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Le statut du pratique dans la Grundlage der Gesamten Wissenschaftslehre

Kairos, 2001, N°17, pp. 129-150.

Les difficultés, ressenties par tous, à l’abord de la philosophie fichtéenne, tiennent pour une bonne part à l’absence de textes autonomes présentant la philosophie fondamentale. La Grundlage[1], seul texte de philosophie fondamentale publié par l’auteur, ne fait pas exception puisqu’elle ne constitue qu’un « compendium »[2] pour les auditeurs et non un texte autonome. Elle demeure cependant d’actualité au moins jusqu’en 1802, date d’une double réédition. Mais il faut nous interroger sur le sens de cette réédition ; signifie-t-elle que l’exposé de la Grundlage fournit, par delà la Nova methodo[3], par delà même l’exposé de 1801[4], le point d’appui fondamental des différentes présentation du système ? Ou bien, et cela justifierait la publication conjointe en 1802 de la Grundlage et du Grundriß[5], nous faut-il voir dans la Grundlage, non pas la première forme de l’ensemble du système, mais le seul exposé approfondissant la dimension théorique, exposé dont le cœur est constitué par la Déduction de la représentation ? Ces questions ont toutes leur importance puisque de leurs réponses dépendent tant la valeur de la Grundlage, que la cohérence des différents exposés de la Doctrine de la science, et, en rapport à cette cohérence, la valeur de l’ensemble de la philosophie fichtéenne, puisqu’il serait bien difficile de souscrire à sa profession de foi de systématicité sans pouvoir assigner de place aux œuvres principales.

L’élément nous permettant de déterminer la valeur et l’importance de la Grundlage doit pouvoir se retrouver dans les autres exposés fondamentaux, constituer le cœur du système, et fonctionner comme principe d’explication dès l’exposé de 1794. Cet élément n’est autre que la dimension pratique, illustrée par la raison pratique kantienne, dont la Recension de l’Énésidème[6] vient de rappeler, avec Kant et contre Schulze, le primat sur le théorique. La Recension de l’Énésidème précède immédiatement la Grundlage dont elle fournit, en précisant la position de Fichte par rapport à Reinhold, les raisons de la structure, au moins pour la première partie de la Grundlage. La Grundlage illustre les positions prises par Fichte dans la Recension de l’Énésidème ; elle ne devrait donc pas contredire le primat du pratique mais en constituer au contraire l’illustration. Mais, comme nous le verrons ci-dessous, si le pratique de la Grundlage reprend bien pour l’essentiel la définition du pratique donnée dans la Recension de l’Énésidème, il n’expose pas la dimension d’une pratique transformatrice réalisant la raison dans le monde, action effective telle que peuvent l’envisager les ouvrages de morale et de droit. Comment comprendre dès lors que la Grundlage puisse exposer, comme l’indique son titre, les principes de l’ensemble de la Doctrine de la science ? Ne doit-on pas en venir à la considérer comme un exposé privilégiant la dimension théorique ? Nous chercherons au contraire à conserver sa place fondamentale à l’exposé de 1794, en montrant que le pratique se présente bien dès la Grundlage comme l’unité du système, parce qu’il en constitue le fondement. La Grundlage n’expose pas l’ensemble du pratique, mais le rapport du pratique à l’ensemble du système, ce qu’elle fait en nous présentant le fondement du pratique – l’effort originaire – et en nous montrant comment cet effort originaire constitue la source de la faculté théorique.

