Accueil>Revues

Philosophie, rapport à soi, et normativité Philonsorbonne, Paris, publications de la Sorbonne, 2008-2009, (pp. 109-122)

Retrouvez cette conférence dans revue en ligne de l’École doctorale de philosophie de Paris-I, www.univ-paris1.fr/ecoles-doctorales/philosophie/revue-philonsorbonne/, janv. 2009.

Introduction.

Cette conférence[1] voudrait appliquer les résultats d’une étude de la philosophie pratique chez trois auteurs du XVIIIe siècle – Rousseau, Kant et Fichte – à l’exercice de la philosophie en général. Une première difficulté consiste à enraciner ma problématique dans une époque, la fin du XVIIIe siècle, voire dans une philosophie, celle de Kant ou de Fichte, tout en prétendant dire quelque chose de la philosophie en général. Cette difficulté manifeste elle-même une présupposition : que l’on dit toujours quelque chose sur la philosophie en général en philosophant sur un point particulier, ne serait-ce qu’en soulignant la méthode employée, et que ce lien entre la méthode et l’objet constitue une caractéristique de la philosophie, caractéristique qui n’est jamais mieux illustrée que lorsque la philosophie parle d’elle-même[2]. La philosophie est d’ailleurs la seule discipline théorique qui puisse ou doive comprendre dans son propre développement ce moment où elle parle d’elle-même.

Lorsque je m’appuie sur une philosophie particulière pour dire quelque chose de la philosophie en général, j’applique déjà une bonne part de ce qui devrait être prouvé. Ce paralogisme n’est qu’une infirmité apparente : la présupposition même, en l’occurrence du lien entre la méthode et l’objet, ou entre l’identité de la philosophie et l’acte de philosopher, cette présupposition participe de l’épreuve de l’hypothèse, si elle me permet effectivement de produire de la nécessité dans mon discours, et d’illustrer la spécificité de la philosophie comme discipline qui se constitue en prenant pour objet, en confrontant sa méthode à son objet. De cette sorte la philosophie comme savoir croît, comme l’écrit Kant au début de l’architectonique, « per intususceptionem », de l’intérieur, « semblable au corps d’un animal auquel la croissance n’ajoute aucun membre, mais, sans changer la proportion, rend chaque membre plus fort et mieux approprié à ses fins »[3]. Ici cette « proportion » désigne l’ajustement des facultés de connaître par lequel Kant détermine a priori, de l’intérieur, ce qui pourra être un savoir. Kant parle dans l’Architectonique de tout savoir en général, mais la philosophie, en sa spécificité, est l’archétype de cette construction du savoir. Reste à éprouver cette hypothèse.

Une deuxième difficulté tient à l’objet de mon discours : la normativité. Notion large, que je réduirai, en suivant Kelsen, au comportement humain. Même si la norme peut désigner la moyenne, l’habitude ou la coutume, il s’agit d’une loi s’adressant à la liberté, et cette loi peut être transgressée ou simplement ne pas être observée, et il s’agit donc d’une loi prescrite, qui ne peut pas se séparer de dispositifs d’imposition, dispositifs qui nous montrent que la loi elle-même, pour exister, pour régir effectivement des comportements, a besoin de réduire les exceptions. Pas de norme sans comportement normé, et, pour celui qui est normé, la norme est une règle ou une loi qui s’accompagne d’un sentiment d’obligation, et donc d’un effort pour la suivre et la respecter. La norme ne dit pas seulement ce que l’on fait (pure description), ni ce qu’il faut faire (leçon de morale), mais « qu’il faut le faire » ou « fais-le ! », et en disant cela la norme fait de son énonciation une injonction, et peut s’accompagner de promesses ou de menaces ; en tout cas l’énoncé de la norme ne se sépare pas d’un mode d’obligation. On est alors proche de la définition kelsénienne de la norme au sens strict, énoncé à l’impératif[4], avec un imperator qui l’énonce, et un imperatus auquel la norme est adressée.

Une troisième difficulté surgit lorsque le caractère normatif est attribué à la philosophie comme théorie à prétention scientifique, théorie qui veut dire le vrai et qui devrait donc être, semble-t-il, plus descriptive que normative. Pourtant, à partir de sa spécificité qui consiste à se constituer en se prenant elle-même pour objet (ce qu’elle doit toujours faire, d’après mon hypothèse, en même temps qu’elle philosophe sur un objet particulier, et donc même si elle ne fait pas d’elle-même son seul objet), à partir de sa spécificité donc, la philosophie se présente comme constituant pour elle-même sa propre norme, discipline autonormée non pas au sens où elle serait parfaite et achevée, mais au sens où elle fait de l’observation de sa propre norme un élément essentiel de sa constitution. La question est alors de savoir si la philosophie peut conserver le statut d’une théorie à prétention scientifique, mettant à jour de la nécessité, si on lui attribue cette normativité : peut-on décider de dire le vrai, en faisant de cette décision un moment, une partie intégrante de la construction du savoir ? Et peut-on dire le vrai en décidant que ceci ou cela doit être fait ? L’existence même de ces questions révèle que je n’adhère pas à la dimension descriptive de la pensée contemporaine. Il y a une autre possibilité théorique qui s’illustre p.ex. lorsque Kelsen s’oppose doublement, et à Husserl[5], et à Kant, dans la Théorie générale des normes. Je me tournerai vers cette autre possibilité, et notamment vers Kant, pour voir dans la philosophie non pas, ou non pas seulement, l’archétype du savoir mais, comme discipline autonormée, jouant d’une certaine manière (laquelle ?) le rôle d’un archétype de la normativité. La question étant alors celle des rapports entre morale et philosophie, question que l’on peut p.ex. adresser à la reprise kantienne de la figure antique du « maître de sagesse ».

