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Philosophie et pédagogie dans Émile

Les Cahiers philosophiques, 1990, N°44, 30 p.

Il y a bien longtemps[1], un auteur qu'on ne lit plus guère publiait un ouvrage dont le seul titre reflète l'enjeu polémique de toute référence à Émile en matière d'éducation. L'Émile de Jean-Jacques Rousseau et l'Émile des Écoles Normales de Kevorkian s'engageait déjà dans une rectification de l'usage d'Émile par le discours pédagogique. Ayant moi-même dû me référer à Émile au sein d'un discours philosophique concernant l'éducation, je n'ai pu que constater l'actualité de cette polémique, voire, ce qui est bien pire encore, une certaine ignorance teintée de mépris. Peut-être est-ce là le sort des fondateurs que de ne plus être lus à force d'être cités. Mais peut-être est-ce dû, tout simplement, au fait que l'on ne cherche pas dans Émile ce que l'auteur nous propose d'y trouver. Il y a une première évidence, qu'il s'agit d'abord de reconstruire, afin de confirmer sa valeur de principe : Émile n'est pas un manuel de pédagogie. En ce sens, n'étant pas une collection d'exemples, il ne peut que décevoir l'attente de ceux qui se veulent seulement praticiens ; si tant est que l'on puisse être praticien sans mettre en pratique une théorie, la rectifier par là même et se faire donc théoricien. Émile n'est pas un manuel de pédagogie, c'est un "traité de l'éducation"[2], ou "d'éducation"[3]. Il nous faut bien comprendre cette opposition afin de ne pas reléguer l'auteur d'Émile dans la sphère des penseurs de bonnes intentions qui ont exprimé jadis quelques vérités, d'autant plus belles qu'inutiles. D'un point de vue de "praticien", un traité d'éducation ne serait pas même censé indiquer la réalisation des principes qu'il expose, et en ce sens il n'y aurait effectivement pas grand intérêt à lire Émile aujourd'hui. C'est ce contresens que nous voudrions tout d'abord lever, en tentant de démontrer que c'est justement parce qu'il est un traité d'éducation et non un manuel de pédagogie qu'Émile est applicable, utile, et susceptible de rectifier la pratique pédagogique quotidienne.

Il est pourtant bien vrai que, dans la mesure où "notre véritable étude est celle de la condition humaine"[4], "il faut donc généraliser nos vues et considérer dans notre élève l'homme abstrait...". Nous commencerions donc par être "tirés-hors-de" la pratique, c'est à dire nous en abstraire. Mais il suffit de poursuivre la lecture de la phrase citée pour comprendre que cette abstraction n'est pas l'idée générale d'un élève en général, existant au-delà (où?) des élèves réels, mais " l'homme exposé à tous les accidents de la vie humaine". Si l'on doit voir dans Émile un homme abstrait, ce n'est pas au sens où il devrait être étranger aux hommes réels, mais au sens où, selon certains aspects, et à un moment ou à un autre, le lecteur doit pouvoir reconnaître en lui certaines particularités des élèves réels. Et c'est cela qui impose de ne pas prendre en considération des élèves exceptionnels ; Émile ne doit avoir "ni un génie transcendant, ni un entendement bouché"[5]. C'est pour cela que Rousseau attribue à Émile un "esprit commun"[6] ; "Je l'ai choisi parmi les esprits vulgaires pour montrer ce que peut l'éducation sur l'homme"[7].

Il resterait toujours vrai que Rousseau ne nous montre tout ce que peut l'éducation que dans un ouvrage littéraire, et non dans la pratique. En ce sens le lecteur peut toujours croire qu'il lit moins "un traité d'éducation que les rêveries d'un visionnaire sur l'éducation"[8]. Il importe ici de distinguer deux points. Premièrement, Émile est bien présenté comme un "élève imaginaire", personnage fictif, non-réel, forgé par la création littéraire de Rousseau. Mais lorsque l'auteur écrit : "J'ai donc pris le parti de me donner un élève imaginaire..."[9], il ne s'agit pas du tout de se tenir à l'écart de la pratique. Il s'agit au contraire de se distinguer d'un auteur-type qui, "...toujours à son aise dans des systèmes qu'il est dispensé de mettre en pratique, donne sans peine beaucoup de beaux préceptes impossibles à suivre, et... ce qu'il dit même de pratique reste sans usage quand il n'en a pas montré l'application"[10]. Nous ne pouvons donc pas en appeler à la présentation d'Émile comme un élève imaginaire pour reléguer Rousseau dans la sphère des beaux penseurs inutiles. Il s'agit moins pour l'auteur de souligner la nature imaginaire d'Émile que de souligner qu'il s'est bien, lui, Rousseau, attribué effectivement un élève. Émile en ce sens serait bien la preuve, au moins littéraire, de l'applicabilité des nouveaux principes d'éducation. Certes, toute liberté est laissée au lecteur de souligner non pas l'attribution d'un élève, mais la nature imaginaire de celui-ci. La preuve en question reste donc évidemment littéraire, somme toute fictive. Mais, et c'est là le deuxième point, il y a une seconde propriété du rêve, qui justement permet de qualifier le rêveur de visionnaire. Le rêve n'est pas seulement fictif, il est aussi la représentation de l'idéal que l'on cherche à réaliser. Notons ici que la détermination d'un idéal ne fait qu'un avec l'exigence et la possibilité de sa réalisation. Lorsque Rousseau, dans sa Préface, qualifie de "chimérique" un projet d'éducation "réaliste" qui s'allierait avec le mal existant, parce que "...dans cet alliage le bien se gâte et le mal ne se guérit pas...", il s'agit de montrer qu'Émile, par sa radicale originalité, est moins chimérique que toute autre réforme du système éducatif. Il serait effectivement chimérique de vouloir transformer l'éducation si l'on ne partait pas d'un idéal radicalement autre que le réel, le donné, le subi. C'est en déterminant purement l'idéal comme tel que l'on peut espérer le réaliser comme tel. Et c'est précisément dans ce paragraphe de la Préface qu'Émile relève de la philosophie des Lumières. D'abord en se refusant à proposer "de faire ce qu'on fait", ensuite en affirmant : "Pères et Mères, ce qui est faisable est ce que vous voulez faire". Entre ces deux prises de position se situe la possibilité de concevoir le monde comme transformable. Fichte ne s'y est pas trompé, lorsqu'il renvoie, dans son Introduction aux Contributions destinées à rectifier le jugement du public sur la révolution française[11], à ce paragraphe, afin que l'on puisse voir en Rousseau l'homme par lequel l'esprit humain "s'est mesuré lui-même"[12]. Si l'esprit humain s'est mesuré lui-même au lieu de mesurer le monde qui lui était opposé, ce pourrait bien être au sens où l'esprit humain a trouvé en lui la mesure du monde et la capacité de le transformer. De ce point de vue, Émile est certainement fictif, mais ce n'est pas une chimère. Il s'agit bien sûr d'un roman ; mais ne vaudrait-il pas mieux dire qu'il ne s'agit d'un roman que dans un premier temps seulement? "Si j'ai dit ce qu'il faut faire, j'ai dit ce que j'ai du dire, il m'importe fort peu d'avoir écrit un roman. C'est un assez beau roman que celui de la nature humaine. S'il ne se trouve que dans cet écrit, est-ce ma faute ? Ce devrait être l'histoire de mon espèce : vous qui la dépravez, c'est vous qui faites un roman de mon livre"[13].

Nous pourrions nous en tenir là. Émile, traité d'éducation, a pour tâche de nous présenter l'idéal d'une entreprise éducative, ce qu'il fait en nous exposant certains principes, et ce qu'il ne peut faire qu'en restant à un niveau de généralité commandé par la nature de l'ouvrage. Les "applications particulières […] n'étant pas essentielles à mon sujet, n'entrent point dans mon plan"[14]. Mais dès que l'on a posé comme indissociables la détermination d'un idéal et la mise en pratique de ces "idées", on ne peut s'en tenir là. Il y a une logique du tout ou rien dans la détermination d'un idéal ; tout doit dépendre de l'idéal déterminé purement comme tel, sinon mieux vaut ne rien faire, cela serait inutile. Nous serions alors bien près de ne rien faire du tout. C'est là qu'il devient indispensable de souligner que l'attribution des caractères de généralité et d'abstraction se fait non pas à une chose - modèle - à reproduire, mais au contraire à des principes à appliquer. En ce sens la logique du tout ou rien dans la position d'un idéal enveloppant l'exigence de sa réalisation ne nuit nullement à la mise en pratique ; cf. Lettre à Maydieu : "Ce que j'appelle tout n'est pas de suivre servilement mes idées ; au contraire, c'est souvent de les corriger, mais de s'attacher aux principes, et d'en suivre exactement les conséquences avec les modifications qu'exige nécessairement toute application particulière"[15]. De plus, non seulement le fait de s'en tenir à des principes n'interdit pas la mise en pratique de l'idéal, l'application, mais nous pouvons même aller jusqu'à dire que s'en tenir aux principes est la condition de possibilité de toute application. Ce ne peut pas être le cas de la collection d'exemples que réunirait un manuel de pédagogie. On n'applique pas un exemple ou modèle, on le reproduit. S'agit-il encore d'une pratique? Il y a là à peine un acte. Mais d'ailleurs peut-on vraiment reproduire un exemple? Quand bien même le pédagogue aurait-il une habileté comparable à celle d'une photocopieuse, agirait-il sur des supports vierges, passifs, purement récepteurs et tous identiques? Évidemment non. Et si l'on trouve bien de nombreux exemples dans Émile, ils ne sont que l'illustration, l'application des principes, et ne sont jamais donnés comme étant à reproduire ; cf. Émile III : "Mes exemples, bons peut-être pour un sujet, seront mauvais pour mille autres. Si l'on en prend l'esprit on saura bien les varier au besoin, le choix tient à l'étude du génie propre à chacun"[16]. Dès lors, la substitution d'un traité d'éducation à un manuel de pédagogie se trouve doublement justifiée. Non seulement le manuel de pédagogie est inutile, parce qu'en raison de l'infinie variété des cas, l'exemple ne peut être reproduit, mais encore un tel manuel serait nuisible, au sens où il occulterait la généralité des principes, condition sine qua non de l'applicabilité. Il en va des exemples de pratiques pédagogiques comme de la morale que La Fontaine mentionne à la fin de ses fables ; Rousseau condamne cette mention : "Loin de généraliser par là sa morale, il la particularise, il la restreint, en quelque sorte, aux exemples cités et empêche qu'on ne l'applique à d'autres"[17]. Voilà peut-être pourquoi Rousseau nous répète sans cesse qu'il ne veut pas tout dire au lecteur[18].

