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« Rousseau législateur (La Corse et la Pologne) »
in La Pensée, N° 395 juillet/sept 2018

 

Conférence prononcée lors du Colloque international Rousseau et la Pologne, organisé par l’Association « Clarens » d’études internationales rousseauistes, le Groupe d'Études du Matérialisme Rationnel (GEMR) et l’Institut de philosophie et de sociologie de l’Académie Polonaise des Sciences de Varsovie. En partenariat avec La Fondation Gabriel  Péri, la Fondation « Clarens » et La Pensée, les jeudi 30 et vendredi 31 mars 2017 à l’Académie Polonaise des Sciences de Varsovie – Palais Staszic.

Introduction. Les deux visages du Législateur.

Il semble assez normal de rapprocher, comme dans le titre de cette conférence, la Pologne et la Corse, les deux projets de réforme constitutionnelle de Rousseau. Il est pourtant clair qu’ils s’opposent dans une bonne part en leur contenu. Le plus évident demeure la forme préconisée pour l’État, démocratie pour la Corse, persistance de la monarchie pour la Pologne. Même s’il est vrai que la Corse devrait avoir un « gouvernement mixte »[1], et que la monarchie polonaise a, même avant son remaniement rousseauiste, bien des particularités qui peuvent la faire appeler république, surtout au sens large que ce terme revêt au XVIIIe[2], sens repris par S. Leszczynski lui-même, lorsqu’il considère qu’une monarchie peut être une république si le pouvoir royal est limité et si la souveraineté n’est pas exclusivement monarchique[3], ce qui est exactement le cas de la Pologne. La différence de forme institutionnelle envisagée pour la Corse et la Pologne s’explique bien sûr d’abord par la différence, quantitative et qualitative, des territoires. Le principe est énoncé dès le Projet de constitution pour la Corse : « Le meilleur système économique pour la Corse et pour une République n’est assurément pas le meilleur pour une monarchie et pour un grand État »[4]. Cela peut se comprendre comme l’application du principe énoncé au chapitre un du livre III du Contrat social : il n’y a qu’un bon gouvernement possible dans un État[5].

Certes Rousseau modère immédiatement l’application de ce principe en fonction de « mille évènements » et de « différents temps ». C’est sur cette modération que je voudrais insister car elle est significative de l’attention particulière à la situation concrète de chaque État, attention qui est peut-être le principal point commun des deux projets de Rousseau Législateur. C’est qu’il y a un principe propre à cette position du Législateur, principe que soulignait la deuxième moitié du livre deux du Contrat, et qu’illustre parfaitement les Considérations : il s’agit d’adapter son action transformatrice à la « nature des choses »[6], en l’occurrence tant la « situation locale » que le « caractère des habitants »[7], c’est-à-dire le caractère du peuple qui doit « supporter »[8] les lois.

Du principe guidant l’acte même de législation[9] s’ensuivent deux conséquences, l’une quant à la figure du Législateur, qui présente donc un double visage, l’autre quant au rapport spécifique qu’entretient l’activité transformatrice du Législateur au principe de l’État. J’évoquerai le premier point dans cette introduction, et je traiterai le second sur le double plan des mœurs et des lois dans mon développement, en tentant de monter à chaque fois comment les principes du Contrat social se trouvent finalement appliqués, et en Corse et en Pologne. Cela nous explique pourquoi, en dépit des différences évidentes, nous trouvons de nombreux points communs, p.ex. la méfiance envers l’argent, la préférence pour les impôts en nature, la milice ou les corvées.

Concernant le premier point, les projets de réforme constitutionnelle de Rousseau nous rappellent que le Législateur a deux visages. Il s’agit d’abord de la figure drastique de celui qui, recomposant les forces en présence, agit de manière hobbésienne[10], et « doit se sentir en état de changer, pour ainsi dire, la nature humaine », comme l’annonce le début du chap. sept Livre II du Contrat. Cette figure de la recomposition des forces est essentielle à l’institution de l’État, elle est partie intégrante du pacte dans le Contrat[11], et demeure dans le serment pour la Corse[12] ; elle fait encore question en Pologne dans le statut des places fortes et des armées particulières. Mais dans les projets de réforme il sera surtout question d’autres types de lois que celles réglant la constitution de la force publique ou les châtiments[13]. L’action du Législateur doit se faire moins drastique, pour agir en profondeur sur les mœurs, en s’adaptant au peuple dont il s’agit d’instituer les lois. Rousseau le rappelle en conclusion à propos de la Pologne : s’étant « appliqué à suivre l’esprit de cette république », il a donc tenté d’y proposer le moins de changements possibles[14], et d’adapter son projet « aussi bien qu’il était possible à la forme du gouvernement établi »[15]. C’est un contrepoint notable à la condamnation fréquente du Législateur rousseauiste par le libéralisme contemporain. Ce contrepoint a très bien été aperçu à l’époque par des auteurs plus libéraux que Jean-Jacques, p.ex. le Marquis de Mirabeau[16]. En Corse ce double visage du Législateur se montre par exemple au moment où, ayant affirmé que la propriété collective doit être la plus grande possible, Rousseau retrouve quasiment les termes du Contrat social chap. sept Livre II[17] ; mais il précise quelques pages plus loin : « Aucune loi ne peut dépouiller un particulier d’aucune portion de son bien. La loi peut seulement l’empêcher d’en acquérir davantage »[18].