Étayons cette thèse en soulignant tout d’abord la reprise, dans la Grundlage, du pratique tel que le présentait la Recension de l’Énésidème, c’est-à-dire avant tout d’un Moi pratique, d’un Moi s’efforçant de dépasser sa limitation en rapportant le Moi limité – limité par un Non Moi, il s’agit du Moi intellectuel, représentant – au Moi absolu, qui est unité fondamentale, immédiate réflexion en soi, et que nous découvrons dans l’intuition intellectuelle. Le Moi ne pouvant ni ne voulant « renoncer à son caractère d’autonomie absolue » – car telle est sa définition fondamentale, son essence première – « il en résulte un effort pour faire dépendre de soi l’intelligible, afin d’unifier par là le Moi qui représente cet intelligible et le Moi qui se pose lui-même. Telle est la signification de l’expression : la raison est pratique »[7]. C’est exactement en ces termes que la Grundlage parlera du pratique, qu’il s’agisse de l’effort pratique qu’aurait méconnu Spinoza en s’élevant d’un coup au premier principe[8], ou de l’exposition du pratique en majesté que constitue le § 5.

Ce paragraphe, exposant le pratique au sens le plus élevé, c’est-à-dire le rapport du Moi fini au Moi absolu, nous conduit jusqu’aux limites de la Doctrine de la science, et de la philosophie critique, lorsqu’il tient un discours sur l’absolu lui-même. Le premier moment du § 5, présentation du pratique, reprend la thématique de la Recension de l’Énésidème mettant en rapport le Moi intellectuel et le Moi absolu. Nous changeons ainsi de plan : alors que la partie théorique étudiait les rapports du Moi au Non Moi et développait ainsi la figure d’un Moi limité – le Moi intellectuel – la partie pratique, quant à elle, étudie le rapport du Moi intellectuel au Moi absolu, et le Moi pratique est proprement celui dans et pour lequel l’effort infini se donne pour tâche de dépasser la limitation du Moi intellectuel. On passe donc du point de vue des rapports entre Moi et Non Moi, au rapport entre Moi fini et Moi infini. Le Moi, qui se sait maintenant limité, ne peut renoncer à son unité et doit pouvoir se penser comme infini. La question ouvrant la partie pratique n’est plus : « Comment le Moi se pense-t-il dans son rapport au Non Moi ? », mais : « comment le Moi fini se pense-t-il infini ? ». Cette nécessaire identité du fini et de l’infini est l’antithèse absolue qu’exposera d’emblée le § 5 pour chercher à la réduire en produisant immédiatement des moyens termes[9]. Cette antithèse est contradictoire, parce que le Moi doit être un s’il est Moi, et le Moi intellectuel ne peut donc s’opposer au Moi absolu. Il faut réduire ce qui oppose le Moi intellectuel au Moi absolu. Mais on ne peut pour cela supprimer la dimension représentative ou intellectuelle elle-même, puisqu’on détruirait avec elle la conscience de soi[10]. Ce qu’il faut réduire dans le Moi intellectuel ce n’est donc pas la représentation et l’intelligence mais la dépendance du Moi comme intelligence. Le Moi intellectuel construit des représentations parce que son activité est limitée par un choc et il est en cela dépendant : la question est maintenant de rapporter ce choc au Moi lui-même. Il faut que ce qui provoque l’activité représentative ne soit pas une pure et simple passivité (limitation) du Moi. Comment ? En trouvant une activité du Moi par laquelle le Moi lui-même provoquerait l’activité représentative, serait à l’origine du choc. Cela, le Moi ne peut le faire immédiatement, puisque sinon il se limiterait lui-même : il doit donc le faire médiatement, en déterminant le Non Moi. Et comme cela ne peut être immédiatement le fait du Moi intellectuel, fini, cette activité doit être absolue. Le Moi absolu – et/ou une activité absolue – doit déterminer le Non Moi à limiter le Moi (intellectuel).