Je me tournerai vers Kant, et ma lecture de Kant, orientée par ma lecture de Fichte, démultipliera la difficulté en superposant, à une normativité intrinsèque et constitutive de la philosophie comme savoir, une normativité pratique, cela grâce au – ou à cause du – statut fondamental de la philosophie pratique. Je considérerai donc d’abord la normativité morale, pour revenir vers la philosophie en général. Comme il n’y a de normes qui ne soit adressée à personne[6], c’est d’abord vers celui qui obéit que je me tournerai, en recherchant ce qui, dans les modalités d’obligation, peut se rapporter à un élément constitutif de la philosophie, pour émettre ensuite une thèse concernant la philosophie en général.

Normativité et rapport à soi (le rapport à  soi comme mode d'obligation).

Je pars ici de la notion centrale de la moralité, le devoir, et m’interroge sur ce qui constitue sa force obligatoire , et fait donc d’une loi un devoir. Il ne suffit pas en effet que je me trouve face à une loi pour me sentir obligé d’y obéir. La question du devoir, et avec elle la possibilité de la morale, ne commence pas avec la loi mais avec l’obligation d’obéir.

Chez Kant cette question est traitée dans le troisième chapitre de l’Analytique de la raison pratique, « Des mobiles de la raison pratique ». Mais lorsqu’il s’agit de présenter le fondement subjectif de l’obéissance à la loi, et donc d’aller plus loin que la simple présentation de la loi, Kant écarte la question de l’obligation : « la question de savoir comment une loi peut être par elle-même et immédiatement un principe déterminant pour la volonté (ce qui constitue pourtant le caractère essentiel de toute moralité) est une question insoluble », parce cela reviendrait à savoir « comment est possible une volonté libre »[7]. On peut comprendre que la question de la moralité reste sans réponse parce qu’elle nous renvoie vers un domaine, la liberté, autre législation que la nature, où nous ne pouvons saisir aucun enchaînement de cause et d’effet, où donc on ne peut rien expliquer. On peut encore comprendre que la question de la moralité reste sans réponse parce que la liberté se présuppose elle-même et ne peut donc être expliquée. Dans la suite du chapitre trois, Kant développe la thématique du respect, mais ce dernier est un effet de l’obéissance, second donc, et comme tel il ne peut répondre à la question de l’obéissance. On peut pourtant répondre à cette question par l’analyse du respect, mais à rebours, avec la mise à jour de la dimension positive[8] du respect, dimension d’admiration qui rapporte la puissance coercitive de la loi à notre propre raison. La liberté à cause de laquelle s’arrêtait l’explication du devoir peut alors constituer à elle seule cette explication tout entière : avec la liberté Kant nous donne vraiment une raison de l’obéissance, raison d’obéir non pas pour la volonté libre elle-même, qui n’obéit pas puisqu’elle agit selon sa propre loi, mais pour le sujet agissant qui, lorsqu’il obéit, lorsque son libre arbitre choisit de prendre la loi morale comme principe, choisit alors de faire ce que le commandement moral lui a fait connaître comme sa volonté. Le sujet agissant moralement reconnaît le commandement moral comme sa volonté, parce qu’il connaît, via la loi morale, son identité véritable, son existence proprement humaine comme être libre, ce que Kant appelle sa « personnalité ».

La thématique est bien connue, mais il faut en comprendre le fonctionnement pour saisir ce qui oblige. Dans le célèbre texte sur la racine du devoir (« noble tige »), à la fin du chapitre trois de l’Analytique de la raison pratique, Kant donne la « personnalité » comme réponse à la question du fondement de l’obéissance morale. Et la personnalité étant mon appartenance au monde intelligible que me découvre le commandement moral, Kant continue à dire que le véritable mobile de l’obéissance à la loi est la loi elle-même. Cela paraît toujours laisser sans réponse la question de l’obéissance. Pourtant, du point de vue du sujet qui obéit, il ne s’agit pas simplement de la loi, mais de se rapporter à la loi en lui obéissant. Il s’agit donc pour le sujet qui obéit de franchir la distance, intérieure, entre la loi morale et ses penchants. Et s’il obéit c’est précisément parce que cette distance, distance entre nature et liberté, lui apparaît comme une séparation d’avec soi, « soi » c’est-à-dire sa volonté ou sa liberté : ce que la loi morale lui aura fait découvrir comme étant sa véritable nature.