Cette modération dans les lois fondamentales vise avant tout à mieux les faire accepter et souligne donc la complémentarité des lois et des mœurs. D’autant que les mœurs qu’il s’agit de former ici sont des mœurs pour les lois, pour le respect des lois, il s’agit de cet « esprit social »[19] que le Législateur du Contrat doit « faire naître »[20]. Le thème n’est pas neuf : la complémentarité des lois et des mœurs s’enracine tant dans la prévalence de la morale partagée par tous à l’époque que dans l’influence de Montesquieu. Cette complémentarité apparaît chez Rousseau dans le Discours sur l’économie politique : « le plus grand ressort de l’autorité publique est dans le cœur des citoyens, et [que] rien ne peut suppléer aux mœurs pour le maintien du gouvernement »[21]. Cette thématique du « ressort » est importante : attaché à la fois aux âmes et à l’État, le thème du ressort se retrouve souvent dans les Considérations, et pourrait constituer à lui seul le cœur notre étude : il concerne aussi bien la vie passionnelle, celle que le Législateur tente de réorienter vers le corps politique, que l’organisation institutionnelle reposant sur la vigueur, ou la vivacité, du législatif. L’unité des lois et des mœurs se trouve dans l’institution primitive, là où « tous les ressorts de l’État sont vigoureux et simples », Contrat social IV 1, début. Finissons notre introduction en soulignant cette complémentarité des lois et des mœurs qui nous servira de trame dans nos deux première parties, pour caractériser l’action du Législateur, étudiée comme telle dans un troisième et dernier moment.

Réformer les mœurs

Si Rousseau prête bien attention aux mœurs dans ses deux projets, il ne s’agit pourtant pas des mêmes mœurs. Rousseau trouve en Corse une simplicité qui n’existe plus dans la complexité hiérarchique du système polonais. Ici encore, il lui faut « prendre les hommes tels qu’ils sont »[22] et utiliser leurs penchants pour leur donner des lois qui transforment leur mœurs. Si l’on ne peut espérer qu’un peuple corrompu obéisse à de bonnes lois, il n’y a pourtant de bonne constitution que celle qui pénètre jusqu’au cœur des citoyens[23]. La question est donc de partir des cœurs mais dans une nation déjà instituée, aux goûts, mœurs, préjugés et vices déjà bien enracinés[24].

La solution existe, Rousseau la connaît qui a déjà donné pour objet secret au Législateur « l’opinion », c’est-à-dire l’estime publique, dans le Contrat social II 12. On peut s’étonner que le Législateur utilise, pour fonder le nouvel État, l’amour-propre, un sentiment qui « porte chaque individu à faire plus de cas de soi que de tout autre, qui inspire aux hommes tous les maux qu’ils se font mutuellement, et qui est la véritable source de l’honneur »[25]. A vrai dire il s’agirait plutôt ici d’orgueil que d’honneur, mais si l’on veut suivre Montesquieu et considérer la Pologne comme un État monarchique, on peut admettre que l’honneur soit son principe. D’ailleurs l’honneur demande, dès Montesquieu, « des préférences et des distinctions »[26]. Le Législateur devra ainsi utiliser les honneurs et les récompenses publiques[27], mais, ce sera pour retourner l’amour-propre contre lui-même, en donnant à chacun une identité nouvelle qu’il partagera également avec tout ses compatriotes.