Voilà le problème que la raison pratique viendra résoudre. La résolution de ce problème constitue la deuxième et principale partie[11] du § 5, qui commence par poser l’effort et la raison pratique elle-même. Dire qu’une activité absolue doit déterminer le Non Moi à limiter le Moi (intellectuel) revient à dire qu’une activité absolue doit déterminer l’activité objective. Il faut donc mettre en rapport ces deux activités, c’est-à-dire poser cette activité absolue dans et pour le Moi intellectuel. Cette activité absolue en rapport à l’activité objective est effort (ce que le Moi fini sentira comme effort), effort pour dépasser la limitation que le Non Moi impose au Moi fini. Fichte résume ces développements p. 133/134 de la traduction française : le fait que le Moi s’efforce de dépasser la limite devient expression dans et pour le Moi fini (représentant) de l’activité infinie du Moi pur, expression du fait qu’il est bien, en tant que Moi, réflexion sur soi, tendance à comprendre toute la réalité en soi, Moi pur en quelque façon. Dans la problématique qui nous a conduit à poser cet effort, il faut bien comprendre qu’en exprimant une activité pure, l’effort vient rendre possible le fait qu’il y ait, pour le Moi en tant que Moi, un objet. Il n’y aurait pas d’objet pour le Moi, pour un Moi[12], le Moi ne pourrait pas se poser comme Moi dans la représentation, s’il n’y avait pas, en relation à son activité objective, une activité pure grâce à laquelle le Moi est absolument posant, rapporte tout à soi, tend à comprendre toute la réalité en soi, ou encore, comme le dit Fichte, à réfléchir sur soi « à partir de l’infinité » expression à laquelle nous pouvons pour l’instant donner le sens de « comprenant en soi toute réalité ».

L’effort pratique s’affirme ici condition du théorique. Cet effort est bien pratique, il exprime une exigence, exigence de conformer l’activité objective à l’activité pure, exigence de transformer le donné[13] pour se l’approprier, ou encore et plus simplement de rendre le monde conforme à la raison. Nous retrouvons alors la raison pratique kantienne, que Fichte vise dans la note de la p. 132 rapportant l’impératif catégorique à l’exigence d’un accord avec le Moi pur. Fichte souligne que lui seul a prouvé l’existence d’une raison pratique, en montrant que la raison ne pouvait être théorique sans être pratique, c’est-à-dire qu’il n’y a de Moi fini, représentant, que s’il y a un Moi au sens strict, infini, réfléchissant immédiatement sur soi, et que le Moi fini n’est un tel Moi qu’en rapportant à soi l’activité objective du Moi, cela dans un effort exprimant son infinité. Pas d’effort pas d’objet[14].

Fichte revient ensuite vers le Moi fini, non pour exposer l’activité de ce Moi réalisant la raison dans le monde – ce sera le contenu de la philosophie pratique proprement dite – mais pour montrer comment l’activité pratique rend possible le théorique. C’est tout ce qui constitue la philosophie pratique de la Grundlage, et la suite de la troisième partie de la Grundlage précisera, comme nous le verrons ci-dessous, ce que sont l’effort et le sentiment, en tant que conditions de l’activité objective. Dans le § 5 Fichte se borne, après la position de l’effort, à poser le sentiment. Il faut qu’il y ait, dans le Moi fini, effort de dépassement de la limitation pour que ce Moi réfléchisse sur lui-même, prenne conscience de lui-même. Il faut donc que l’effort soit posé dans et pour le Moi fini ; de pair avec la définition de la raison pratique qui attribue l’effort au Moi fini se trouve donc la position du sentiment. Fichte échappe ainsi à un cercle dans sa déduction : pour mettre en rapport l’activité pure et l’activité objective, il faut que l’activité objective soit déjà donnée au Moi (que le Moi soit déjà limité) ; comment l’activité objective peut-elle être pour le Moi ? L’activité objective ne peut être donnée au Moi par l’activité pure, il y aurait sinon cercle (p. 135). Il faut donc enraciner dans l’intériorité du Moi la finitude de l’activité objective. En cela consiste le rôle du sentiment. Le sentiment apparaît ici comme l’aspect subjectif de l’effort, de la limitation. Grâce au sentiment Fichte essaie de conditionner originairement le choc - interruption de l’activité du Moi - par et dans l’intériorité du Moi, par ce qui est propre au Moi, c’est-à-dire par l’effort, par la tendance à réfléchir sur soi, par l’infinité.