Si Rousseau ne veut pas faire au lecteur "l'injure de tout lui dire"[19], c'est aussi[20] pour que le lecteur puisse découvrir le tronc à partir des rameaux, les principes à partir des pratiques. Il n'y aurait en effet aucun sens à exiger d'autrui qu'il applique des principes sans les avoir auparavant fait siens. Faire sien un principe, cela ne peut être autre chose que l'établir et le déterminer précisément en comprenant son importance pour le "réglage" de la pratique. Or, déterminer un principe, établir un fondement par une réflexion critique, prendre la mesure de son importance et agir en conséquence pour corriger ou rectifier une pratique, voilà tout ce qui, aux yeux de l'auteur de cet article, définit la réflexion philosophique. Dire que le pédagogue n'est pleinement responsable que s'il rapporte sa pratique à ses fondements afin de la parfaire, de la corriger, voire de la transformer, c'est donc dire qu'on ne peut véritablement être pédagogue qu'en pratiquant quotidiennement une réflexion de type philosophique. Sans vouloir faire de Rousseau un modèle, on peut néanmoins trouver dans Émile quelques applications de ce rapport de la pratique pédagogique à ses principes. Il y a au moins trois dimensions fondamentales au sein desquelles la philosophie de l'éducation de Jean-Jacques Rousseau se présente comme le lieu où se rencontrent des savoirs, eux-mêmes interrogés, critiqués, voire réélaborés, et des pratiques pédagogiques. Que ce soit entre le sensualisme (théorie de la connaissance, ou, ce que l'on attendrait aujourd'hui de la psychologie) et les méthodes actives ; entre une anthropologie (théorie des passions) et les pédagogies de l'intérêt ; ou encore entre une philosophie politique et une pratique pédagogique qui n'est pas sans rapport avec ce que l'on a appelé les pédagogies institutionnelles, la suite de cet article aura pour but de convaincre le lecteur, en présentant des directions de lectures dans Émile ou de l'éducation, de l'impérieuse nécessité d'une réflexion philosophique dans, par et pour la pratique du pédagogue.

REPRISE ET TRANSFORMATION DE LA TRADITION.

Il ne peut être question, dans le cadre d'un article, de présenter une analyse détaillée du contexte éducatif au dix-huitième siècle ; cela ne correspondrait d'ailleurs nullement aux fins annoncées. Nous nous référerons donc rapidement aux classiques que sont L'évolution pédagogique en France d’E. Durkheim et La pédagogie en France aux XVIIe et XVIIIe siècles de G. Snyders. Il s'agira, à l'aide de ces deux auteurs, d'isoler les principaux caractères de la pédagogie traditionnelle afin de mieux saisir la situation, l'originalité et les enjeux d'Émile. De ce point de vue, la référence à Snyders sera privilégiée, puisque nous aurons à comprendre en quoi il y a bien une "synthèse rousseauiste"[21], c'est à dire comment Rousseau, en "posant-ensemble", en ramassant certains caractères de la pédagogie traditionnelle, déplace et transforme ceux-ci pour se présenter finalement comme le promoteur de nos pédagogies contemporaines. Nous insisterons sur le fait, et cette fois-ci conformément aux fins annoncées, que ce processus s'effectue par une synthèse. Cela veut dire que si l'on peut voir en Rousseau le promoteur des pédagogies contemporaines, ce n'est pas au sens où le lecteur d'aujourd'hui aurait à charge de rassembler quelques intuitions éparses dans Émile, mais parce que les prémisses des réformes pédagogiques y sont présentées, ainsi que leurs directions d'application, sous une forme systématique. Il y a un tronc à découvrir sous les rameaux "feuillus"[22] d'Émile. C'est l'existence de ce tronc qui nous autorise à parler d'un système d'éducation[23], d'un ensemble où tout se tient, où chaque partie, chaque "feuille" peut, à l'aide des autres, se rapporter à un principe. C'est donc l'aspect synthétique de l'ouvrage et l'existence de ce tronc qui nous permettent de voir en Émile un énoncé théorique en application sur ce peut ou doit être une philosophie de l'éducation.

Jusqu'à la parution d'Émile (1762), la majeure partie de l'appareil éducatif, université comprise, tend à adopter comme modèle le fonctionnement des collèges jésuites. Lointainement issus des "hospitia" où logeaient les étudiants des universités, c'est avec la Compagnie de Jésus, fondée en 1534 par Ignace de Loyola, que les collèges connurent leur plus grand essor. Il s'agissait alors de faire contrepoids à l'influence de la Réforme, de rendre la religion aimable[24]. Reverser la religion dans ce que l'on croyait alors être le monde, cela supposait de détourner les auteurs latins, principal contenu de l'enseignement, au profit des thèses chrétiennes. On ne payait que sa pension dans les collèges jésuites, et leur croissance fut si importante qu'on allait jusqu'à dénombrer 3000 élèves au collège de Paris en 1710, tout cela avec des classes démesurément lourdes, comprenant couramment 100, voire 200 élèves ou plus. De cette description rapide de la structure des collèges se déduisent trois caractères principaux de la pédagogie des jésuites.

Le premier de ces caractères est l'émulation, qui permettait de fonder la discipline rigoureuse dans ces classes on ne peut plus surchargées. Cette émulation reposait sur une hiérarchie complexe se référant, tout comme l'essentiel des cours, au monde romain, et qui était établie lors de joutes oratoires, exercices publics, où s'affrontaient les apprentis rhéteurs. La classe était ainsi divisée en deux camps, Romains et Carthaginois, ayant chacun à leur tête un Imperator, dictateur ou consul, lauréat du concours mensuel. Chaque camp lui-même se trouvait hiérarchisé en tribuns, consuls et sénateurs, et jusqu'aux décurions l'on retrouvait à chaque échelon cette volonté d'égaler les meilleurs ; envie, jalousie, en un mot, émulation.

Les décurions remplissaient une fonction de surveillance, et nous trouvons là un aspect du second caractère de la pédagogie traditionnelle. En effet, l'élève jésuite n'était que très rarement seul. De jeunes religieux, les "préfets des études", qui n'étaient pas enseignants bien que leur surveillance ait aussi eu une fonction pédagogique d'aide, avaient à charge de pratiquer un étroit suivi que l'on pourrait presque qualifier de différencié. Cette surveillance-aide est effective et constante, même les externes pouvaient s'attendre à voir surgir, chez leurs hôtes, le préfet des études en milieu de soirée.

A ces deux caractères, l'émulation et la surveillance-aide, vient s'en ajouter un troisième : la clôture pédagogique. Vouloir rendre la religion aimable ne dispensait pas de rechercher le salut des âmes étudiantes, et reverser la religion dans le monde sans corrompre celle-ci supposait de faire vivre les élèves dans un autre monde (le monde romain) que celui-ci. Ainsi apprenait-on à lire en latin, et Snyders va jusqu'à dire que c'est parce que la vie se déroule en français que le collège vit en latin[25]. Cette clôture n'est pas seulement symbolique, elle est aussi très concrète ; dans l'établissement progressiste de Saint-Cyr, les jeunes filles ne voyaient leurs parents qu'une seule fois par trimestre...

L'auteur d'Émile rejettera d'emblée un de ces trois caractères dans un vaste mouvement critique de ces "risibles établissements qu'on appelle collèges"[26] ; il s'agit de l'émulation. « Il est bien étrange que depuis qu'on se mêle d'élever des enfants on n'ait imaginé d'autre instrument pour les conduire que l'émulation, la jalousie, l'envie, la vanité, l'avidité, la vile crainte, toutes les passions les plus dangereuses, les plus promptes à fermenter et les plus propres à corrompre l'âme »[27]. Jalousie, que les sentiments du décurions envers le tribun, du tribun envers l'Imperator ; envie, rendue plus concrète par les concours ; vanité, que cette gloire purement rhétorique, artificielle, dans un monde qui ne l'est pas moins ; avidité, que l'on retrouve liée à cette vaste condamnation des collèges[28] : " Quand vous voyez exciter leur avidité par des prix, par des récompenses, quand vous les voyez applaudir à dix ans dans un acte public au collège, vous voyez comment on leur fera laisser à vingt leur bourse dans un brelan ". Le rejet de l'émulation, dont les passions énumérées ci-dessus pourraient constituer l'analyse, est bien total. Émile n'aura d'autre émule que lui-même[29], tout au plus Rousseau lui accordera-t-il son précepteur comme émule[30], mais c'est alors au moment où Jean-Jacques (nous appellerons désormais ainsi le précepteur Rousseau, empruntant cet usage à Gérard Genette), accompagnant son élève afin de mieux le "co-riger", fait acte pédagogique : "Je prendrai le crayon à son exemple, je l'emploierai tout d'abord aussi maladroitement que lui". Le rejet de l'émulation est total, même lorsqu'il s'agit de cet épisode, à l'interprétation controversée, de la course où plusieurs enfants au départ de "carrières" différentes, se disputent un gâteau[31]. Cet épisode, auquel Rousseau renvoie à plusieurs reprises, ne constitue pas une exception au rejet de l'émulation ; la clef nous est donnée en Émile II : "Émile ne regarde point le gâteau que j'ai mis sur la pierre comme le prix d'avoir bien couru ; il sait seulement que le seul moyen d'avoir ce gâteau est d'y arriver plus tôt qu'un autre"[32]. Il y a là plus qu'une subtilité d'auteur cherchant à préserver la cohérence de son texte. En effet, la possession du gâteau est ici rapportée non pas au triomphe sur autrui, mais à une propriété nécessaire déduite des règles de la course, à un rapport quasiment physique de cause à effet. En ce sens nous nous trouvons encore dans ce cas à la limite de la "dépendance des choses" et non pas dans "la dépendance des hommes" où règne l'opinion et la corruption ; nous reviendrons largement sur cette opposition.