La difficulté consiste ici en la nature faiblement monarchique de la Pologne, dont la structure sociale, et l’essentiel de l’État, reposent sur l’aristocratie, certes pour une bonne part nommée et récompensée par le roi, mais le Roi est lui-même élu par la noblesse. S’il fallait se référer à Montesquieu il nous faudrait alors penser à la « modération », principe de l’aristocratie, plutôt qu’à l’honneur, principe de la monarchie. Mais la modération semble bien faible face à la corruption fréquente des nobles polonais, corruption permise par les institutions, nous y reviendrons. Rousseau peut s’adresser plutôt à l’orgueil plus qu’à l’honneur tout en visant le corps politique ; il a déjà abordé ce point dans le projet pour la Corse : l’orgueil y est présenté comme une dimension de l’opinion – Rousseau confondant alors cette dernière avec l’amour-propre. Il y a orgueil et non vanité lorsqu’il s’agit d’accorder un grand prix aux objets bons et beaux par eux-mêmes[28]. Il paraît donc possible de détourner l’amour-propre des objets frivoles – sinon il serait vanité – pour le consacrer à la patrie, d’autant qu’à en croire Rousseau l’amour de la patrie est « plus vif et plus délicieux cent fois que celui d’une maîtresse »[29]. Mais comment Rousseau s’y prend-il pour détourner l’amour-propre ?

Avant de devenir pur et simple patriotisme, ou orgueil national, le rapport à la patrie est donc médiatisé par l'orgueil personnel. Il en irait ainsi p.ex. dans ces assemblées provinciales ont à charge de recenser et de récompenser des particuliers pour leur qualités personnelles, voire de proposer ces personnes aux Diètines en vue d’affranchissement. Rousseau s’adresse-t-il aussi à l’orgueil lorsqu’il conserve des insignes distinctives pour les trois classes de citoyens ? Ce n’est pas sûr, puisque la préciosité de ces métaux est en ordre inverse du grade de ceux qui les porteront[30] : la plaque distinctive doit être en or pour les simples « servants d’État »,  en argent pour les « citoyens de choix », et en acier bleu pour les « gardiens des loix »[31]. La personne doit donc ici s’enorgueillir non pas de l’insigne mais de son rang dans l’État et de sa fonction. C’est la même raison qui pousse Rousseau à marquer avec soins les rangs dans les fêtes publiques[32] : si Rousseau veut qu’il y ait distinction, c’est à cause de la nature publique d’un rassemblement auquel tout le peuple doit participer. C’est clairement vers l’unité de l’État que Rousseau cherche à orienter les cœurs, et le détournement de l’amour-propre à des fins politiques est plus clair encore lorsqu’il s’agit de priver les riches des « objets attrayants »[33] distinguant les rangs. De l’homme au citoyen, l’objet de l’amour n’est donc plus la personne mais la patrie.

Rousseau retrouve ainsi tout à la fois « l’esprit des anciens législateurs », les thèmes qu’il avait défendu dans son discours sur l’Économie politique, et les spectacles républicains qui concluent la Lettre A D’Alembert. Pour attacher les citoyens à la patrie[34], il faut la rendre omniprésente, qu’ils s’en occupent sans cesse[35], non seulement dans l’éducation, dont je ne parlerai pas ici, mais dans l’ensemble des cérémonies, en supprimant les autres spectacles[36]. Le patriotisme lui-même permet ainsi de pallier la faiblesse de la Pologne, non seulement sur plan symbolique  - en établissant « tellement la république dans les cœurs des Polonais, qu’elle y subsiste malgré tous les efforts de ses oppresseurs »[37] -, mais aussi sur le plan militaire, où Rousseau retrouve encore la Suisse (mais aussi la Corse[38]) en prenant l’exemple des milices. Il faudra s’occuper de l’opinion publique jusque dans l’institution de ces organismes de défense, et transformer la perception populaire du soldat mercenaire ; là encore le principe est énoncé : « que tous les citoyens se sentent incessamment sous les yeux du public, que nul n’avance et ne parvienne que par la faveur publique […] que tous dépendent tellement de l’estime publique… »[39]. Combinée à la faveur publique, l’estime publique montre son visage sous un nouvel angle. L’opinion qu’il s’agit d’incarner ne pouvant que faire écho à l’estime de tous, elle ne peut plus être la faveur d’un seul, et lorsque le Législateur règle ainsi les mœurs il participe activement à la lutte contre la corruption dans une Pologne extrêmement inégalitaire. Le détournement de l’amour-propre peut donc atteindre son but et illustrer ce qu’énonçait le Discours sur l’économie politique : « l’amour de la patrie […] joint la force de l’amour-propre à toute la beauté de la vertu »[40]

Réformer les lois

Toutefois comment s’assurer que cet honneur lié aux rangs et charges de l’État se distingue vraiment de la corruption ? Si le remède – l’amour de la patrie - est dans le mal – l’orgueil -, le mal ne peut-il être encore dans le remède ? Comment s’assurer que « l’honneur faux » dont parlait Monstesquieu[41] favorisera finalement le bien commun ? La corruption est le principal fléau, l’un des principaux objets des Considérations, et l’une des principales causes des malheurs de la Pologne offerte aux influences de l’étranger. Il ne s’agit pas seulement ici de l’intégration des traités internationaux au corps des lois votées par la Diète[42], ni même du veto, envers lequel Rousseau se montrera rigoureux[43], mais aussi de la répartition des charges et gratifications par la puissance exécutive, non pas seulement les starosties, mais au premier chef la nomination du Sénat par le Roi. Il faut donc outre les mœurs s’occuper aussi des lois politiques, celles qui règlent la répartition des pouvoirs dans l’État.