Il faut donc reconnaître la loi comme ma loi pour obéir et pénétrer ainsi dans la moralité. L’autonomie de la volonté (§ 8 donc et non § 7 de la Critique de la raison pratique, après la loi donc) est le véritable commencement de la moralité, le « caractère essentiel de toute moralité » pour reprendre l’expression du Ch. III de l’Analytique. C’est toujours à soi que l’on obéit, non pas au sens assez plat où il faut admettre ou accepter la contrainte, mais au sens où c’est en rapport à – ou en vue de – ce que l’on reconnaît comme étant soi-même que l’on se détermine à agir. La thèse du premier moment de mon intervention – thèse développée dans mon dernier ouvrage sur la philosophie pratique kantienne[9] – est donc que l’identité est fondement de l’obligation. Je pourrais dire de façon plus générale : l’identité est fondement de tout acte volontaire[10] : qu’il s’agisse ou non d’obéir à quelqu’un d’ailleurs, il s’agit en tout cas de se décider à faire ce que l’on fait, que l’on continue à faire ce que l’on était entrain de faire, que l’on fasse autre chose, ou que l’on se « révolte » en faisant l’inverse. Cette hypothèse prétend valoir pour toutes les modalités de l’obéissance, intérieure, interindividuelle, ou collective : pour détourner un individu de ce qu’il est entrain de faire et donc de ce qu’il a pu vouloir faire, et pour lui faire faire autre chose – par exemple pour qu’il fasse comme les autres –, il faut d’abord lui donner une autre image de lui-même, une autre identité – par exemple une identité collective. Jusqu’à Althusser, on peut encore se rapporter à l’analyse kantienne des mobiles de la moralité pour comprendre comment « l’interpellation constitue les individus en sujet ».

Cette hypothèse peut s’étendre au-delà du kantisme, mais avec quelques nuances : l’identité qui fonde l’obligation se comprend chez Kant à partir de l’opposition entre nature et liberté, entre monde sensible et monde intelligible, mon identité et ma personnalité se trouvant dans le monde intelligible. Pour qu’il y ait moralité, il faut donc deux mondes, avec la conscience d’appartenir en même temps à ces deux mondes[11], tout en n’existant véritablement que dans l’un des deux, et en devant donc rapporter un monde à l’autre, ou transformer l’un pour qu’il devienne l’autre (c’est par cette transformation du monde que l’on distingue le moral du religieux). Pour conduire cette hypothèse au-delà du kantisme, voire au-delà de toute position idéaliste d’un monde intelligible, il faut souligner que le second monde ou monde véritable n’est pas nécessairement d’une autre nature que le premier. Chez Kant lui-même la figure du monde intelligible apparaît avec beaucoup d’ambiguïté, dans les Fondements p.ex. elle peut ne pas désigner un deuxième monde actuel, mais un monde à venir[12], à l’instar du Canon, lorsque Kant précise, à propos du monde moral comme monde intelligible : « il n'est donc qu'une simple idée, mais une idée pratique qui peut et doit réellement avoir de l'influence sur le monde sensible, afin de le rendre, autant que possible, conforme à cette idée »[13]. Le monde intelligible peut donc être aussi l’image d’un monde meilleur, image à partir de laquelle on se décide à refuser et transformer le monde existant. C’est alors l’image ou idée de son identité qui sera pour le sujet agissant principe d’obligation. Plus précisément ce principe d’obligation est donc l’identité du sujet, déplacée au-delà de son existence actuelle, du simple présent qu’il refuse, parce qu’il a une autre image de lui-même, l’image de lui-même vivant dans un autre monde ou dans monde transformé.

Pourquoi partir de Kant pour aller si loin ? D’abord pour recouvrir un champ assez large, ensuite parce que la thèse de cette première partie illustre une normativité théorique en contredisant la distinction principielle de Kelsen, entre connaissance de la norme et prescription de la norme. Je ne peux connaître la loi comme norme qu’en prenant en compte le sentiment d’obligation, condition de la normativité, et donc, thèse de cette première partie, la connaissance que le sujet prend de lui-même non seulement comme normé mais comme normant, lorsqu’il se rapporte à une image de lui-même comme principe de l’obligation. C’est particulièrement clair dans le factum rationis kantien, fait de la raison pratique que Kelsen considère comme une pure impossibilité[14] : le savoir de soi est produit par le commandement moral, ratio cognoscendi de ma liberté. Il est vrai que ce savoir de soi produit par le commandement moral n’est pas à proprement parler une connaissance de la norme, mais la connaissance que me donne la loi, la connaissance de moi-même comme libre[15]. Toutefois, puisque cette connaissance de moi-même, comme libre, me permet de reconnaître cette loi comme ma loi, la loi ne serait pas un devoir sans cette connaissance de moi-même. On ne peut donc pas séparer ici connaissance et prescription de la norme. C’est parce que le sujet moral prend connaissance de lui-même dans et par la loi, que cette loi peut être une loi pour lui, avoir une valeur obligatoire, et devenir ainsi une norme.

Rapport à soi et philosophie (savoir de soi et idéal du Moi).