Au cours des attaques menées contre les collèges, Rousseau semble rejeter également un autre aspect de l'enseignement traditionnel : la clôture et l'éloignement de ce monde-ci. Cette dimension du rejet s'appuie sur l'anachronisme, donc le caractère inutile et artificiel de l'enseignement dispensé dans les collèges : "Quel extravagant projet de les exercer à parler sans sujet de rien dire, de croire leur faire sentir sur les bancs d'un collège […] toute la force de l'art de persuader sans intérêt de rien persuader à personne!"[33]. De plus, cette instruction est acquise au détriment des savoirs élémentaires ; "On les exerce beaucoup sur l'histoire grecque et romaine et on les laisse dans l'ignorance la plus crasse sur celle de leur pays ; on leur passe le plus mauvais français pourvu qu'ils parlent bien latin"[34]. Cette dénonciation de la clôture symbolique s'accompagne immédiatement d'une dénonciation de la clôture effective : "On prétend nous former pour la société, et l'on nous instruit comme si chacun de nous devait passer sa vie à penser seul dans sa cellule"[35]. Malgré tout, on se méprendrait en confondant dans un même mouvement le rejet de la clôture et celui de l'émulation. La clôture n'est pas ici totalement déniée, elle est en fait déplacée. Il existe bien une clôture dans la pédagogie rousseauiste ; elle est très clairement manifestée dès les premières pages du Livre I : "C'est à toi que je m'adresse, tendre et prévoyante mère, qui sus t'écarter de la grande route, et garantir l'arbrisseau naissant du choc des opinions humaines! […] Forme de bonne heure une enceinte autour de l'âme de ton enfant : un autre en peut marquer le circuit ; mais toi seule y doit poser la barrière"[36]. Garantie, enceinte et barrière, voilà plus qu'il n'en faut pour indiquer la résurgence de cette clôture, qui a donc à charge de protéger, d'une manière quasiment physique, l'arbrisseau naissant. S'il y a "choc", c'est qu'il y a rencontre de deux éléments étrangers. Nous pouvons déjà souligner ici que le thème de l'opinion apparaît en même temps que la notion d'autrui, en insistant beaucoup plus sur l'altérité d'autrui, que sur ce qui est commun entre autrui et moi, l'ego de l'alter ego, l'humanité. Le tout premier ego n'est pas l'humanité, c'est l'individualité biologique, moi et personne d'autre. En ce sens la rencontre avec autrui n'est pas seulement la présentation de l'altérité, elle est aussi une première altération. C'est la dimension violente de cette rencontre, le choc, qui commande l'érection d'une barrière protectrice. En effet, s'il y a violence, c'est qu'il y a devenir contre-nature, contre la nature première de l'enfant, originelle et originale, individuelle, singulière. L'influence de l'autre me rend moi-même autre, et c'est en cela qu'elle me fait violence. Dénoncer cette violence, c'est, implicitement encore, postuler que nous ne sommes pas d'emblée corrompus, du moins pas originellement, donc pas totalement[37]. C'est aussi supposer qu'il ne nous faut pas attendre un au-delà, mais que la vertu est possible en ce monde, même si la réalité effective doit être conquise, construite en s'opposant à ce monde-ci ; Émile et Jean-Jacques, le "signifieur" de Starobinski, qui manifestera par sa réforme personnelle que l'on peut pratiquer ce que l'on dit, en sont les preuves. Il y a donc quelque chose à faire, ici et maintenant, et cela est l'affaire de l'éducation et de la politique, de l'éducation ou de la politique, en comprenant ce dernier terme au sens large comme domaine des rapports inter-humains. Nous touchons là une dimension essentielle de la pensée de Rousseau, sur laquelle nous reviendrons amplement par la suite.

La clôture est donc déplacée ; elle revêt une signification différente. La détermination du sens de ce déplacement nous permettra de préciser la reprise et la transformation du dernier caractère de l'éducation traditionnelle : la "surveillance-aide". Il y a bien chez Rousseau une surveillance étroite et constante ; il est devenu commun de souligner un "despotisme du précepteur"[38], véritable "dictateur spirituel"[39]. C'est à lui qu'appartenait de "marquer le circuit" de la barrière protectrice. Nous trouvons dans ce paragraphe la première justification du despotisme du précepteur ; en effet, si la corruption vient du dehors, enclore l'enfant est aussi le protéger et devient le premier acte pédagogique ; "Voulez-vous qu'il garde sa forme originelle? Conservez-là dès l'instant qu'il vient au monde. Sitôt qu'il naît, emparez vous de lui et ne le quittez plus qu'il ne soit homme..."[40]. Le lieu de la clôture étant marqué par le précepteur, le maintien de l'enfant dans cet enclos, condition indispensable de la réalisation d'un plan d'éducation, doit donc également être assuré par le précepteur. Il doit être le seul à pouvoir diriger l'enfant : "(Émile) doit honorer ses parents, mais il ne doit obéir qu'à moi. C'est ma première ou plutôt ma seule condition"[41]. Toutefois, un des premiers paradoxes de Rousseau, et non des moindres, sera d'affirmer que ce despotisme est le premier, voire le seul moyen de développer la liberté de son élève. Cela est d'autant plus un paradoxe que cette liberté se développera au fur et à mesure que le despotisme devient de plus en plus radical, allant jusqu'à engendrer chez l'enfant la conscience, que l'auteur lui-même qualifie d'illusoire, de la liberté : " qu'il croit toujours être le maître et que ce soit toujours vous qui le soyez. Il n'y a point d'assujettissement si parfait que celui qui garde l'apparence de la liberté ; on captive ainsi la volonté même. Le pauvre enfant qui ne sait rien, qui ne peut rien, n'est-il pas à votre merci? […] Ses travaux, ses jeux, ses plaisirs, ses peines, tout n'est-il pas dans vos mains sans qu'il le sache? Sans doute, il ne doit faire que ce qu'il veut, mais il ne doit vouloir que ce que vous voulez qu'il fasse ; il ne doit pas faire un pas que vous ne l'ayez prévu, il ne doit pas ouvrir la bouche que vous ne sachiez ce qu'il va dire"[42]. Cette dictature spirituelle se poursuit tout au long d'Émile, on la retrouve au Livre IV sous la forme insidieuse de l'amitié, qui, comme le faisait remarquer Ravier, constitue un excellent moyen de diriger de l'intérieur tout en restant à l'extérieur : « Je n'épargnerai rien pour m'établir de plus en plus dans sa confiance, pour me rendre de plus en plus le confident de son cœur et l'arbitre de ses plaisirs. Loin de combattre les penchants de son âge, je les consulterai pour en être le maître. J'entrerai dans ses vues pour les diriger »[43]. Comble du paradoxe, c'est au moment même où s'affirme la volonté raisonnée d'Émile, sa capacité à agir librement, lorsqu'il établit un contrat pédagogique avec son précepteur, que nous voyons resurgir une forme explicite et quasiment juridique de soumission ; les termes mêmes du contrat sont éloquents "O mon ami, mon protecteur, mon maître! Reprenez l'autorité que vous voulez déposer au moment qu'il m'importe le plus qu'elle vous reste ; vous ne l'aviez jusqu'ici que par ma faiblesse, vous l'aurez maintenant par ma volonté et elle m'en sera plus sacrée […] Je veux obéir à vos lois, je le veux toujours, c'est ma volonté constante ; si jamais je vous désobéis ce sera malgré moi ; rendez-moi libre en me protégeant contre mes passions qui me font violence ; empêchez-moi d'être leur esclave et forcez-moi d'être mon propre maître en n'obéissant point à mes sens mais à ma raison"[44]. Un lecteur familiarisé avec l'œuvre de Rousseau aura bien sûr reconnu que dans cette phrase, "forcez-moi d'être mon propre maître", où s'exprime très fortement le paradoxe, la tension, voire la contradiction entre le despotisme et la liberté, nous retrouvons une formule du Contrat Social I,7 : " On le forcera à être libre ". Il s'agit alors dans le Contrat Social d'établir la réalité effective de la volonté générale ; cette volonté n'est pas celle de l'homme individuel, mais elle est, ou elle doit être, celle du citoyen. Contraindre l'homme individuel à obéir à la volonté générale, ce n'est en ce sens pas autre chose que de lui permettre d'accéder à cette forme supérieure de liberté qu'est celle du citoyen. Il y a bien en effet ici une forme essentielle de la liberté, la liberté politique qui consiste à ne pas dépendre de la volonté d'autrui et que le ch.8, L.I, du Contrat Social définira dans sa célèbre formule : "l'obéissance à la loi qu'on s'est prescrite est liberté". Or, Émile se prescrit bien comme loi d'obéir à son précepteur, il est donc au sens politique un homme libre, puisque maintenant obéir à son précepteur sera obéir à la loi qu'il s'est lui-même prescrite. Nous sommes pourtant encore, avec l'affirmation de cette liberté politique, au sein du despotisme ; "Je lui laisse, il est vrai, l'apparence de l'indépendance, mais jamais il ne me fut mieux assujetti, car il l'est parce qu'il veut l'être"[45]. Comment comprendre ce paradoxe qui dénie toute indépendance réelle au nom d'une liberté que le précepteur chercherait à développer chez son élève? C'est que justement il n'y a pas une liberté, mais trois formes, très différentes, de liberté. La première de ces trois formes, dans l'ordre chronologique, est la liberté naturelle, celle de l'individu biologique. Sa définition se déduit du mode d'existence de l'individu biologique, de sa singularité, il s'agit d'une indépendance physique. Mais cette indépendance est toute relative, à la fois aux besoins et aux forces de cet individu. En ce sens, la réalité effective de la liberté naturelle n'est pas de faire tout ce que l'on veut, mais de pouvoir faire tout ce que l'on veut, si on le peut. Le vouloir reste circonscrit dans les bornes du pouvoir physique de l'individu, et ces bornes sont très étroites. De ce point de vue, la liberté naturelle a tôt fait de n'être qu'une liberté illusoire, surtout si l'on veut penser toutes les formes de liberté sur son modèle. Rousseau le rappellera dans la huitième des Lettres écrites de la montagne : "On a beau vouloir confondre l'indépendance et la liberté, ces deux choses sont si différentes que même elles s'excluent mutuellement"[46]. Émile s'en aperçoit dans la deuxième lettre des Solitaires : "Si la liberté consistait à faire ce qu'on veut, nul homme ne serait libre […] tous sont faibles, dépendants des choses, de la dure nécessité "[47]. Il ne nous faut pas négliger ce point pour bien comprendre que l'enceinte, l'enclos que pose le précepteur autour de son élève, non seulement n'altère pas en sa nature la première forme de liberté – l'enfant peut faire tout ce qu'il veut, dans la limite de ses forces, au sein de cet enclos – mais encore, l'enclos en question (représentons-le nous comme un grand parc à bébé) favorise l'usage de cette première liberté en ayant évacué les obstacles à l'extérieur de l'enceinte. C'est alors bien plutôt la contrainte qui n'est qu'apparente et l'enceinte a aussi, surtout, pour fonction de laisser "à l'enfance l'exercice de la liberté naturelle"[48], en ménageant pour cet exercice un lieu où il devient possible. Il y a là le fondement de toutes les diatribes de Rousseau, reprenant Locke, contre l'usage des maillots. En ce sens, la conscience illusoire que l'enfant peut avoir de sa liberté n'est pas la conscience d'une liberté illusoire, loin de là. Le fait de se heurter à la barrière posée par le précepteur peut même lui faire prendre conscience de ce qu'est vraiment la liberté naturelle (définie par les limites du pouvoir physique) dont il jouit dans les faits. Il y aurait par contre une illusion dangereuse, celle que véhicule aujourd'hui le sens commun, si l'on permettait à l'enfant de confondre la liberté et les possibilités physiques de l'action individuelle. La position d'une enceinte écarte cette illusion, et, si elle est vraiment un acte pédagogique, c'est parce qu'elle ne permet pas seulement l'exercice des facultés présentes - la liberté naturelle - mais surtout parce que, dans sa manière de favoriser cette exercice, elle rend possible le développement des facultés à venir, l'accès à la forme immédiatement supérieure de liberté, la liberté politique précédemment définie. Il serait en effet absurde que pour vouloir préserver l'enfant du choc des opinions humaines, on fasse en sorte que celui-ci se sente soumis à la volonté[49] du précepteur. C'est pourquoi Rousseau introduit cette importante distinction, sur laquelle nous reviendrons, entre la dépendance des hommes et la dépendance des choses. Mais, comme nous l'avons vu, la liberté "politique" d'Émile est encore soumise, ainsi que l'exprime le contenu du contrat pédagogique, au despotisme du précepteur. C'est qu'il faut encore, à ce moment, accomplir un dernier acte pédagogique, celui par lequel Émile accédera de la liberté politique à la liberté morale, dernière forme de liberté qui consiste à pouvoir vaincre ses passions par la raison. Et nous retrouverons, au L.V, un ultime avatar du despotisme du précepteur, lorsque Jean-Jacques, rappelant[50] à son élève le contrat du Livre IV, ordonnera à Émile, alors ivre d'un bonheur nouveau en compagnie de Sophie, de quitter sa promise. C'est alors seulement, au terme de l'action pédagogique rendue possible par le despotisme du précepteur, que Jean-Jacques pourra dire à son élève : "Jusqu'ici tu n'étais libre qu'en apparence (...) maintenant sois libre en effet, apprends à devenir ton propre maître ; commande à ton cœur, ô Émile, et tu seras vertueux"[51].