En tenant compte de ce qui est, Rousseau se trouve face au très étonnant État polonais et, comme les commentateurs de l’époque, il en souligne l’étrangeté. Elle doit être grande aux yeux de celui qui a voulu distinguer l’exécutif du législatif pour circonscrire la souveraineté dans le législatif. Ne serait-ce qu’avec la figure du Sénat, exécutif, qui fait lui-même partie intégrante de la Diète, assemblée constituant le législatif, l’articulation des principaux pouvoirs paraît déjà confuse. Pourtant, à la différence de Voltaire ou Montesquieu, Rousseau voit un caractère positif dans la constitution de cet étrange corps, lorsqu’il reprend, au début des Considérations, la métaphore anthropologique de l’État pour la disloquer. Ce caractère positif est la vivacité, comme persistance résistante. Si l’on se réfère aux principales illustrations rousseauistes de la métaphore anthropologique de l’État, et à son inversion entre le Discours sur l’économie politique et le chapitre onze Livre III du Contrat social, il nous faut attribuer cette vivacité à la persistance du législatif. L’essentiel de l’État se trouve en effet dans le pouvoir souverain, qui n’est plus la tête mais le cœur lors du deuxième des développements principaux de la métaphore, dans le Contrat. Rousseau précise alors : « Le cerveau peut tomber en paralysie et l'individu vivre encore […] mais sitôt que le cœur a cessé ses fonctions, l'animal est mort »[44]. Or l’animal polonais ne meurt pas : l’État polonais « tombe en paralysie à chaque effort qu’il veut faire », mais « malgré cela vit et se conserve en vigueur »[45]. Les crises et paralysies visent à la fois les invasions et influences dirimantes des puissances étrangères et les ajournement de l’assemblée nationale, la Diète, dissoute à chaque usage du liberum veto par un seul Nonce. Ce sont ces dissolutions qui provoquent les confédérations semblables à celles de Bar pour laquelle Wielhorsky avait consulté Rousseau. Lorsque la Diète est interrompue par un veto, le pouvoir retourne vers les Diètines. Il en va comme à la mort, ou au départ, de chaque Roi, puisqu’alors, comme l’écrit Rousseau : « tout le pouvoir, même usurpé, retournait toujours à sa source »[46]. Ainsi que ce soit par l’élection du Roi ou la dissolution des Diètes, le despotisme n’a donc pas pu détruire le corps politique polonais, laissant intacte sa puissance législative. Rousseau peut donc entreprendre de lui donner des lois qui ne contredisent pas les principes du Contrat social.

Le Législatif

Ce retour du pouvoir à la source est en quelque sorte mis en abyme dans le fonctionnement même du législatif polonais qui semble pallier le reproche majeur que Rousseau adressait à la représentation politique. Les Nonces, délégués représentant les assemblées primaires, doivent, lors d’une « Diète de relation », rendre raison de leur conduite à la Diètine qui les a élus. Il y a bien là mandat impératif et nous pouvons voir dans les députés polonais de véritables « commissaires » comme le voulait le Contrat social III 15. Toutes choses égales par ailleurs, les institutions représentatives de la noblesse polonaise nous donnent donc le modèle formel de ce que pourrait être une démocratie dans un grand État, avec la mise en place d’une députation, que la modernité appellerait plutôt délégation, pour souligner la subordination du mandataire envers ses mandants, commettants ou « constituants ». Il est clair que les choses ne sont pas égales par ailleurs, et que Montesquieu pouvait avec raison considérer l’aristocratie polonaise comme un mauvais exemple puisque les paysans y sont esclaves de la noblesse[47]. Mais dans une aristocratie où le peuple n’est rien, Montesquieu trouvait au début du même chapitre que la démocratie règne alors dans le corps des nobles. C’est bien ce paradoxe que donne à voir la Pologne, où l’égalité entre membres de la noblesse est un principe du fonctionnement législatif[48], alors même que de nombreux nobles ne sont pas propriétaires et servent, économiquement et socialement, d’autres membres, plus riches, de la noblesse.