Ma première partie parlait de morale, voire de philosophie morale au sens d’un fondement de la morale, mais pas d’un fondement moral de la philosophie, et de la même manière il s’agissait de la conscience du sujet agissant moralement, et non de la conscience d’un sujet philosophant. Ma deuxième partie « Rapport à soi et philosophie », parlera plus proprement de philosophie. Ce dont je ne me suis pas éloigné : vous vous rendez bien compte qu’en fondant l’obligation morale sur la conscience de soi, voire la connaissance de soi lorsqu’il s’agit du factum rationis kantien, on fait reposer la morale sur la grande affaire de la philosophie, du gnwti seauton à l’intuition intellectuelle fichtéenne. Toute la question est maintenant de distinguer morale et philosophie, pour ne pas faire du philosophe un directeur de conscience, qui connaîtrait le fondement de la norme et pourrait en conséquence l’énoncer.

Je voudrais en fait expliciter maintenant ce qu’ailleurs j’ai appelé « l’obliquité » du rapport entre morale et philosophie, obliquité qui fait que l’une ne peut se trouver dans la continuité de l’autre, mais que toutes deux se rencontrent, autour peut être de la philosophie morale, mais en tout cas à partir d’un rapport à soi, avec des effets de perspective et des déboîtements.

Divergence

La première remarque concerne le rapport de la philosophie au savoir de soi, et vise bien d’autres périodes que la fin du XVIIIe siècle allemand : elle consiste à situer le savoir de soi dans un processus de connaissance le plus complet possible, connaissance absolue, voire un processus de connaissance de l’Absolu, processus dans lequel je me connais parce que je connais mes limites, que ce soit les limites du processus de connaissance lui-même (la courbure de l’arc à sa surface pour la philosophie critique[16]) ou la reconnaissance d’un ordre universel dans lequel je me situe (la place à laquelle reste le sage jusque chez Rousseau). Si je me rapproche de la philosophie de Fichte, il est assez clair que ce qu’il appelle intuition intellectuelle est une forme de conscience de soi au fondement de la philosophie, une expérience intérieure de la certitude, dans laquelle j’acquiers un savoir de ce que peut être la condition première de toute conscience – ici l’unité sujet-objet, trouvée dans la conscience de soi, et constituant le fondement de toute représentation d’un objet par un sujet, en permettant de penser le rapport du sujet à l’objet. Mais, pour trouver cette unité sujet-objet dans ma conscience, je réfléchis sur moi-même en me distinguant par-là du reste du monde tout d’abord, puis en me prenant moi-même pour « objet », et en faisant ensuite de cet acte réflexif, retour sur moi-même un contenu ou concept d’une unité sujet objet, moi pur ou originaire en langage fichtéen, ce qu’est l’Absolu pour la conscience. Lorsque donc je cherche philosophiquement à prendre conscience de moi-même, c’est-à-dire à saisir cet originaire en toute conscience, unité sujet objet, je ne peux (« malheureusement ») le saisir qu’en répétant une division en sujet et en objet – entre le monde et le moi d’abord, puis entre l’intuition et le concept, ou l’acte réflexif et son contenu ensuite. La division sujet-objet sépare toujours la conscience philosophante de l’absolument originaire, ou de l’Absolu, dont elle cherche à prendre conscience. Je connais et me connais donc ici comme n’étant pas cette unité originaire, mais comme réfléchissant, et comme scindant cette unité originaire. Encore une fois, la connaissance de moi-même prend place dans un processus de connaissance qui me dépasse. Le philosophe se connaît dans ce processus avant que ce processus puisse atteindre son terme, voire comme ne l’atteignant pas.

L’analogie est grande avec l’agir moral. L’identité du sujet moral provient elle aussi de son insuffisance. La conscience morale de soi est une connaissance de son intention « dans la lutte »[17] écrit Kant pour définir la vertu comme existence morale. Au sujet moral échoit, non pas la sainteté, hors d’atteinte, mais la vertu, c’est-à-dire l’effort et l’inachèvement. Au philosophe échoit la connaissance de soi, comme celui qui n’atteint pas la connaissance absolue ou la connaissance de l’Absolu. L’analogie est donc grande entre connaissance philosophique de soi et conscience morale de soi, mais cela reste une analogie, et il faut continuer à distinguer entre un processus philosophique de connaissance d’une part, et l’effort moral d’autre part. Même si le processus de connaissance demande un effort à la mesure de son inachèvement, et si l’effort moral requiert une forme de connaissance dans l’image de ce que pourrait être une volonté sainte ou parfaitement bonne. Il ne s’agit pas, dans les deux cas, des mêmes chemins. La connaissance de la morale reste subordonnée à l’effort, et l’effort de la philosophie reste subordonné à la connaissance. L’analogie entre morale et philosophie signifie donc divergence des chemins.

Il y aurait alors confusion à rapporter abruptement la morale à la philosophie. C’est je crois la confusion que dénonce Fichte (2e exposé de la Doctrine de la science, XIe section de la Deuxième introduction), confusion entre l’Absolu ou le Moi absolu dont le philosophe forme le concept dans l’expérience de l’intuition intellectuelle d’une part, et, d’autre part ce que Fichte appelle l’idée du Moi (idéal du Moi, les consonances psychanalytiques sont fécondes), terme de l’effort moral, vertu accomplie et réalisée dans le monde. La confusion entre Absolu et idéal du Moi est possible car les deux termes – autoposition du Moi absolu d’une part et réalisation parfaite de la raison dans le monde d’autre part – illustrent chacun une forme d’autonomie absolue ; mais pour le Moi absolu cette autonomie est pure autoposition, antérieure à toute détermination, alors que pour l’idéal du  Moi toutes les déterminations de l’existence matérielle sont posées, dans l’idée d’un monde rationnel.