ROUSSEAU PROMOTEUR DES PEDAGOGIES CONTEMPORAINES. LES METHODES ACTIVES.

CONSTRUCTION DU SAVOIR ET RELATION PEDAGOGIQUE.

Il y a, en somme, un exercice continu et successif de ces trois formes de liberté, qui, au long d'un parcours déterminé par le précepteur, aboutit à la plus haute forme de maîtrise de soi. La condition de possibilité de cet aboutissement est qu'Émile accomplisse lui-même ce parcours. L'action pédagogique du précepteur se borne à rendre ce parcours possible, en commençant par supprimer "paniers roulants", "chariots" et "lisières"[52], pour ensuite laisser l'enfant s'ébattre dans un pré. Ici notre image du parc à bébé devient d'ailleurs caduque puisqu'il n'y a même plus de barrière dans ce pré où Jean-Jacques nous conseille de mener journellement le jeune enfant[53]. C'est qu'il importe maintenant de souligner que l'action pédagogique se résume ici  tout entière à ne pas laisser l'enfant "croupir dans l'air usé d'une chambre", c'est à dire qu'elle se résume tout entière à rendre possible l'exercice de la liberté naturelle, l'accomplissement effectif des premiers moments de ce parcours. Il ne s'agit surtout pas d'intervenir directement dans le cheminement du tout jeune Émile au sein de ce parcours, par exemple de le tenir debout, d'amortir ses chutes, d'empêcher qu'il ne tombe. Bien au contraire : "Qu'il tombe cent fois le jour, tant mieux : il en apprendra plus tôt à se relever"[54]. La chute est salutaire ; l'enseignement doit provenir de l'exercice lui-même et c'est pour cela que l'acte pédagogique fondamental consiste à rendre possible cet exercice, à permettre les faux-pas, afin que l'enfant acquière au mieux la maîtrise de son corps. Nous retrouvons un thème analogue en matière d'éducation intellectuelle. Tout comme la chute, l'erreur est aussi salutaire. Tout comme l'on n'acquiert véritablement la liberté naturelle qu'en pouvant d'abord soi-même écarter l'obstacle de la pesanteur, on ne peut conquérir le vrai qu'en ayant surmonté l'erreur, en étant soi-même "tombé" dans le piège du faux. On ne peut comprendre en quoi la bonne méthode constitue le droit chemin si l'on n'a pas soi-même été sujet de l'errance des premiers temps. C'est en cela qu'Alain pouvait dire, dans son dix-septième Propos sur l'éducation, qu'il est bon "de raisonner sur les liquides avec Archimède et sur le baromètre avec Pascal […] Les anciens ont du neuf ; c'est ce que les modernes souvent n'ont point, car leur vérité n'est point au niveau de nos erreurs". Le précepteur doit donc, là aussi, rendre l'erreur possible afin que son élève puisse conquérir le vrai. Il y a donc un apprentissage du vrai comme il y a un apprentissage de la liberté, et seul cet apprentissage nous permet de devenir vraiment savant ou vraiment libre, en parcourant le chemin de la maîtrise ou de la découverte, qui est aussi celui de l'erreur et de la servitude. L'accomplissement de ce parcours défini par le précepteur doit être effectué par l'élève lui-même. Et c'est en cela que Rousseau se présente comme le promoteur des méthodes actives.

Si Rousseau peut être dit promoteur des méthodes actives, ce n'est pas au sens où nous trouverions dans Émile quelques intuitions qui indiqueraient les voies suivies par les pédagogues contemporains. Il n'apporterait alors pas grand chose de nouveau, puisque nous pouvons déjà trouver chez Montaigne cet appel à l'activité en matière de pédagogie ; cf.. Essais I, 26 : "Il ne dira pas tant sa leçon comme il la fera. Il la répétera en ses actions". Rousseau est plus radical ; l'activité de l'élève vient se substituer complètement à la soi-disant transmission des connaissances. C'est en cela que Jean-Jacques est plutôt gouverneur que précepteur : "J'appelle plutôt gouverneur que précepteur le maître de cette science ; parce qu'il s'agit moins pour lui d'instruire que de conduire. Il ne doit point donner de préceptes, il doit les faire trouver"[55]. Il n'y a pas de donné, de réception passive, il n'y a qu'un trouvé, qui est indissociable du faire, de l'activité de recherche. Il n'existe pas de transmission des connaissances ; la connaissance ne peut être acquise que si elle est conquise et l'acte pédagogique consiste à (voire, en un premier temps, ne consiste qu'à) mettre l'élève en situation d'acquisition des connaissances ; "Mettez les questions à sa portée et laissez-lui les résoudre. Qu'il ne sache rien parce que vous le lui avez dit, mais parce qu'il l'a compris lui-même : qu'il n'apprenne pas la science, qu'il l'invente. Si jamais vous substituez dans son esprit l'autorité à la raison, il ne raisonnera plus, il ne sera plus que le jouet de l'opinion des autres"[56]. On ne peut mieux dire que l'activité de l'élève est, à elle seule, tout ce qui doit constituer l'apprentissage. A elle seule, c'est à dire qu'elle ne doit pas seulement constituer le premier temps de l'apprentissage, mais la situation d'acquisition doit être déterminée de manière suffisamment précise par le pédagogue pour que l'élève puisse de lui-même atteindre la connaissance, tirer les conclusions. Ainsi, lorsque Rousseau veut faire comprendre l'utilité de l'astronomie à Émile, et qu'ils s'égarent ensemble dans la forêt de Montmorency, la conclusion de cette expérience, l'objectif pédagogique, doit être atteint par Émile lui-même ; et non pas, et surtout pas, par Jean-Jacques. Il y a, dans l'épilogue de cette promenade, une détermination fondamentale de l'acte pédagogique. Le pédagogue – n'oublions pas que ce terme vient de paidion, enfant, et ago, conduire – doit peut-être rester, pour éduquer l'enfant, celui qui l'accompagne. Accompagner ou conduire ne sont nullement synonymes de tirer-vers-soi ou hisser au niveau du savoir. Lorsque Jean-Jacques se fait[57] l'émule de son élève, il ne s'agit pas du tout de lui présenter, même clairement et simplement, un savoir déjà élaboré, mais au contraire de suivre l'élève dans les détours de son apprentissage. C'est en ce sens que l'erreur, dans les limites fixées par la situation d'acquisition des connaissances, doit être rendue possible par le pédagogue. Elle est en effet ce qui engage la correction, moment primordial de l'apprentissage. Le guide, le gouverneur, est ainsi celui qui, en accompagnant, rectifie, "co-rige" le parcours de son élève au cas où l'erreur, l'errance, deviendrait extra-vagante en outrepassant les limites imposées par la situation d'acquisition. Il y a donc ici deux dimensions essentielles de l'acte pédagogique : d'une part la détermination d'une situation d'acquisition que l'on impose à l'élève, d'autre part une "co-rection" que le pédagogue effectue, mais seulement au cas où l'élève ne pourrait de lui-même retrouver le droit chemin. Idéalement, la situation d'acquisition, "l'occasion favorable", devrait pouvoir être suffisamment déterminée pour que l'élève puisse lui-même se corriger : "il faudra le guider un peu, mais très peu, sans qu'il y paraisse. S'il se trompe, laissez le faire, ne corrigez point ses erreurs. Attendez en silence qu'il soit en état de les voir et de les corriger lui-même, ou tout au plus dans une occasion favorable amenez quelque opération qui les lui fasse sentir. S'il ne se trompait jamais, il n'apprendrait pas si bien"[58]. L'objectif de l'action du pédagogue n'est donc pas l'objectif pédagogique, l'objectif que doit atteindre l'élève ; il est au contraire le fait même que l'élève puisse atteindre un objectif déterminé, mais surtout pas ce que l'élève doit atteindre. Aussi importe-t-il au plus haut point que le pédagogue ne se substitue pas à l'élève, ne confonde pas l'objectif pédagogique avec l'objectif de l'action pédagogique, au risque de manquer les deux à la fois. Ainsi lorsqu'Emile retrouve le chemin de son déjeuner, en s'étant orienté grâce à ses connaissances astronomiques, l'auteur lui fait bien dire : "Allons déjeuner, allons dîner, courons vite : l'astronomie est bonne à quelque chose", mais c'est pour ajouter aussitôt : "Prenez garde que s'il ne dit pas cette dernière phrase, il la pensera ; peu importe, pourvu que ce ne soit pas moi qui la dise"[59]. Pourquoi est-il si important qu'Émile tire lui-même la conclusion de cette expérience, produise lui-même la connaissance qu'il doit acquérir? Parce qu'il relève de la nature même de la connaissance, du savoir, d'être solidaire de la démarche qui permet de l'atteindre. Il y a là un vieux problème de philosophie, qui concerne la différence de nature entre le savoir et l'opinion vraie. La vérité n'échoit qu'accidentellement à l'opinion, cette dernière est mouvante, changeante, et tant que l'on reste sur son domaine, l'on ne peut jamais être sûr qu'une opinion est vraie. En revanche, ainsi que le précisait Aristote[60], la vérité est nécessairement attachée au savoir, cette nécessité est ce qui le définit, ce qui le distingue de l'opinion qui n'est vraie que de manière contingente. Il nous faut, pour posséder une connaissance, comprendre la nécessité de la démarche qui nous a permis de l'acquérir, comprendre pourquoi il nous faut nécessairement passer par certaines étapes et non par d'autres. Pour que l'élève puisse acquérir une connaissance comme telle, il faut donc qu'il soit capable d'effectuer cette démarche qui rapporte la connaissance à ses fondements, la conclusion à ses prémisses ; et le seul moyen dont dispose le pédagogue pour s'assurer de cela, c'est que l'élève ait pu lui-même effectuer cette démarche. Voilà ce qui justifie fondamentalement les méthodes actives.

L'intervention épistémologique.