On comprend mieux l’intérêt que Rousseau porte à l’État polonais. Il ne cesse d’envisager la participation du peuple au pouvoir commun par l’affranchissement des serfs les plus méritants[49]. Mais il cherche surtout à appliquer, si peu que ce soit, c’est-à-dire autant qu’il est possible, à l’institution législative polonaise les principes d’une démocratie participative[50]. P. ex. la rotation des charges, changement fréquent des représentants, qui est manifeste dans le refus d’envoyer les mêmes Nonces à deux Diètes consécutives[51]. Cela permettant en outre de rendre leur corruption moins aisée. Le renforcement du caractère impératif des mandats existants donne lieu à des textes célèbres ; la puissance exécutive ne doit agir que « sous les yeux du législateur »[52], et le Nonce doit rester assujetti à ceux qui l’ont investi du pouvoir de porter leur voix ; c’est le sens du mandat impératif : « il faut qu’à chaque mot que le nonce dit à la Diète, à chaque démarche qu’il fait, il se voye d’avance sous les yeux de ses constituants »[53]. De nombreux points font aussi écho aux principes du Contrat social soulignant la nécessaire persistance de l’autorité souveraine : le rappel de la nécessaire « fréquence des Diètes »[54], ou l’attention portée aux conditions d’expression de la volonté générale lorsque Rousseau, s’opposant encore une fois à Mably, préfère conserver le décompte individuel des voix par nonces, et non par Palatinat. Rousseau rappelle ainsi le principe du Contrat social L.II chap. 3[55] : « les voix prises par masse et collectivement vont toujours moins directement à l’intérêt commun que prises ségrégativement par individu »[56]. On le voit, les modifications proposées par Rousseau peuvent paraître timides, mais elles sont guidées par l’idéal politique du Contrat social, tout en se montrant adaptées à la réalité polonaise. Derrière l’évidente hétérogénéité des pays et des régimes – députation mais avec mandat impératif en Pologne, démocratie mais avec représentation en Corse[57] – l’action du Législateur propose des réformes dont les principes sont parfois très éloignés de la réalité politique mais, et c’est un enseignement essentiel des Considérations, cet éloignement peut ne pas rendre ces réformes contradictoires avec leur principe tout en assurant, pour des raisons que je développerai dans ma dernière partie, leur possibilité politique.

L’Exécutif, le Roi et le Sénat.

On ne peut étudier les réformes législatives proposées sans aborder celles qui concerne le caractère la plus apparent de l’État polonais, la monarchie. Là encore, Rousseau, contre Mably, relaie une dimension de la politique polonaise consistant à modérer les pouvoirs du Roi. La réforme paraît pourtant des plus hardies, puisqu’il s’agit de tirer le Roi au sort et non de l’élire parmi le Sénat. Aurions-nous là l’application abrupte d’un principe strictement démocratique ? Nullement, puisque le Roi serait tiré au sort parmi les sénateurs à vie, ceux que Rousseau appelle les Gardiens des loix. Il serait donc tirés trois noms de Palatins, et la Diète d’élection (peu après la mort du Roi) en choisirait un, ce choix préservant la dimension passionnelle d’orgueil et d’émulation. La dimension démocratique est donc finalement très atténuée. Mais elle persiste néanmoins : que l’on mesure la distance d’avec un procédé analogue pratiqué à Genève, celui de l’élection des quatre syndics par le Grand conseil, qui s’effectue à partir du choix de huit noms par le Petit conseil au sein même de ses membres[58]. Ne sommes nous pas plus proche d’un fonctionnement démocratique dans la réformation de la monarchie polonaise ? La réforme proposée permet à la fois, par le tirage au sort, de lutter contre la corruption et, par l’élection, de manifester un rapport à la source du pouvoir à partir du sommet de l’exécutif.

Ce rapport à la source est une constante des réformes proposées par Rousseau et se reproduit lui-même pour se confirmer : le Roi est (encore) élu par le Sénat, le Sénat serait élu par la Diète[59], et les Palatins par leur Diètine, même si le caractère démocratique est fortement modéré car les Diètines nomment à vie leurs Palatin et Grands Castellans[60].