Convergence

De cette confusion on pourrait conclure que le rapport entre morale et philosophie n’est qu’un malentendu, qu’elles ont toutes deux rapport à la conscience de soi, mais l’une comme connaissance de soi, l’autre comme idéal du Moi. Pourtant, outre le fait que cette confusion est possible, au moment même où il dénonce la confusion entre le principe de sa philosophie et l’idéal moral, Fichte voit dans ce même « Moi comme idée », l’achèvement de la philosophie. Ainsi le début de la XIe section de la Deuxième introduction : « il me faut encore évoquer une singulière confusion, c’est celle du Moi intellectuel, dont part la Doctrine de la science, et celle du Moi comme idée, par lequel elle se conclut ». Qu’est-ce donc que cet achèvement moral de la philosophie ? Je reste dans l’époque du deuxième exposé de la Doctrine de la science pour expliquer rapidement ce point. La première partie de la Nova methodo part de l’intuition intellectuelle, analyse cette intuition, première expérience de la certitude, pour en trouver les conditions, qui seront donc comme telles conditions de la connaissance. Mais cette déduction n’arrive pas à ses fins, car Fichte ne peut réunir les deux cotés de la déduction des conditions de la certitude, actes de conscience enveloppés dans l’intuition intellectuelle : une série subjective (le vouloir) et une série objective (le voulu). A la fin de la première partie de la Nova methodo, Fichte ne peut qu’émettre l’hypothèse de cette réunion dans un vouloir pur, autodéterminé, où le voulu (l’objectif) n’est plus séparé du vouloir (le subjectif).

Si donc la morale peut être considérée comme achèvement de la philosophie, c’est parce que le commandement moral manifeste sa proximité avec ce vouloir pur postulé à partir de l’intuition intellectuelle. Le principe de l’éthique – la loi morale fichtéenne : « sois autonome ! »[18] – est l’expression de cet Absolu vers lequel tend la Doctrine de la science[19]. C’est pour cela que Fichte trouve confirmation de sa philosophie dans l’impératif catégorique : parce qu’il se trouve en toute conscience, l’impératif catégorique – comme exigence d’autonomie – vient confirmer la réalité de l’Absolu fichtéen[20], vouloir pur, unité sujet-objet, qui était auparavant simplement postulé.

Pour autant, cela ne veut pas dire que tout un chacun, lorsqu’il entend retentir le commandement moral, acquière une connaissance de soi et devienne philosophe[21]. S’il y a achèvement de la philosophie par la morale, c’est au sens où la loi morale vient confirmer, chez tout un chacun, la présence d’une idée du Moi comme autoposition : dans le cadre d’un agir moral, cette autoposition est idéal du Moi. Nous sommes toujours dans une analogie avec le processus de connaissance philosophique. Mais nous commençons à sortir de l’analogie, en soulignant que cet idéal du Moi se trouve dans la conscience de tout un chacun. Se trouve confirmé par-là que tout un chacun qui entend le commandement moral se rapporte au « Moi pur » ou à l’Absolu, Moi pur ou Absolu qu’il se représente, en tant que sujet moral, comme idéal du Moi, fin de son agir. Nous ne dépassons pas l’analogie parce que la différence demeure entre morale et philosophie, qui ne suivent pas les mêmes chemins, vertu pour l’une, connaissance pour l’autre. Mais nous la dépassons tout de même en lisant à rebours[22] leur divergence, parce que morale et philosophie se rapportent toutes deux au même Absolu, dont l’autoposition est représentée, soit comme vouloir pur dans le concept de Moi que construit l’intuition intellectuelle du philosophe, soit comme idéal du Moi par l’agir moral de la conscience commune. Nous dépassons alors l’analogie parce qu’il y a un foyer commun[23] à la morale et à la philosophie, autoposition et autonomie ayant forme commune. Dans cette confirmation que lui apporte la conscience morale commune, la philosophie peut ainsi fonder son intuition intellectuelle sur un élément réel, principe de l’agir de toute conscience, puisque toute conscience entend retentir le commandement moral[24].

Ici donc, articulant leur divergence et leur convergence, philosophie et moralité se présentent comme deux modalités du rapport à soi, chacune de ces modalités illustrant un fonctionnement normatif, sans que l’on puisse confondre ces deux normativités, mais en devant néanmoins les rapporter l’un à l’autre. Comment ?