En tant que promoteur des méthodes actives, Rousseau ouvre aussi la voie de la réflexion philosophique vers une conception matérialiste de l'acte pédagogique. L'analyse concrète de la relation pédagogique permet de justifier le rejet, précédemment énoncé, de cette notion de transmission des connaissances. En effet, de quoi y a-t-il réellement transmission dans le discours professoral traditionnel ? Certainement pas d'un savoir. Ce qui m'est réellement communiqué, ainsi que le fait remarquer Feuerbach[61], ce n'est que "le son qui ébranle mes oreilles". C'est à l'auditeur, au destinataire, à l'élève, de conférer un sens à ce son, d'unir ces signifiés en concepts, et d'ordonner ces concepts à l'aide de principes. C'est donc encore à l'élève qu'appartient ici la tâche de construire le savoir. Quand bien même voudrait-on récuser les méthodes actives en alléguant une transmission (par quelle magie?) des connaissances, l'analyse concrète de la relation pédagogique nous contraint à réintroduire l'activité intellectuelle de l'auditeur comme seul moteur de l'apprentissage. Il suffit pour cela de constater que l'exposition du savoir n'est pas immédiatement identique au savoir que l'on expose. C'est ce qu'affirme très conséquemment Feuerbach : "Aussi ce n'est pas non plus la chose elle-même que communique le démonstrateur, mais seulement le moyen ; car il ne m'instille pas ses pensées comme les gouttes d'un médicament"[62]. Dès lors il faut compléter notre analyse ; l'élève qui peut ainsi, sans autre aide qu'une émission ordonnée de sons, sans autre moyen que ce que l'on croit être la présentation d'un savoir, reconstruire en lui-même l'intelligence de la chose, cet élève est bien près de pouvoir se passer de son professeur. Un livre, un ordinateur lui suffiront. N'accéderont ainsi au savoir que ceux qui sont déjà capables d'y accéder par eux-mêmes. A ce titre, on ne s'étonne plus que l'institution éducative ait pu apparaître comme une entreprise de reproduction, ou encore comme un hôpital d'où l'on chasserait les malades pour garder les gens en bonne santé[63].

Il est donc de la plus haute importance de reconnaître qu'on ne transmet jamais immédiatement un savoir, mais toujours un moyen d'accès à ce savoir. En substituant la mise en situation d'acquisition à la notion de transmission des connaissances, il devient possible d'adapter ces moyens à l'intelligence de l'élève, et de favoriser ainsi l'accès de ce dernier à un nouveau savoir qu'il n'aurait pu acquérir par lui-même. C'est alors que nous retrouvons une dimension spécifique de l'intervention philosophique en pédagogie, dimension d'ordre épistémologique. Il s'agit en effet, pour déterminer cette situation d'acquisition, de déconstruire le savoir à enseigner jusqu'à l'élémentaire. Et, si l'on veut bien se référer de nouveau à Aristote, on m'accordera que l'élément n'est pas seulement la plus petite partie d'une chose, mais qu'il en est également (Métaphysique, D 3) le principe constitutif, une partie à l'aide de laquelle on peut apercevoir le moyen de construire le tout. Lorsque le jeune Émile abordera la géométrie, son précepteur lui proposera une situation matérielle déduite de considérations sur la géométrie élémentaire. Or, l'élémentaire en géométrie n'est rien d'autre que le point et le mouvement. Mettez un point en mouvement vous obtenez un droite, puis avec celle-ci un plan, etc. Ainsi,"au lieu de me servir d'un compas pour tracer un cercle, je le tracerai avec une pointe au bout d'un fil tournant sur un pivot. Après cela quand je voudrais comparer les rayons entre eux Émile se moquera de moi et il me fera comprendre que le même fil toujours tendu ne peut avoir tracé des distances inégales"[64]. Le cercle n'est pas ici présenté comme un ensemble de points équidistants d'un centre, cela ne constituerait qu'une définition nominale qui, requerrant l'usage du compas, ne permettrait aucune découverte immédiate des propriétés de la figure construite. Au contraire, en proposant à l'élève une situation matérielle déduite d'une définition présentant le cercle comme la ligne décrite par l'extrémité d'un segment de droite en mouvement autour de son autre extrémité fixe, nous partons là d'une définition réelle du cercle. La définition réelle nous fournit les conditions de possibilités de la chose définie. La connaissance, par analyse, des propriétés du cercle, est alors inscrite dans l'activité même par laquelle notre élève a pu construire cette figure. Or, la détermination de définitions réelles à l'aide d'une déconstruction des savoirs jusqu'à l'élémentaire relève, au sein de chaque discipline, d'une réflexion de nature philosophique ; celle-là même que Descartes présentait dans la lettre préface aux Principes de la Philosophie : "chercher les premières causes et les vrais principes dont on puisse déduire les raisons de tout ce qu'on est capable de savoir ; et ce sont particulièrement ceux qui ont travaillé à cela qu'on a nommés philosophes".

L'APPORT DES THEORIES DE LA CONNAISSANCE.

Le rejet de la transmission des connaissances, parce qu'elle ne peut aboutir à un savoir, se trouve mêlé chez Rousseau avec la condamnation de tout enseignement verbal. S'il importe tant de mettre "toutes les leçons des jeunes gens en action plutôt qu'en discours"[65], c'est parce qu'il nous faut éviter de donner à l'élève "des leçons qui ressemblent à des leçons, de substituer dans son esprit l'expérience et l'autorité du maître à sa propre expérience et au progrès de sa raison"[66]. Soumis à l'autorité du maître, l'élève devient inévitablement le jouet de l'opinion d'autrui. Je ne peux en effet faire mienne une opinion, car n'est mien que ce que j'ai construit. Or, on ne construit pas une opinion, on la reçoit, on la transmet, on la reproduit, tout ce qui ne peut pas - et donc ne doit pas - être fait en matière de connaissances.

Mais les méthodes actives reçoivent aussi dans Émile une justification nouvelle. Si en toutes choses les leçons "doivent être plus en actions qu'en discours"[67], c'est aussi parce que "les enfants oublient aisément ce qu'ils ont dit et ce qu'on leur a dit, mais non pas ce qu'ils ont fait et ce qu'on leur a fait". Ainsi les méthodes actives vont-elles se trouver justifiées plus profondément encore, en faisant appel à une spécificité de l'enfance que doivent reconnaître les pratiques pédagogiques. Rousseau nous invite, dès sa Préface, à reconnaître cette originalité de l'enfance : "Les plus sages s'attachent à ce qu'il importe aux hommes de savoir, sans considérer ce que les enfants sont en état d'apprendre. Ils cherchent toujours l'homme dans l'enfant, sans penser à ce qu'il est avant que d'être homme […] Commencez donc par mieux étudier vos élèves". Attardons-nous tout d'abord sur la spécificité intellectuelle de l'enfant, sur ce que ce dernier est "en état d'apprendre". Les pédagogues d'aujourd'hui tournent à cette fin leur regard vers la psychologie, Rousseau tournait le sien vers l'enfant afin de comprendre "les manières de voir, de penser, de sentir qui lui sont propres"[68]. C'est à la suite de ces observations que l'on peut profondément justifier la condamnation des discours. Pourquoi donc importe-t-il de ne jamais substituer le signe à la chose? "Car le signe absorbe l'attention de l'enfant, et lui fait oublier la chose représentée"[69]. En effet, le savoir de l'enfant est inscrit dans la sphère du sensible ; c'est donc en tant que choses qu'il abordera les signes, et certainement pas en tant que signes renvoyant à des choses radicalement autres qu'eux-mêmes. On peut bien voir, dans ce passage, une indication justifiant l'abord poétique du langage, dans la mesure où le signifiant s'y fait opaque, où notre attention est alors retenue dans la matérialité du signe, dans le choc des sons entre eux. Mais l'on doit aussi comprendre que la transparence du message linguistique dans l'usage qui nous est courant, lors duquel l'expression a pour seule fonction de renvoyer vers le signifié, demeure une opacité pour l'enfant. La relation de signification, qui transfigure une chose en signifiant, lui reste étrangère. De plus, dans notre précédente citation, Rousseau ne se borne pas à nous indiquer ce que l'enfant ne sait pas. Il nous engage aussi à saisir la spécificité de la raison enfantine. Il s'agit d'une raison "sensitive ou puérile", qui n'entre en activité qu'en partant de sensations effectives, et qui ne peut aller au-delà d'une combinaison de sensations simples afin de former une sensation complexe, que Rousseau appellera "idée simple" : "Ainsi ce que j'appelais raison sensitive ou puérile consiste à former des idées simples par le concours de plusieurs sensations, et ce que j'appelle raison intellectuelle ou humaine consiste à former des idées complexes par le concours de plusieurs idées simples"[70].

Si le pédagogue ne prenait pas en compte cette spécificité de la raison enfantine, non seulement l'enfant n'apprendrait pas à raisonner, mais il apprendrait surtout à ne pas raisonner. Dès qu'il devient impossible de rapporter l'idée aux sensations qui lui ont donné naissance, il devient impossible d'authentifier cette idée. Il n'y a plus ni jugement - acte par lequel l'enfant rassemble sous le même joug deux sensations simples - ni vérification. C'est ainsi, dira Rousseau[71], que l'on nous apprend "à beaucoup croire, et à ne jamais rien savoir". Et l'on ne ferait pas là que retarder le développement de l'enfant, on condamnerait du même coup celui de l'adulte, dans la mesure où la constitution de la raison est présentée comme la construction d'un édifice dont la raison sensitive est la base. C'est donc paradoxalement en ne commençant pas par développer la raison intellectuelle ou humaine, les idées abstraites et générales, que l'on rend possible le commencement de son développement. C'est en ne s'adressant pas à une raison absente chez l'enfant, mais à la raison sensitive ou puérile, que l'on pose les fondations d'une raison qui la dépasse. Nous avons ici un aspect essentiel, pourtant parfois négligé, de l'éducation négative dans le domaine intellectuel. En effet, il ne s'agit nullement de comprendre cette éducation négative comme une quelconque forme de négation de l'acte pédagogique. Si négation il y a, elle est celle d'une prétendue pédagogie qui n'éduque pas, qui croit éduquer mais n'apprend qu'à croire. Il y a négation de l'instruction prématurée qui, parce qu'elle est prématurée, produit tout le contraire de ce qu'elle vise. Il s'agit bien d'éduquer, mais d'éduquer en s'adressant au raisonnement propre à l'enfant. Il ne faut pas oublier que si "l'enfance est le sommeil de la raison"[72], ce sommeil n'est pas une pure et simple absence, une lacune dont la vacuité aurait par elle-même une valeur. Ce sommeil est un repos, sinon réparateur, du moins préparateur, parce qu'il est activité, construction du fondement de l'édifice. L'éducation négative dans le registre intellectuel n'est donc pas seulement le "ne rien faire et ne rien laisser faire" d'Émile II[73], il s'agit avant tout, comme l'indique la Lettre à Christophe de Beaumont, d'une éducation qui "tend à perfectionner les organes, instruments de nos connaissances, avant de nous donner ces connaissances et qui prépare à la raison par l'exercice des sens".