Rousseau présente l’élection du Sénat comme la principale de ses réformes[61]. Ôter la nomination du Sénat au Roi, c’est à nouveau agir contre la corruption en supprimant le pouvoir du Roi sur tous ceux qui aspirent à être sénateurs[62], tout en ménageant l’orgueil politique, mais dans le cadre d’une procédure devenue nécessairement publique[63]. Cette réforme contribue également à la séparation de l’exécutif et du législatif, et participe de la subordination de l’administration au pouvoir souverain[64], quand bien même Rousseau juge-t-il nécessaire de maintenir les sénateurs de 1ère classe à vie[65]. L’élection du Sénat illustre le principe essentiel, dans lequel Rousseau voyait la vigueur de l’État polonais, et qu’il rapporte dans les Considérations au Contrat social : subordonner l’exécutif au législatif et ramener le pouvoir à sa source. L’élection permet cela à condition de prévoir des assemblée périodiques[66], et, ajouterais-je[67] en pensant au chap. 18 du Livre III du Contrat, de conférer à ces assemblées le pouvoir de révoquer (ici d’élire) l’administration. Le principe est ici le même que pour le mandat impératif : « toute la puissance exécutive doit être dans les mêmes mains, mais il ne suffit pas que ces mains changent ; il faut qu’elles n’agissent, s’il est possible, que sous les yeux du Législateur »[68]. Il s’agit toujours de conjurer la représentation, inévitable distance d’avec l’origine, et la surveillance de l’exécutif a ici la même fonction que le mandat impératif : assurer la présence sous jacente, et la persistance continue de l’autorité souveraine. Le « législateur » dont nous parle Rousseau dans la citation précédente est ici l’agent du pouvoir souverain, ce n’est certes pas le peuple à proprement parler, mais il nous indique où doit demeurer la souveraineté.

Le législateur et l’origine

Quant au Législateur[69], celui dont Rousseau illustre ici les fonctions, son œuvre consiste à restaurer cette souveraineté qui, telle la statue de Glaucus, serait devenue presque méconnaissable. La Pologne lui offre pour cela le visage de la persistance vivace du législatif soulignée en introduction. C’est une raison de plus pour justifier le caractère modéré des réformes rousseauistes, précisément ajustées à la réalité polonaise. Ces réformes sont d’autant plus modérées que l’adaptation au caractère des peuples, à la particularité de leurs institutions, et aux contingences historiques, est une dimension essentielle de l’efficacité du Législateur. Ainsi, regrettant que le peuple soit compté pour rien, Rousseau précise qu’il ne serait « ni prudent ni possible » de changer tout d’un coup[70].

Mais une condition tout aussi importante de cette efficacité se trouve dans le principe de ces réformes, qui font appel au principe originaire du politique légitime, non seulement la subordination de l’exécutif au législatif, mais surtout l’unité de l’ensemble des pouvoirs dans une souveraineté qui ne peut être qu’absolue. C’est ce que l’avant-propos du projet pour la Corse appelle « l’institution primitive », celle où le corps qui gouverne et le corps gouverné ne font qu’un. L’origine du politique est en cela démocratie absolue. Mais il ne s’agit pas de la reproduire, pas plus qu’il ne faudrait retourner au pur état de nature. Rousseau se méfie même dans les Considérations même du « tumulte démocratique »[71], à propos de l’augmentation du nombre des Nonces. Toutefois cette figure sert de principe régulateur, et cela en vertu de caractères propre à l’origine elle-même : l’origine perdure sans jamais disparaître tout à fait. Cela explique que l’on puisse toujours y faire appel, en superposant alors les deux sens de l’origine :  origine absolue et quasi intemporelle, ou bien origine d’une série d’événements qui ouvre une nouvelle époque de l’histoire. Comme je l’avais souligné dans une précédente conférence[72], l’origine absolue figure toujours à l’horizon de toute transformation possible, non parce que sa réalisation serait plus probable qu’autre chose – de cela seules les circonstances peuvent décider –, mais parce qu’elle demeure toujours là, comme principe intangible. L’origine demeure toujours là parce qu’elle repose sur une composante essentielle et indéracinable de la nature humaine : la liberté fondatrice du pacte social.

Rousseau voit un avatar de cette liberté dans les pacta conventa de la législation polonaise, à propos desquels il écrit : « La Pologne est libre parce que chaque règne est précédé d’un intervalle où […] la législation […] retrouve son premier ressort »[73]. Encore une fois les particularités des institutions polonaises permettent à Rousseau Législateur de rapporter l’institution primitive du politique à l’origine relative d’une époque de l’histoire.

En fin de compte, si Rousseau retrouve tant de points d’appui dans la très vivace puissance législative polonaise, c’est parce que le Législateur doit inscrire sa propre pratique dans les institutions mêmes en faisant de ce retour à l’institution primitive un moment essentiel de leur fonctionnement. Que fait donc d’autre le Contrat social pour pallier la dégénérescence politique décrite dans le second Discours ? Que sont ces assemblées périodiques du L. III chap. 18 qui ont pour objet le maintien du traité social et qui s’ouvrent par une mise en question de l’administration, si ce n’est la reproduction régulière de l’institution primitive ? Le législateur peut-être un homme extraordinaire, et l’auteur du Contrat social l’était sûrement. Mais il est d’abord l’éducateur qui nous élève au point de vue de l’origine et nous permet d’apercevoir, même au cœur de la dégénérescence, cette articulation de l’idéal et du réel par laquelle les hommes font leur histoire.