Philosophie et normativité (philosophie de l’émancipation)

La philosophie éprouve sa construction en allant chercher confirmation de son fondement dans la conscience commune. Il lui faut pour cela s’assurer que tout un chacun s’engage dans un agir moral effectif en forgeant l’idée d’un monde rationnel. L’autonormativité, constitutive de la philosophie comme discipline théorique, va donc chercher sa confirmation dans la normativité pratique de la conscience commune. En faisant cela, la philosophie ne sort pas d’elle-même, comme discipline théorique, puisqu’on peut reconnaître dans l’autonomie, et ses diverses formes, un foyer commun et à la morale et à la philosophie. Encore faut-il s’assurer que le philosophe ne prétende pas, parce que savant, prendre immédiatement part à la moralité. Le philosophe n’a pas à se faire « imperator » en prescrivant le devoir. La direction des consciences ne doit pas être son affaire. La position est délicate car elle a souvent été perçue à l’inverse. Mais même chez Fichte pour qui le philosophe doit promouvoir effectivement la moralité, il ne s’agit pas de donner des ordres mais de « vivifier [ce sens] qui existe déjà de manière universelle »[25]. Il ne donne pas l’ordre de devenir bon, il indique ce que peut être l’autonomie, dans la mesure où il le sait, et surtout dans la mesure où le sujet agissant le veut et lui demande ; même à propos de ce que Fichte appelle les « instituteurs moraux du peuple » (le pasteur) la première Sittenlehre écrit : « Il ne devient un directeur de conscience que parce que quelqu’un le prend expressément pour tel. Il n’a pas le droit de s’imposer »[26]. Il est vrai que les figures de l’intervention du philosophe dans la réalisation de l’autonomie évoluent chez Fichte. En 1798 le savant (et donc le philosophe) n’est pas un politique, et c’est parce qu’il existe une distance entre les savants et les « dirigeants » (politiques) que le philosophe peut participer au devenir moral de l’État, dans une communauté des savants[27], et par l’influence de cette communauté sur l’État. Mais en 1811 (Cinq conférences sur la destination du savant) le politique est partie intégrante de la communauté savante, et en 1813 c’est le savant qui apparaît, sous la figure du professeur, comme composante de l’appareil d’État, explicitant la contrainte politique, lui donnant son sens et lui conférant par-là une légitimité[28]. Mais même sous cette dernière figure du savant, explicitement associée à une contrainte, la dimension savante du politique n’est pas celle qui exerce la contrainte. Le philosophe peut aller jusqu’à dire ce qu’il faut faire, mais il n’est jamais celui qui énonce la norme à l’impératif. Il est sur le chemin de la normativité, mais ce chemin n’est pas le sien.

Conclusion

La rencontre entre philosophie et morale est une rencontre nécessaire de deux processus distincts. Le philosophe rencontre la conscience commune réalisant son devoir, parce que la conscience commune se rapporte alors à sa propre identité comme à un idéal.

Encore faut-il, pour que la philosophie trouve confirmation de son projet de connaissance dans cet idéal, qu’elle rencontre un sujet moral tendant à réaliser son autonomie et témoignant donc de l’existence d’un tel idéal. La conscience commune à son tour, peut demander au philosophe si l’idéal qu’elle vise, et donc aussi la loi à laquelle elle obéit, exprime bien son identité, si elle est donc véritablement en voie vers l’autonomie, vers une réalisation de soi.

Cette rencontre féconde de la philosophie et de la conscience commune a déjà été caractérisée, pour notre époque « moderne », par l’analyse, amplement réitérée par nos contemporains, de l’Aufklärung. Ces analyses[29] confirment pour une bonne part ce que je veux voir dans le rapport de la conscience commune à la philosophie. Lorsque le philosophe va vers la conscience commune pour trouver confirmation de son hypothèse dans le processus réel de toute conscience, il se fait, selon l’expression de Fichte, « historiographe » et non « législateur » de l’esprit humain. Lorsque le philosophe se fait historiographe et non législateur, il s’agit de découvrir des lois, et l’historiographie en question est donc celle des actes nécessaires de l’esprit. En matière de morale, ces actes nécessaires sont ceux qui sont commandés par l’exigence d’autonomie. Il ne suffit donc pas au philosophe de se retourner sur n’importe quel moment du quotidien pour faire de ce retour l’élément d’un processus de connaissance : il faut encore que la conscience commune sur laquelle le philosophe fait retour soit guidée par l’exigence d’autonomie, qu’elle soit donc entrain d’accomplir un authentique geste d’émancipation.

C’est une des orientations de l’article d’Habermas sur Foucault en 1986, article intitulé « Une flèche au cœur du temps présent »[30], et qui revient sur l’interprétation des Lumières kantienne par Foucault[31]. Le texte kantien sur l’Aufklärung peut être le moment inaugural de la modernité, non seulement parce qu’il s’agit de prendre le présent pour objet, mais parce qu’il s’agit du présent de Kant où il se passe quelque chose. C’est je crois le sens de la mise en rapport par Habermas de l’opuscule kantien de 1784 et du Conflit des facultés[32], où Kant s’exprime positivement sur la Révolution française. Kant assiste à l’époque à un réel mouvement d’émancipation. Foucault lui-même souligne cette émancipation dans sa première conférence[33] sur l’Aufklärung, en la définissant comme « l’art de ne pas être gouverné comme ça et à ce prix », ou « l’art de n’être pas tellement gouverné ». L’interprétation de Foucault va certes à l’encontre de la lettre du texte de 1784, où il s’agit d’obéir au souverain. Mais Foucault en développe bien l’esprit puisqu’il est bien question d’obéir au souverain en accomplissant un geste d’émancipation, et parce que l’on peut accomplir ce geste. Raisonner et obéir vont de pair dans l’opuscule de 84.