C'est donc en effectuant cet indispensable détour par la raison de l'enfant que l'on peut plus rapidement et plus sûrement atteindre la raison intellectuelle. Nous retrouverons cet aspect fondamental dans la Pédagogie scientifique, T.I, de M. Montessori, avec son appel aux "préparations indirectes". C'est aussi chez Montessori que l'on retrouvera ce privilège accordé à l'éducation des sens, majeure partie du livre II d'Émile où Rousseau présente une application de ses principes. Il y a bien ici une entreprise de rectification, produite par la mise en rapport, dans le cadre d'une philosophie de l'éducation, d'un savoir et des pratiques pédagogiques. Les lecteurs auront reconnu dans ce savoir le sensualisme de Condillac, qui affirmait, au début de son Traité des sensations[74] : "le jugement, la réflexion, les désirs, les passions, etc., ne sont que la sensation même qui se transforme différemment". Mais ce savoir, cette théorie de la connaissance, ou ce que l'on appellerait aujourd'hui psychologie, n'est pas abruptement importé dans Émile. Il y est réélaboré, puisque Rousseau affirmera l'existence d'un principe actif dans le jugement pour le distinguer ainsi de la passivité du sentir. En affirmant cela, Rousseau s'oppose bien sûr à Condillac, pour qui "la sensation devient successivement attention, comparaison, jugement"[75]. Mais il s'oppose surtout à Helvétius, ce qui est flagrant à la lecture des Notes sur De l'Esprit, notamment : "vous n'avez rien prouvé sur ce point sinon que vous ajoutez au sens du mot sentir le sens que nous donnons au mot juger ; vous réunissez sous un mot commun deux facultés essentiellement différentes"[76]. Il y a un enseignement à tirer de cette réélaboration, enseignement destiné à ceux qui voudraient immédiatement déduire une pédagogie de la psychologie. Peut-être la philosophie de l'éducation a-t-elle là aussi un rôle à jouer pour affermir l'accession de la pédagogie à sa majorité intellectuelle, en l'aidant à construire un discours autonome.

ROUSSEAU PROMOTEUR DES PEDAGOGIES DE L'INTERET.

Nous avons voulu signaler, dès le début de cet article, que l'un des aspects permettant de souligner l'importance de l'intervention philosophique en pédagogie était la systématicité de la réflexion. Mais, à l'abord de la seconde des dimensions annoncées, dimension qui met en rapport, dans une philosophie de l'éducation, une théorie des passions avec les pédagogies de l'intérêt, se dresse devant nous un obstacle d'autant plus redoutable qu'il atteint, au-delà d'Émile, la cohérence de toute la pensée rousseauiste. Il existe en effet de considérables discordances entre le Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes (Discours sur l’inégalité), présentant deux passions primitives, l'amour de soi et la pitié[77], et Émile. Il ne reste plus en effet dans ce dernier ouvrage que l'amour de soi comme seule passion primitive, "la seule qui naît avec l'homme et ne le quitte jamais tant qu'il vit"[78], alors même que la pitié n'apparaît qu'au livre IV : "ainsi naît la pitié, premier sentiment relatif qui touche le cœur humain selon l'ordre de la nature"[79]. De plus, sans avoir explicité ces discordances, l'auteur affirme, dans la seconde Lettre à Malesherbes, qu'Émile et le Second Discours sont bien censés constituer un système : "les trois principaux de mes écrits, savoir ce premier discours, celui sur l'inégalité, et le traité de l'éducation, lesquels trois ouvrages sont inséparables et forment ensemble un même tout"[80]. Il est dès lors de la plus haute importance, tant pour la compréhension intrinsèque de la doctrine que pour justifier l'intervention philosophique, de lever cette apparente contradiction.

Une première réponse, classique, nous est fournie par la lecture de l'Essai sur l'Origine des Langues, ch.9 : "la pitié, bien que naturelle au cœur de l'homme resterait éternellement inactive sans l'imagination qui la met en jeu. Comment nous laissons-nous émouvoir par la pitié? En nous transportant hors de nous-mêmes ; en nous identifiant avec l'être souffrant […] Qu'on songe combien ce transport suppose de connaissances acquises! Comment imaginerais-je des maux dont je n'ai nulle idée?"[81]. Il y a bien en cela une réponse dans la mesure où il est établi que l'imagination ne constitue pas un objectif de Jean-Jacques. Pour déjouer la dégénérescence produite par l'altération des (ou de la) passion(s) primitive(s), il s'agit donc de freiner le développement de l'imagination jusqu'à ce qu'une autre faculté, la raison, soit suffisamment élaborée afin qu'Émile n'ait pas à souffrir des funestes effets de ces mêmes passions. Nous retrouvons donc, dans ce registre, l'application d'un des préceptes fondamentaux de l'éducation négative : "tout retarder tant qu'il est possible"[82]. Ce précepte est lui-même appliqué négativement, puisqu'il ne s'agit pas de prendre le contre-pied du développement naturel, mais de juguler l'influence incontrôlée d'autrui qui pervertit ce progrès en l'accélérant : "Voilà comment je lui fais doublement gagner du temps en retardant au profit de la raison le progrès de la nature ; mais ai-je en effet retardé ce progrès? Non ; je n'ai fait qu'empêcher l'imagination de l'accélérer"[83].

L'apparition tardive de la pitié au livre IV d'Émile se trouve donc ainsi justifiée, et l'appel à l'Essai sur l'Origine des Langues permet bien une première résorption de la contradiction entre Émile et le second Discours. Mais il ne peut s'agir que d'une première réponse, d'une résorption partielle, car il reste vrai qu'à la différence du Discours sur l’inégalité, la pitié n'est pas explicitement présentée dans Émile comme une passion primitive, antérieure à la raison, et que l'amour de soi reste par contre posé comme "la source de nos passions, l'origine et le principe de toutes les autres...passion primitive, innée, antérieure à toute autre"[84]. Si l'on veut tenter de respecter l'adage de Pascal : "tout auteur a un sens auquel tous les passages contraires s'accordent, ou il n'a point de sens du tout"[85], nous devons, afin de restaurer la cohérence du texte, risquer une hypothèse, à laquelle nous sommes d'ailleurs conduit par la définition de l'amour de soi ci-dessus. Il s'agirait de présenter la pitié comme pouvant se déduire de l'amour de soi, en nous appuyant sur Émile IV : "Le premier sentiment d'un enfant est de s'aimer lui-même, et le second qui dérive du premier est d'aimer ceux qui l'approchent ; car dans l'état de faiblesse où il est il ne connaît personne que par l'assistance et les soins qu'il reçoit […] Un enfant est donc naturellement enclin à la bienveillance, parce qu'il voit que tout ce qui l'approche est porté à l'assister, et qu'il prend de cette observation l'habitude d'un sentiment favorable à son espèce"[86]. On comprend alors qu'il puisse y avoir présentation simultanée de deux passions primitives dans le Discours sur l’inégalité, puisqu'il s'agit en fait d'une quasi-simultanéité chronologique. Mais cette dernière recouvre une antériorité logique de l'amour de soi. D'ailleurs à bien lire le texte ci-dessus il apparaît que la condition permettant de déduire la pitié à partir de l'amour de soi n'est autre qu'un premier effet - à la fois logique et chronologique - d'une pitié dont l'enfant est tout d'abord l'objet (l'assistance de ses proches). Nous aurions donc ici une passion primitive, l'amour de soi, dont, sous l'effet d'une pitié antérieure émanant des proches, nous déduirions une "seconde" passion primitive, une pitié éprouvée par le jeune enfant.

Il est donc permis de voir dans Émile l'existence de la pitié dès le tout premier âge, et nous aurions ainsi réduit la contradiction entre Émile et le Discours sur l’inégalité. La pitié du livre IV serait alors le développement naturel – c'est à dire rectifié par l'éducation négative – de cette pitié primitive. Il s'agit en effet au livre IV d'une généralisation de la pitié : "pour empêcher la pitié de dégénérer en faiblesse il faut donc la généraliser et l'étendre sur tout le genre humain... Il faut par raison, par amour pour nous, avoir pitié de notre espèce encore plus que de notre prochain"[87]. S'il faut ici agir "par raison", ce n'est pas seulement au sens où il serait raisonnable d'adopter ce mobile. Il est également rationnel d'agir ainsi, et ce "par" qui semble revêtir le sens d'un "pour" nous indique en fait que la raison est aussi instrument de cette éducation morale. Comment parler du genre humain à notre élève[88], si ce dernier ne peut s'en former une idée, et donc nécessairement ici une idée générale qui requiert l'usage de la raison intellectuelle? Il est donc de ce point de vue nécessaire, si l'on veut bien nous accorder que la pitié apparaît au livre IV parce qu'elle doit être généralisée, que Rousseau thématise tardivement la seconde passion primitive, puisque cette généralisation présuppose les acquis intellectuels du livre III.

Il ne s'agirait plus alors tout à fait de la même pitié, puisqu'ainsi généralisée, étendue à tout le genre humain, la pitié nous permet d'accéder de la bonté à la vertu. Il y a maintenant changement, sinon de nature, du moins de registre, puisque nous pénétrerions alors dans le domaine d'une éducation morale positive. Ce changement ne devrait pas nous étonner après avoir assisté à la transfiguration plus radicale encore de l'amour-propre en vertu : "étendons l'amour propre sur les autres êtres, nous le transformerons en vertu"[89]. Cela nous permet d'ailleurs de comprendre une affirmation pour le moins déroutante du livre II : "la seule passion naturelle à l'homme est l'amour de soi-même, ou l'amour propre pris dans un sens étendu"[90]. Ce "ou" paraît engendrer une contradiction flagrante, mais ici, ce n'est pas le sens qui est étendu, c'est l'amour propre lui-même, et cette extension ne peut être bonne qu'à condition de s'effectuer à la totalité du genre humain. Là encore, l'acquisition de la raison est requise ; raison qui est présentée dans ce même paragraphe comme "le guide de l'amour propre". La généralisation d'une passion primitive entraînant une transformation de sa nature, il paraît donc possible de concevoir tout à la fois l'existence d'une pitié primitive dans Émile, et la thématisation tardive de la pitié au livre IV.