[1]. Un gouvernement « où le peuple ne s’assemble que par parties et où les dépositaires de son pouvoir sont souvent changés » Projet de constitution pour la Corse (dorénavant Corse), in O.C. III, Paris, Gallimard, 1964, Pléiade p. 907.

[2]. Cf. l’édition savante de Marc Belissa ; G.B. de Mably, Du gouvernement et des lois de Pologne, Introduction et notes par Marc Belissa, Paris, Kimé, 2008, p. 8.

[3]. Ibid.

[4]. Corse, Pléiade p. 932.

[5]. Du contrat social, O.C. III, Paris, Gallimard, 1964, Pléiade p. 397.

[6]. Du contrat social, L. II chap. 11 p. 393, avec un hommage à Montesquieu.

[7]. Ibid. p. 392.

[8]. Ibid., L. II chap. 8, p. 385.

[9]. En comprenant par là non pas la promulgation ni même l’élaboration des lois, mais la conception et la rédaction des lois fondamentales, de la constitution donc. Il s’agit de l’acte de cet homme extraordinaire qu’est le législateur, acte souvent dénommé « législation ». Cf. sur ce terme et en ce sens le chap. que Stéphanie Roza consacre au dialogue de Mably, De la législation, in Comment l’utopie est devenue un programme politique ? Paris, Garnier, 2015.

[10]. Tant pour le registre relevant de la science dynamique que pour la construction du Moi commun.

[11]. Tant dans les premiers paragraphes du chapitre éponyme que dans les termes du pacte lui-même.

[12]. Cf. « je m’unis de corps, de biens, de volonté et de toute ma puissance à la nation corse », Corse p. 943, je souligne.

[13]. Châtiments auxquels on peut toujours avoir « l’espoir d’échapper », Discours sur l’économie politique, O.C. III p. 252. Même esprit soulignant l’insuffisance des châtiments dans Corse p. 937 : « la crainte n’excite pas elle retient ; et son usage dans les lois pénales n’est pas de porter à bien faire mais d’empêcher de faire le mal ».

[14]. « m’étant appliqué à suivre l’esprit de cette république, et à n’y proposer que le moins de changements que j’ai pu », Considérations sur le gouvernement de Pologne (dorénavant, Pologne), O.C. III Pléiade p. 1041.

[15]. Ibid., p. 1020.

[16]. Cf. François Quastana, « Mirabeau, l’Anti-Rousseau. Essai de déconstruction d’un mythe de l’historiographie publiciste libérale du XIXe », in Rousseau, le droit et l’histoire des institutions, Actes du colloque de Genève des 12-14 sept. 2012. 2d. Alfred Dufour, François Quastana et Victor Monnier, Presses Universitaires de Provence, éditions romandes, 2013, p. 246, Lettre de Mirabeau à Sophie du 19 juin 1780 : « Les changements, il ne veut pas les faire comme Dieu par sa parole ; il prend les instruments de l’homme, le temps et les sages précautions. Il présente à la fois un dessin pur et général ; mais il voit bien qu’on ne peut l’exécuter que par parties. Il ne dit point : donnez moi des anges, et je les ferai vivre en sages : donnez moi un pays où il n’y ait aucun institution , et j’y établirai des institutions parfaites ; il dit : donnez-moi la Pologne telle qu’elle est et les Polonais tels qu’ils sont aujourd’hui, et je ne crois pas impossible de leur donner la législation et le bonheur dont je leur offre l’image »

[17]. Comparons : « Je veux en un mot que le propriété de l’État soit aussi grande, aussi forte et celle des citoyens aussi petite, aussi faible qu’il est possible » , Corse, P. 931 ; « Il faut, en un mot, qu'il ôte à l’homme ses forces propres pour lui en donner qui lui soient étrangères et dont il ne puisse faire usage sans le secours d'autrui. Plus ces forces naturelles sont mortes et anéanties, plus les acquises sont grandes et durables, plus aussi l'institution est solide et parfaite. En sorte que si chaque citoyen n'est rien, ne peut rien, que par tous les autres, et que la force acquise par le tout soit égale ou supérieure à la somme des forces naturelles de tous les individus, on peut dire que la législation est au plus haut point de perfection qu'elle puisse atteindre », Contrat social II 7 p. 381/382.

[18]. Corse 936.

[19]. Contrat social II 7 p. 383.

[20]. Cf. Contrat social IV 7 p. 459.

[21]. Discours sur l’économie politique, O.C. III p. 252.

[22]. Contrat social, Livre un, début.