C’est donc en valorisant le sens dynamique de l’émancipation qu’il faudrait souligner l’insistance de Kant sur la distinction entre l’époque éclairée et l’époque de propagation des Lumières. On pourrait alors interpréter cette distinction en ne faisant pas du présent une liberté moindre, mais une très positive dynamique de libération[34], lieu de rencontre entre morale et philosophie. Cette rencontre, vous l’aurez compris, je la pense comme condition, et de la morale et de la philosophie, de la morale comme exigence d’autonomie, et de la philosophie définie comme philosophie de l’émancipation.



[1]. Conférence prononcée le 9 octobre 2006 au séminaire de Chantal Jaquet et Bertrand Binoche, « Travaux en cours », dans le cadre du C.H.S.P.M., U.F.R. de philosophie de Paris-I Sorbonne.

[2]. Cette caractéristique se montre dans un regard réflexif qui norme chaque acte du philosophe, tout en constituant le propre de la philosophie, non seulement sa méthode mais aussi son contenu. La philosophie serait ainsi mise en œuvre d’une normativité intrinsèque et constitutive.

[3]. Critique de la raison pure, Ak III 539.

[4]. Kelsen H., Allgemeine Theorie der Normen, Manz Verlag Wien 1979 ; trad. fr. : Théorie générale des normes, Paris, P.U.F. 1996, ch. 8 et 38.

[5]. Premières recherches logiques, Prolégomènes à la logique pure.

[6]. « Pas d’impératif sans imperator ». Kelsen ajoute, « pas d’impératif sans imperatus » (adressataire, personne à qui la norme est adressée) Théorie générale des normes, p. 36.

[7]. Ak V 72.

[8]. Ak V 79, et 80/81 (Pléiade p. 706).

[9]. L. Vincenti, E. Kant : philosophie pratique, Paris, Ellipses, 2007.

[10]. De tout acte volontaire au sens le plus courant du terme, lorsqu’on « fait preuve de volonté ».

[11]. Je paraphrase un passage de la troisième section des Fondements de la métaphysique des mœurs, Ak IV 453, trad. fr. in Œuvres Philosophiques T. III, Paris, Gallimard 1985, coll. Pléiade, p. 324.

[12]. Fondements de la métaphysique des mœurs, III, Ak IV 458, « le concept d’un monde intelligible n’est donc qu’un point de vue, que la raison se voit obligée d’adopter en dehors des phénomènes, afin de se concevoir elle-même comme pratique ». Kant vient certes de thématiser la double appartenance du sujet humain aux deux mondes, à propos de l’indépendance de la raison (Ak IV 452), mais il parle alors d’une distinction « établie assez grossièrement il est vrai, entre un monde sensible et un monde intelligible », Ak IV 451. Sur cette dimension kantienne du monde intelligible, cf. L. Vincenti, Pratique et réalité, Paris, Kimé, 1997, pp. 130-131.

[13]. « En tant que le monde serait conforme à toutes les lois morales (tel qu'il peut être suivant la liberté des êtres raisonnables et tel qu'il doit être suivant les lois nécessaires de la moralité), je l'appelle un monde moral. Ce monde est, à ce titre, simplement pensé comme un monde intelligible, puisqu'on y fait abstraction de toutes les conditions (ou fins) de la moralité et même de tous les obstacles qu'elle y peut rencontrer (la faiblesse ou l’impureté de la nature humaine). En ce sens, il n'est donc qu'une simple idée, mais une idée pratique qui peut et doit réellement avoir de l'influence sur le monde sensible, afin de le rendre, autant que possible, conforme à cette idée » Critique de la raison pure,Canon de la raison pure, deuxième section, Ak III p. 524 (B 836), Pléiade p. 1367.

[14]. « la raison pratique serait à la fois connaissance et volonté posant des normes. Mais c’est impossible » Théorie générale des normes, Ch. 38.

[15]. On retrouverait donc bien là les trois niveaux ou type de propositions présenté par Husserl dans la première des Recherches Logique : une proposition théorique non normative (ici, « l’homme est libre » ou « je suis libre, comme cause nouménale »), une proposition théorique normative (« tout homme doit agir librement »), et une proposition pratique : la loi morale comme devoir.

[16]. in Critique de la raison pure, « Discipline de la raison pure par rapport à son usage polémique » (contre le scepticisme).

[17]. Critique de la raison pratique, Ak V 85, (fin du ch. III de l’Analytique, et de l’Analytique, Des mobiles…, proche de la noble tige) « Die Gesinnung, die ihm, dieses zu befolgen, obliegt, ist, es aus Pflicht, nicht aus freiwilliger Zuneigung und auch allenfalls unbefohlener, von selbst gern unternommener Bestrebung zu befolgen, und sein moralischer Zustand, darin er jedesmal sein kann, ist Tugend, d. i. moralische Gesinnung im Kampfe, und nicht Heiligkeit im vermeintlichem Besitze einer völligen Reinigkeit der Gesinnungen des Willens » (je souligne).

[18]. Paraphrase du Système de l’éthique, § 3, Das System der Sittenlehre nach den Prinzipien der Wissenschaftslehre, 1798 ; Hamburg, Meiner 1963 ; trad. fr. P. Naulin, Le système de l'éthique selon les principes de la Doctrine de la science, Paris, P.U.F., 1986 : p. 58 de la trad. fr. Cf. aussi p. 30.