Ces développements permettraient également de conserver sans contradiction l'amour de soi comme la première passion, première au sens où nous pouvons en déduire toutes les autres. Or, pour revenir à la pratique pédagogique, nous pourrions retrouver notre élève face à une situation d'acquisition parfaitement déterminée, sans pour autant que celui-ci s'élance à la conquête du savoir. Dans la mesure où "il n'y a que la passion qui fasse agir"[91], il va nous falloir enraciner l'élan pédagogique dans la "première" des passions, l'amour de soi et l'intérêt porté à tout ce qui peut accroître notre bien être. La question est de mettre l'élève en mouvement, et Rousseau, ici promoteur des pédagogies de l'intérêt, en dénoncera les écarts tout en produisant leur définition. Il s'agit en effet de ne pas dissocier l'intérêt de l'activité elle-même, ni donc de l'élève, tout en n'accordant pas a priori de valeur à n'importe quel mobile. En ce sens, bien avant la réflexion, parfois obscure, d'un Dewey (notamment dans L'École et l'Enfant, ch.1), Émile III nous mettait déjà en garde : rien ne sert de susciter artificiellement un intérêt qui demeure ainsi étranger à l'enfant. Le contre-exemple flagrant se trouve en Émile III[92], lorsque Jean-Jacques veut initier son élève à la chimie. L'exemple des vins frelatés ne correspond nullement à un intérêt de l'enfant lui-même et se révèle tout à fait incapable de mobiliser Émile, c'est à dire en même temps, pour un seul et même acte, de lui fournir un mobile et de déclencher son activité. Mieux vaudrait lui proposer une synthèse de la limonade, ce qui est d'ailleurs fort aisé en chimie. Il semble a priori certain que face à une situation où l'action est devenue compréhensible, la compréhension devienne elle-même active. Nous aurions bien alors un mobile qui constitue la nature même de l'activité, et cela sans plus chercher à rendre intéressants des domaines d'études qui ne le sont pas pour l'élève. Il faut donc mettre en rapport la situation d'acquisition avec " l'intérêt présent " : " Voilà le grand mobile, le seul qui mène sûrement et loin"[93]. Cet intérêt est d'abord présent au sens où il est actuel, et donc sensible, c'est un mobile pour l'élève avant d'être l'instrument du pédagogue. Il est aussi présent au sens où il doit être inhérent à l'activité elle-même. Le désir d'apprendre à lire précède, jusqu'à les rendre quasiment superflues, les méthodes de lecture. Pourquoi lire et écrire si parler suffit? Il faut donc d'abord rendre la lecture indispensable[94]. Tout cela servira également de justification fondamentale au journal scolaire de Freinet. En prônant cela, Rousseau prévient aussi les funestes déviations des pédagogies de l'intérêt, celles que Dewey caractérisera par l'intérêt vicié, celui qui demeure extérieur à l'action. Si le plaisir du bon point se surajoute à l'activité, c'est parce qu'il est d'une nature radicalement autre que celle-ci. Dispensant de toute réflexion sur l'adéquation de l'instruction aux préoccupations de l'enfant, le bon point relève de la même logique que le fouet. C'est la même raison qui posait avec ce proverbe égyptien que les oreilles de l'enfant sont sur son dos et qui présente aujourd'hui des récompenses ou des renforcements. Les oreilles se déplacent vers le ventre, vers les rêves, mais ne font toujours pas partie d'une activité intellectuelle. Les rats apprennent ainsi à sortir d'un labyrinthe. Les récompenses de toutes sortes relèvent de ce que Rousseau appelle fantaisie : "mot par lequel j'entends tous les désirs qui ne sont pas de vrais besoins et qu'on ne peut contenter qu'avec le secours d'autrui"[95]. Sans insister sur les conséquences néfastes de cette dépendance envers autrui, que nous reprendrons par la suite, bornons nous à relever l'idée simple qu'il existe de vrais et de faux besoins. Si l'intérêt véritable, l'intérêt présent, mène sûrement et loin, c'est parce qu'il doit, en s'opposant à la fantaisie, s'identifier à "l'utile réel"[96]. L'utile réel, ce n'est autre chose que ce qui nous permet de mieux assurer notre conservation, de développer toutes nos capacités en maîtrisant notre milieu. En agissant par et pour l'utile réel, la satisfaction serait alors entièrement due à l'accroissement de nos capacités. Nous retrouverions une dimension spinoziste de la philosophie de l'éducation, cf. Éthique IV, prop. LII : "Le contentement de soi peut tirer son origine de la raison, et seul ce contentement qui tire son origine de la raison est le plus grand possible".

PHILOSOPHIE POLITIQUE ET PEDAGOGIE.

Il ne faut donc pas que le pédagogue s'oppose aux passions ; ce serait "une entreprise aussi vaine que ridicule de vouloir les détruire"[97]. Mais il ne s'agit plus seulement ici de l'amour de soi, dont la force pouvait ne faire qu'un avec le développement de la raison. C'est l'ensemble des passions qu'il faudrait prendre en compte, ce qui semble fort difficile si l'on voit en elles les symptômes de la décadence tant décriée depuis le Discours sur les sciences et les arts. L'achèvement de la théorie des passions, au livre V, nous éclaire sur ce point : "C'est une erreur de distinguer les passions en permises et défendues pour se livrer aux premières et se refuser aux autres. Toutes sont bonnes quand on en reste le maître, toutes sont mauvaises quand on s'y laisse assujettir"[98]. L'enjeu consiste donc à rendre possible cette maîtrise, qui n'est autre que l'accès à la vertu, à la liberté morale définie en Émile V par la domination de la raison ; "qu'est-ce donc que l'homme vertueux ? C'est celui qui sait vaincre ses affections. Car alors il suit sa raison, sa conscience, il fait son devoir"[99].

En abordant la dernière des trois dimensions annoncées, au sein de laquelle Rousseau met en rapport une philosophie politique avec la pratique pédagogique, nous voudrions montrer que l'éducation civique constitue au moins une étape essentielle dans le parachèvement de l'édifice éducatif. Cela requiert un ultime développement puisque, si nous savons depuis Émile I qu'il n'y a "qu'une science à enseigner aux enfants, c'est celle des devoirs de l'homme"[100], se pose encore la question de savoir si ces devoirs de l'homme ont ou non un quelconque rapport avec ceux du citoyen. Or, le lecteur pourrait tout à fait adopter une interprétation qui distinguerait radicalement ces deux registres. Rousseau n'a-t-il pas écrit, au début du livre I : "il faut opter entre faire un homme ou un citoyen, car on ne peut faire à la fois l'un et l'autre"[101]?

Mais il ne nous paraît pas légitime d'évacuer ainsi l'éducation civique ; on ne comprendrait plus alors pourquoi Rousseau présente si longuement, au livre V, les chapitres du Contrat Social. Il serait même possible, dans la mesure où l'exposition de cette philosophie se situe après l'accession d'Émile à la liberté morale, de ne plus voir seulement en cette dernière la fin de l'éducation. Mais peut-être n'y a-t-il là qu'un faux débat, puisque "ceux qui voudront traiter séparément la politique et la morale n'entendront jamais rien à aucune des deux"[102]. Dès lors comment comprendre cette disjonction, entre l'homme et le citoyen, que l'auteur nous impose au début du livre I? Une première réponse, encore insuffisante, consisterait à dire que Rousseau, en ce passage, n'oppose "l'homme" qu'aux citoyens existants et non au citoyen idéal. On pourrait aussi, à l'inverse, ne voir en l'éducation civique qu'une discipline annexe, rendue indispensable par le fait qu'Émile, "sauvage fait pour habiter les villes", soit contraint de vivre en société ; "il faut qu'il sache y trouver son nécessaire, tirer parti de leurs habitants, et vivre, sinon comme eux, du moins avec eux"[103]. Mais cela nous paraît toujours insuffisant puisqu'il est bien question de "faire des citoyens et des hommes"[104]. Et lorsque Rousseau écrit : "Si peut être le double objet qu'on se propose pouvait se réunir en un seul, en ôtant les contradictions de l'homme on ôterait un grand obstacle à son bonheur"[105], il nous semble nécessaire de voir en ce "double objet" la synthèse problématique d'une éducation et de l'homme, et du citoyen. Cette synthèse est d'autant plus problématique que l'auteur nous dépeint, au tout début d'Émile, le citoyen en l'opposant contradictoirement à l'homme naturel ; cf. Emile I : "l'homme naturel est tout pour lui : il est l'unité numérique, l'entier absolu qui n'a de rapport qu'à lui-même ou à son semblable. L'homme civil n'est qu'une unité fractionnaire qui tient au dénominateur, et dont la valeur est dans son rapport avec l'entier qui est le corps social"[106]. C'est paradoxalement en soulignant les termes de cette contradiction que l'on peut établir une analogie entre l'homme naturel et le citoyen ; en effet, tous deux se définissent par une certaine forme d'unité. Il nous suffit pour cela d'en appeler à l'article Économie politique : "Le corps politique, pris individuellement, peut être considéré comme un corps organisé, vivant, et semblable à celui de l'homme. Le pouvoir souverain représente la tête, les lois et les coutumes sont le cerveau...les citoyens sont le corps et les membres qui font mouvoir, vivre, et travailler la machine"[107]. Bien évidemment, nous devons prendre en compte la remarque préalable de l'auteur qualifiant cette comparaison de "commune et peu exacte". Mais si Rousseau aborde avec méfiance la métaphore anthropologique du corps politique, il nous paraît tout aussi évident que la première raison de cette méfiance est moins le contenu même de cette métaphore que son histoire, son exploitation ayant déjà été faite dans l'introduction et le frontispice du Leviathan. L'inexactitude avouée de cette comparaison ne doit donc pas nous faire rejeter le "moi commun" qui apparaît à la suite du texte cité, et qui sera repris tout à la fois dans Émile I et dans le Contrat Social I, 6. En retenant donc la participation du citoyen à une certaine forme d'unité, il devient possible de comprendre la surprenante valeur accordée à la dénaturation de l'homme dans le domaine politique, dénaturation que nous retrouvons aussi bien en Emile I : "les bonnes institutions sociales sont celles qui savent le mieux dénaturer l'homme, lui ôter son existence absolue pour lui en donner une relative, et transporter le moi dans l'unité commune"[108], que dans le Contrat Social II, 7 : "celui qui ose entreprendre d'instituer un peuple doit se sentir en état de changer, pour ainsi dire, la nature humaine...d'altérer la constitution de l'homme pour la renforcer".

Ce dernier texte nous engage à définir une conception dialectique de l'action transformatrice chez Rousseau, l'excès d'un principe produisant son contraire et pouvant ainsi restaurer, sous un nouveau visage, la forme originelle. Cette conception est explicitement énoncée dans la Réponse à Voltaire : "il vient un temps où le mal est tel que les causes mêmes qui l'ont fait naître sont nécessaires pour l'empêcher d'augmenter"[109]. Nous en retrouvons des applications en pédagogie, lorsque Jean-Jacques utilise l'imagination qui avait enflammé les sens d'Émile adolescent pour contrebalancer l'influence de ceux-ci[110]. Il est en ce sens possible de concevoir la dénaturation comme une certaine restauration de l'unité primitive. De plus, puisqu'il n'est jamais question de retrouver telle quelle cette forme originelle, l'éducation politique du jeune Émile nous apparaît bien être la seule possibilité d'atteindre "le double objet qu'on se propose".

