la notion de préfiguration (Vorzeichnung) in Critique de la raison pratique, Ak V, p. 43.

[10]. Dès la première des Trois notes sur la théorie des discours en 1966, avant la célèbre article de 1970 sur les A.I.E. (La Pensée, N°151, juin 1970).

[11]. « Marxisme et humanisme » in Pour Marx, Paris, Maspero, 1965, p. 242.

[12]. P. ex. dans l’introduction à la Doctrine de la vertu, VIII 2 et V b.

[13]. Cf. Fondements de la métaphysique des mœurs, III, Ak IV, 452-454 : « comme être raisonnable, faisant par conséquent partie du monde intelligible » ; « lorsque nous nous pensons comme libres, nous nous transportons dans le monde intelligible » ; « l’idée de la liberté fait de moi un membre du monde intelligible ».

[14]. « La personnalité » plutôt que « l’humanité », qui concerne bien aussi mon existence essentielle, mais à partir d’une distinction d’avec l’animalité, et donc à partir du monde sensible. Sur cette question cf. entre autres Christine Korsgaard, « Kant's Formula of Humanity », in Kant Studien 1986 N°77.

[15]. Critique de la raison pratique, 1ère partie, Analytique, chap. III « Des mobiles de la raison pure pratique », Ak V, p. 87.

[16]. Critique de la raison pratique, Ak V, p. 21.

[17]. V. Delbos, La philosophie pratique de Kant, Paris, P.U.F., 1926, 3e éd. 1969 p. 303.

[18]. Dans la 28e et dernière conférence.

[19]. Anweisung zum seligen Leben, 7e Leçon, (Gesamtausgabe der bayerischen Akademie der Wissenschaften, R. Lauth u. H. Gliwitzky (hrsg), Stuttgart-Bad Cannstatt, Frommann-Holzboog [dorénavant abrégé en : GA] I 9, p. 137, l'Initiation à la vie bienheureuse trad. fr. ss la dir. de Patrick Cerutti, Paris Vrin 2012 p. 159 / 160. Ce trait de caractère propre à l'homme de la légalité rappelle le « respect de soi empirique » présenté par l'Essai d'une critique de toute révélation, ouvrage qui avait été attribué à Kant en 1792 (§2, Paris, Vrin, 1988, p. 51), i.e. « la pensée qu'en agissant ainsi je pourrai être content de moi comme homme ». Cf. également Wissenschaftslehre 1804, à propos du dépassement « de la prudence égoïste ou du respect de soi conformément à l'impératif catégorique », 25e Conférence, trad. fr. Paris, Aubier, 1967, p. 244.

[20]. Initiation à la vie bienheureuse, 7e Leçon, Vrin, p. 159.

[21]. Ibid., p. 115 Vrin.

[22]. Comme dans la 7e Leçon de l’Initiation (p. 158 Vrin) mais aussi dans la 8e, ou encore la 16e Leçon des Grundzüge GA I, 8, p. 378, trad. fr. Le caractère de l’époque actuelle, Paris, Vrin, 1990, p. 233/234).

[23]. Critique de la raison pure, Canon, Ak III, p. 52, O.C. I., Pléiade, p. 1368.

[24]. Cf. Critique de la raison pure, « Du But final de la dialectique naturelle de la raison humaine », à propos des paralogismes : « alors en effet les lois empiriques des phénomènes corporels, qui sont d’une tout autre espèce, ne s’immiscent plus dans les explications de ce qui appartient simplement au sens interne, alors on ne se permet plus aucune de ces vaines hypothèses de génération, de destruction et de palingénésie des âmes, etc. » Ak III, p. 450, Pléiade, T.1, p. 1276.

[25]. Cf. ci-dessus p. 5.

[26]. Critique de la raison pure, Canon, Ak III, p. 525.

[27]. Critique de la raison pratique, Ak V, p. 43.

[28]. Religion, 3e Partie, 1ère section Pt IV Ak VI, p. 101.

[29]. Critique de la raison pure, Canon, Ak III, p. 526.

[30]. Religion Ak VI, p. 98.

[31]. Conflit des facultés, II, § 5, trad. Christian Ferrié, Paris, Payot, 2015, p. 124.

[32]. Doctrine du droit, Ak VI, p. 239.

[33]. Doctrine du droit, Introduction D.

[34]. Ou de la langue des Écoles non kantiennes, ainsi que le remarque Kant au tout début de l’Introduction à la Doctrine de la vertu.

[35]. Introduction à la Doctrine du droit, § E.

[36]. Introduction générale à la Métaphysique des mœurs, pt. III.

[37].Alexis Philonenko, « Introduction à la Métaphysique des mœurs », in E. Kant, Métaphysique mœurs, Paris, Vrin, 1971, p. 34.

[38]. Doctrine de la vertu, Introduction, IX.

[39]. Discipline de la raison pure, AK III p. 489.

[40]. Projet de paix perpétuelle, Ak VIII p. 366.

[41]. Pourquoi Dieu ne tue-t-il pas le diable ? Parce qu’envers les êtres doués de raison « ce qui doit les atteindre, que ce soit le bien ou le mal, ils doivent se l’attribuer à eux-mêmes ». Religion Ak VI p. 79, note.

[42]. Je rejoins ici Bernard bourgeois : « la liberté ne peut se produire que librement » ; « Ethique et droit », in La raison moderne et le droit politique, Paris, Vrin, 2000, p. 152-153.

[43]. Religion, Ak VI, p. 47.

[44]. Projet de paix perpétuelle, 1er Appendice, Ak VIII, 376 ; Ou « barrière à l’effervescence de penchants illégitimes », Pl. 371.

[45]. Sur ces points cf. Luc Vincenti « La civilisation chez Rousseau & Kant », in Bertrand Binoche (dir.) Les équivoques de la civilisation, Seyssel, Champ Vallon, 2005 (coll. Milieux), pp. 220-224.

[46]. Critique de la faculté de juger, § 87.

[47]. Fondements de la Métaphysique des mœurs Ak IV, p. 435.

[48]. Mais non absolument inévitable, cf. le « point d’inflexion » de l’histoire, Conflit des facultés, 2e section, § 6. Kant pense certainement ici au 2nd Discours de Rousseau.

[49]. Critique de la raison pratique, Ak V, p. 123.

[50]. Critique de la raison pure, Ak III, p. 523.

[51]. Gerhard Krüger, Philosophie und Moral in der Kantischen Kritik, Tübingen, 1931, trad. fr. Critique et morale chez Kant, Paris, Beauchesne, 1961, p. 22.