[19]. Le § 5 II de la Grundlage (Grundlage der gesamten Wissenschaftslehre, 1794 ; trad. fr. A. Philonenko, Les principes de la doctrine de la science dans Oeuvres choisies de philosophie première, Paris, Vrin, 1980) présente, à la suite de la Recension de l’Enésidème et avant la Nova methodo, l’impératif catégorique comme « postulat absolu d’un accord avec le moi pur », § 5 II, note, trad. A. Philonenko p. 132. Fichte rapporte l’exigence morale d’autonomie à l’autoposition absolue, en l’occurrence le Moi pur ou absolu.

[20]. Plus exactement : l’impératif catégorique vient confirmer que cet Absolu puisse être posé, comme concept, dans l’intuition intellectuelle de ma conscience de soi. Il faut toujours préserver la distinction entre Absolu et intuition intellectuelle, ou savoir absolu.

[21]. A vrai dire, comme nous le voyons ci-dessous, il s’agirait plutôt de l’inverse : c’est parce que la conscience commune n’est pas philosophe que son identité lui apparaît comme un devoir, et non comme savoir de soi.

[22]. L’absolu de la morale peut être dit origine du devoir au sens où il en est la condition, tout comme le vouloir pur pour la conscience.

[23]. Même déporté à l’infini de l’agir moral ou au terme du procès de connaissance.

[24]. Pour être plus explicite il faudrait dire que j’utilise ici des divergences d’interprétation concernant le statut de l’intuition intellectuelle : acte du philosophe réfléchissant, ou réflexivité pure gisant au fond de toute conscience, à la manière du Je pense kantien. Ces divergences sont résumées et synthétisées dans Cl. Piché, Kant et ses épigones, Paris, Vrin 1995, p. 140-143, notamment dans l’opposition entre Jürgen Stolzenberg et Daniel Breazeale. L’interprétation française, par M. Gueroult, a en fait tranché cette question par une voie que j’ai ensuite empruntée, selon laquelle la validité objective intrinsèque de l’intuition intellectuelle lui vient du fait qu’elle reproduit l’autointutition originaire, réfléchissant nécessairement sur les actes nécessaires de l’esprit humain ; sur ces points cf. Sittenlehre, § 3 : « Nous qui philosophions étions de simples spectateurs d’une auto-intuition du moi originaire ; ce que nous exposions n’était pas notre pensée, mais une pensée du moi, l’objet de notre réflexion était lui-même une réflexion » ; M. Gueroult, L'évolution et la structure de la doctrine de la science chez Fichte, T. I, p. 189 ; et moi-même, in Pratique et réalité, Ch. 3.

[25]. Le système de l’éthique (1798), § 30, trad. P. Naulin Paris P.U.F. p. 327.

[26]. « Sich aufzudringen hat er kein Recht » ; Le système de l’éthique (1798), § 30, trad. P. Naulin Paris P.U.F. p. 330.

[27]. Figure fichtéenne de l’usage public de la raison.

[28]. « De l’institution du règne de la raison », in La Doctrine de l’État, troisième partie.

[29]. On pense inévitablement à Foucault et Habermas, confrontés récemment encore, autour de la notion d’Aufklärung, in Cusset Yves, Haber Stéphane (dir.), Habermas et Foucault Parcours croisés, confrontations critiques, Paris, CNRS Éditions, 2006.

[30]. J. Habermas, « Une flèche au cœur du temps présent », in Critique N°471-472, Michel Foucault : du monde entier, Paris, éd. de minuit, Août sept. 1986.

[31]. Notamment à propos de sa conférence de 1984, de la 2e conférence de Foucault donc sur la même question.

[32]. Beaucoup plus tardif, publié en 1798, même si rédigé en 1794.

[33]. Bulletin de la société française de philosophie, séance du 27 mai 1978. J’ignore ici la distinction que souligne Franck Fischbach (« Aufklärung et modernité philosophique : Foucault entre Kant et Hegel », in Lectures de M. Foucault, vol. 2, (Lyon, ENS éditions, 2003, p. 120) entre ce que l’on va lire dans le présent : identité ou différence. L’émancipation se manifeste toujours comme différente de l’aliénation antérieure, mais elle peut être aussi, et en cela même, identité comme autonomie. C’est après tout la définition de la modernité, que de faire son identité de sa différence ; je reprends à F. Fischbach (ibid., p. 124) cette définition (citation ?) de la modernité comme ce temps « qui ne peut ni ne veut emprunter à une autre époque les critères en fonction desquels elle s’oriente ; elle est obligée de puiser sa normativité en elle-même » (Habermas, Le discours philosophique de la modernité, Paris, 1988, p. 8).

[34]. Je reprends ici les termes d’E. Renault, « Autonomie et sortie de la minorité », in Cusset Yves, Haber Stéphane (dir.), Habermas et Foucault Parcours croisés, confrontations critiques, Paris, CNRS Éditions, 2006. Le terme de « libération » est alors plus général que ne pourrait le laisser croire son usage, il s’agit pour E. Renault d’opposer la dimension morale et politique de l’autonomie, qui ne serait pas l’objet propre du texte kantien sur les Lumières, à la dimension personnelle de la maturité, que souligne Foucault.