Il est pourtant vrai que l'inexactitude de cette métaphore reste pour une part indéracinable, dans la mesure où "les citoyens ont beau s'appeler membres de l'état, ils ne sauraient s'unir à lui comme de vrais membres le sont au corps ; il est impossible de faire que chacun d'eux n'ait pas une extension individuelle et séparée"[111]. Mais nous savons déjà, depuis la préface, que l'existence d'un état de fait ne doit pas interdire la transformation de ce qui est en fonction de ce qui doit être. Or, dans un texte essentiel qui juxtapose en deux paragraphes l'idéal du corps politique avec une rectification des pratiques pédagogiques, Rousseau nous indique le lieu de cette transformation ; il n'est autre que la relation pédagogique elle-même : "Ces considérations sont importantes et servent à résoudre toutes les contradictions du système social. Il y a deux sortes de dépendance. Celle des choses qui est de la nature ; celle des hommes qui est de la société. La dépendance des choses n'ayant aucune moralité ne nuit point à la liberté et n'engendre point de vice. La dépendance des hommes étant désordonnée les engendre tous, et c'est par elle que le maître et l'esclave se dépravent mutuellement"[112]. La dépendance devient mutuelle parce qu'elle ne relève plus que du domaine de l'opinion, or la loi de l'opinion m'enchaîne à autrui. Nous avons là le fondement de la condamnation précédente de la fantaisie. L'esclave, aussi bien que le maître, existe en dehors de lui-même, puisque je ne peux dépendre de la volonté d'autrui sans chercher immédiatement à influer sur cette volonté. Dès lors j'existe hors de moi-même et cette aliénation dans autrui ne condamne pas seulement ma liberté naturelle, elle m'interdit aussi l'accès à la liberté politique. Rousseau poursuit en nous présentant un premier remède au plan collectif : "s'il y a quelque moyen de remédier à ce mal dans la société, c'est de substituer la loi à l'homme, et d'armer les volontés générales d'une force réelle supérieure à l'action de toute volonté particulière". Mais cette substitution reste pour le moins violente et incertaine. La clef de la réforme politique se trouve plus aisément, ainsi que l'indique le paragraphe suivant, dans une pratique de l'éducation négative où il ne s'agit plus de substituer mais de maintenir : "Maintenez l'enfant dans la seule dépendance des choses, vous aurez suivi l'ordre de la nature dans le progrès de son éducation. N'offrez jamais à ses volontés indiscrètes que des obstacles physiques ou des punitions qui naissent des actions mêmes".

Il s'agit donc maintenant de déterminer la situation d'acquisition non plus dans son contenu mais dans sa forme. Le précepteur doit toujours agir d'une manière indirecte sur son élève, "par le choix des circonstances où nous le plaçons"[113], et la volonté du maître doit impérativement revêtir l'apparence de la nécessité. On interdit par là toute déviation vers l'enchaînement mutuel de l'opinion. Ainsi le despotisme du précepteur se trouve bien affirmé, mais son pouvoir, en ne s'exerçant immédiatement que sur les choses, non seulement favorise l'exercice de la liberté naturelle, mais encore préserve l'accès à la liberté politique, en sauvegardant son élève de l'opinion d'autrui. On ne s'étonne donc plus que, dans un ouvrage très critique, G.Snyders renvoie précisément à la dépendance des choses pour introduire une réflexion pleine d'espérances sur les pédagogies institutionnelles[114]. "L'intervention active du maître par la médiation de structures" (sous-titre du chapitre de Snyders), permet en effet d'organiser les relations inter-individuelles de manière à ce que chacun garde en vue le fonctionnement du groupe comme tel. En quelque sorte, le maître oriente la conscience individuelle vers le bien commun et favorise ainsi l'émergence d'une volonté générale chez chaque membre du groupe. Il rend donc possible une institutionnalisation en acte de la vie pédagogique, ce qui serait exclu s'il devait y avoir ingérence immédiate de l'autorité personnelle du maître sous forme inter-individuelle. Nous retomberions alors sous la loi de l'opinion, et pour n'avoir pas pris en compte le fameux despotisme de Jean-Jacques, peut-être interdirions-nous à nos élèves de devenir citoyens.

Ici encore, ce sont des considérations déduites d'un savoir, de la philosophie politique, qui vont guider la rectification des pratiques pédagogiques. L'émergence de la volonté générale requiert en effet une mise entre parenthèse de la volonté particulière - nous dirions aujourd'hui singulière - de chacun ; "en effet chaque individu peut avoir comme homme une volonté particulière contraire ou dissemblable à la volonté générale qu'il a comme citoyen" (Contrat Social I, 7). C'est uniquement à cette condition que le vote, en apparence simple compensation opératoire des volontés individuelles, permet de dégager la fameuse volonté générale - en tant que volonté qui émane du général (chacun vote) ; et en tant que volonté qui veut le général (le citoyen vote pour le bien de tous et non pour celui de l'homme particulier). Le pédagogue devrait donc s'adresser à son élève, membre actif du groupe classe, comme celui qui propose une loi à l'assemblée du peuple : "ce qu'on leur demande n'est pas précisément s'ils approuvent la proposition ou s'ils la rejettent, mais si elle est conforme ou non à la volonté générale qui est la leur" (Contrat Social IV, 2). Soumettre son élève à la seule dépendance des choses, c'est en effet déjà résoudre le problème fondamental que se pose l'auteur du Contrat Social : "trouver une forme de gouvernement qui mette la loi au-dessus de l'homme"[115]. C'est à cette seule condition que le citoyen sera libre parce que soumis aux lois et non aux hommes. C'est à cette seule condition que la souveraineté populaire prend tout son sens et devient le fondement d'une autorité politique légitime. Cette condition se trouve réalisée dans une pratique pédagogique rectifiée par sa mise en rapport avec une philosophie politique.

C'est ainsi que l'éducation civique constitue, sinon la clef de voûte, du moins une étape essentielle de l'édifice éducatif. En comprenant la prévalence de l'intérêt commun sur l'intérêt particulier, Émile, libéré des chaînes de l'opinion, peut lui-même choisir entre l'autonomie du citoyen ou la liberté du sage. A moins qu'il ne préfère, à l'instar de son maître, citoyen imaginaire, se situer dans l'ailleurs, au plus proche de l'idéal. Il appartient encore à la philosophie d'énoncer cet idéal, parce que seule cette énonciation nous permet d'engager une rectification des pratiques. En ce sens également, il appartient au professeur de philosophie, non seulement de prendre l'éducation pour objet de sa réflexion, mais encore, et surtout à l'heure où celle-ci se trouve mise en question, de souligner qu'il doit exercer une fonction essentielle dans la formation des maîtres.



[1]. En 1948.

[2]. Émile II, Paris, Gallimard, Tome IV (1969) coll. La Pléiade p. 358.

[3]. Émile II, préface p. 242.

[4]. Émile I p. 252.

[5]. Émile IV p. 537.

[6]. Émile I p. 266.

[7]. Émile IV p. 537.

[8]. Préface.

[9]. Émile I p. 264.

[10]. Émile I p. 264.

[11]. Beitrag zur Berichtigung der Urtheile des Publikums über dir französische Revolution, 1793 ; Meiner, Hamburg, 1973 ; trad. fr. J. Barni, Considérations sur la révolution française, Paris, Payot, coll. Critique de la politique, 1974.

[12]. Ibid., Introduction II, Payot p. 103.

[13]. Émile V p. 777.

[14]. Préface.

[15]. Cité in Pléiade T. IV, notes p. 1364.

[16]. Émile III p. 465.

[17]. Émile IV p. 541.

[18]. De la préface d'une Seconde lettre à Bordes à Émile IV p. 542.

[19]. Dernière réponse.

[20]. Cf., sur les fables, Mémoire à M. de Mably, Pléiade T. IV p. 10.

[21]. Snyders, op. cit. L II.

[22]. Diderot qualifiait ainsi La Nouvelle Héloïse.

[23]. Système qu'il faut saisir "par toutes ses branches", Troisième Dialogue, Pléiade p. 935.

[24]. Pour être aimé, ne faut-il pas être aimable? C'est un enseignement d'Émile IV p. 494.

[25]. Snyders, op. cit. Part I. ch. 3.

[26]. Émile I p. 250.

[27]. Émile II p. 321.

[28]. Émile III p. 538.

[29]. Émile III p. 454.

[30]. Émile II p. 398.

[31]. Émile II p. 393/396.

[32]. Émile II p. 410/411.

[33]. Émile IV p. 546.

[34]. Mémoire à M. de Mably, p. 8.

[35]. Émile IV p. 543.

[36]. Émile I p. 246.

[37]. La mise en question du péché originel constituera d'ailleurs une dimension polémique essentielle de la Lettre à Christophe de Beaumont.

[38]. Kevorkian, op. cit.

[39]. Ravier, L'éducation de l'homme nouveau, Issoudun, 1941, T.II ch.1.

[40]. Émile I p. 261.

[41]. Émile I p. 267.

[42]. Émile II p. 362/363.

[43]. Émile IV p. 653.

[44]. Émile IV p. 651/652.

[45]. Émile IV p. 661.

[46]. Pléiade T. III p. 841.

[47]. Pléiade T. IV p. 917.

[48]. Émile II p. 316.

[49]. Même raisonnée, l'enfant ne pourrait apercevoir la raison de cette volonté : cf. Émile II p. 320, note.

[50]. Émile V p. 824.

[51]. Émile V p. 818.

[52]. Émile II p. 300.

[53]. Émile II p. 301.

[54]. Émile II p. 301.

[55]. Émile I p. 266.

[56]. Émile III p. 430.

[57]. Notamment Émile II p. 398.

[58]. Émile III p. 435.

[59]. Émile III p. 450/451.

[60]. Seconds Analytiques, I, 33.

[61]. Critique de la philosophie de Hegel, trad. fr. P.U.F. (coll. Épiméthée), p. 26.

[62]. op. cit., p. 26.

[63]. Cf., des enfants de Barbiana, la Lettre à une maîtresse d'école.

[64]. Émile II p. 399/400.

[65]. Émile IV p. 546.

[66]. Émile IV p. 526.

[67]. Émile II p. 333.

[68]. Émile II p. 319.

[69]. Émile III p. 434.

[70]. Émile II p. 417.

[71]. Émile II p. 370.

[72]. Émile II p. 344.

[73]. Émile II p. 323.

[74]. Etienne Bonnot, Abbé de Condillac, Traité des sensations, 1754 (texte / éd. de 1798) ; Paris, Arthème Fayard, 1984 (Corpus des œuvres phi de langue française), p. 11.

[75]. op. cit., p. 292.

[76]. Pléiade T. IV, 1122/1124.

[77]. Préface, Pléiade T. III, p.125/126.

[78]. Émile IV p. 491.

[79]. Émile IV p. 505.

[80]. Pléiade I, p.1136.

[81]. Nizet, p. 93.

[82]. Émile IV p. 518.

[83]. Émile IV p. 638.

[84]. Émile IV p. 491.

[85]. Br. 684.

[86]. Émile IV p 492.

[87]. Émile IV p. 548.

[88]. Émile IV p. 510.

[89]. Émile IV p. 547.

[90]. Émile II p. 322.

[91]. Émile III p. 453.

[92]. Émile III p. 453.

[93]. Émile II p. 358.

[94]. Émile II p. 358.

[95]. Émile II p. 310.

[96]. Émile I p. 290.

[97]. Émile IV p. 490/491.

[98]. Émile V p. 819.

[99]. Émile V p. 818.

[100]. Émile I p. 266.

[101]. Émile I p. 248.

[102]. Émile IV p. 524.

[103]. Émile III p. 484.

[104]. Lettre à Christophe de Beaumont, p. 944, nous soulignons.

[105]. Émile I p. 251.

[106]. Emile I p. 249.

[107]. Pléiade III p. 244.

[108]. Emile I p. 249.

[109]. Pléiade III, p. 227.

[110]. Émile IV 518 et 550.

[111]. Pléiade III, p. 606.

[112]. Émile II p. 311.

[113]. Émile IV p. 501.

[114]. Où vont les pédagogies non-directives ? p. 226.

[115]. Lettre à Mirabeau de juillet 1767.