[23]. Pologne p. 955, « Il n’y aura jamais de bonne et solide constitution que celle où la loi régnera sur le cœur des citoyens. Tant que la force législative n’ira pas jusque là, les lois seront toujours éludées. »

[24]. Pologne p. 953.

[25]. Discours sur… l’inégalité, note XV, O.C. III p. 219 Pléiade.

[26]. Esprit des Lois, III 7.

[27]. La thématique se trouve dès la note XIX du second Discours.

[28]. Corse, 937-938.

[29]. Discours sur l’économie politique, O.C.III p. 255.

[30]. Pologne, 1020.

[31]. Pologne, 1022-1023.

[32]. Ibid., 963.

[33]. Ibid. 965.

[34]. Ibid. 958.

[35]. Ibid. 962.

[36]. Ibid.

[37]. Ibid. 959.

[38]. Cf. Corse, 905.

[39]. Ibid. 1019.

[40]. O.C. III, p. 254/5.

[41]. Esprit des Lois III 7

[42]. Intégration à cause de laquelle se trouvait accrue l’influence des puissances étrangères au sein de l’assemblée polonaise, comme le note Marc Belissa dans son édition de Mably, Paris, Kimé, 2008, p. 20.

[43]. En menaçant de condamner à mort celui qui l’aurait utilisé à mauvais escient. Il ne s’agit pas pour autant de l’interdire tout à fait, mais de le limiter aux lois fondamentales (Pologne 996-998). Nous retrouvons la modération du législateur sur ce point essentiel.

[44]. Du contrat social III 11, Pléiade p. 424.

[45]. Pologne 954.

[46]. Pologne 976.

[47]. Esprit des Lois II 3 in fine.

[48]. Principe posant question au sein même de la noblesse, Wielhorsky lui-même envisageant d’augmenter le cens de façon à exclure du pouvoir les nobles les plus pauvres. L’application rigoureuse de ce principe d’égalité ne nous permettrait-elle pas de retrouver la « modération » de Montesquieu qui « rend les nobles au moins égaux à eux-mêmes » (Esprit des Lois III 4) ?

[49]. Pologne, 974, 985, 1026.

[50]. Cf. sur ce point Derathé R., Jean-Jacques Rousseau et la science politique de son temps, Paris, Vrin 1970, pp. 77-279. Je pense que R. Derathé minore sur ce point les qualités de la législation existante, lorsqu’il prête entièrement à Rousseau « l’institution des mandats impératifs ».

[51]. Pologne 978/979.

[52]. Pologne, p. 978.

[53]. Ibid., p. 980.

[54]. Pologne, p. 975.

[55]. « Il importe donc pour avoir bien l'énoncé de la volonté générale qu'il n'y ait pas de société partielle dans l'État et que chaque citoyen n'opine que d'après lui » Contrat social II 3, O.C. III p. 372.

[56]. Pologne, p. 988. Il faut bien sûr penser aussi au refus des sommations partielles dès le Discours sur l’économie politique, O.C.III p. 245/46.

[57]. Corse, 907.

[58]. Cf. la Septième des Lettres écrites de la montagne, O.C. III p. 813/814, avec les notes de J.-D. Candaux et les commentaires de F. Guénard, in Religion, liberté, justice, sur les Lettres écrites de la montagne, Paris, Vrin, 2005, pp. 131/132.

[59]. Pologne 986.

[60]. Ibid. 990.

[61]. Pologne 1020, 990, 985.

[62]. Ibid. 985.

[63]. Est-ce cela que Rousseau entend en Pologne 986 par substituer l’esprit patriotique » à « l’esprit courtisan » ?

[64]. Pologne 978.

[65]. Pologne 987.

[66]. Rappelons que le roi promet à la Diète de couronnement, celles où il jure de respecter les pacta conventa, de convoquer une Diète tous les deux ans.

[67]. Cet ajout en est un par rapport à la note 2 de Jean Fabre, O.C. III p. 1763, qui ne renvoie qu’aux chap. 12 & 13.

[68]. Pologne 978.

[69]. Je distingue, lorsque j’utilise le terme, l’écriture avec majuscule qui désigne l’homme extraordinaire rédacteur des lois fondamentales, de l’écriture avec minuscule désignant le pouvoir législatif et ses participants.

[70]. Pologne 1024.

[71]. Pologne 985.

[72]. L’origine sans fin. Rousseau penseur du possible ; « Der Ursprung ohne Zweck. Rousseau – Denker des Möglichen » in Pascal Delhom – Alfred Hirsch (Hrsg.), Rousseaus Ursprungserzählungen, Wilhelm Fink, 2012, texte français sur mon site personnel : http://www.luc-vincenti.fr/conferences/rouss_essen.html

[73]. Pologne 991.