Le § 5 tient alors un premier discours sur l’infini. Dans la réflexion infinie sur soi, dans le développement même de l’acte, il y a effort « expression impropre » écrit Fichte p. 135. Mais n’est-ce pas le cas de tout le discours philosophique ici ? Alors même que le sentiment illustre la nature critique de la philosophie fichtéenne, en enracinant la limitation dans le Moi, ce discours sur l’absolu nous emporte à la limite[15] de ce qu’il est possible de dire pour un postkantien. La suite de la p. 135 tient bien un discours sur le Moi absolu lui-même, discours qui sera repris dans une tentative de démonstration génétique pp. 139-143, juste après une détermination de ce que produit effectivement et spécifiquement cet effort dans le Moi fini : la représentation d’un idéal. Ce sont les deux moments suivants :

Après la Déduction de l’effort et du sentiment, premier moment de la deuxième partie du § 5 jusqu’à la p. 136, nous abordons un deuxième moment concernant ce que produit l’effort : l’idéal. L’activité infinie en rapport à l’objet (l’effort) doit être à la fois finie et infinie, elle est infinie lorsqu’elle dépasse la limitation et ne détermine pas le monde réel (lorsqu’elle n’est pas théorique) ; elle est finie en tant qu’elle doit en général déterminer un objet (p. 138) – poser en général des limites[16] – et cet objet est le monde tel qu’il devrait être. La finitude essentielle demeure dans la reproduction indéfinie de ce rapport entre finitude et infinité : le Moi s’efforce de réaliser cet objet, et une fois réalisé, il a déplacé la limite qu’il doit à nouveau dépasser…

Fichte tente alors (pp. 139-143) une déduction génétique de l’effort, et se situe à nouveau aux limites de la philosophie critique. Jusqu’à présent une causalité absolue sur le Non Moi a été exigée, il s’agit maintenant, cf. p. 139, d’une genèse de cette exigence : « elle ne doit pas seulement être rendue vraisemblable par un recours aux principes suprêmes, établissant qu’on contredit à ceux-ci si l’on n’admet pas cette exigence, mais il faut qu’elle puisse être proprement déduite de ces principes suprêmes eux-mêmes, afin qu’on aperçoive comment une telle exigence naît dans l’esprit humain ». Il faut, dit Fichte, indiquer l’origine du mouvement par lequel le Moi sort de lui-même et rend l’objet possible, cela étant la « véritable liaison entre le Moi pratique et le Moi intellectuel ». Il s’agit de construire, à partir du Moi absolu, un mouvement du Moi fini, et cela constitue la raison réelle de la liaison entre Moi fini et Moi absolu, parce que cette liaison s’explique en tant qu’elle s’enracine dans l’unité du Moi, dans ce que le Moi fini a d’absolu. Cette liaison manifeste ce qui fait que le Moi fini est toujours déjà identique au Moi absolu et tend infiniment à réaliser cette identité. L’idéalisme critique atteint ses limites : Fichte construit l’effort pratique du Moi fini en expliquant comment l’absolu lui-même est animé d’une double direction, et doit être compris comme infini en réfléchissant sur lui-même, comprenant en lui toute réalité, parce qu’animé d’une double direction. C’est cette double direction que nous pensons comme sortie hors de soi et retour dans soi ou réflexion d’une activité limitée, et que Fichte attribue ici originairement au Moi, en précisant que cette direction n’est double, centripète et centrifuge que dans la mesure où nous réfléchissons sur lui. Pour Dieu, l’être réfléchi et l’être réfléchissant ne font qu’un (p. 142), demeure qu’il faut poser la possibilité d’une double direction dans l’acte même de position de l’absolu.

La présence d’un tel discours peut se justifier parce qu’il est tenu à partir de la conscience finie et fait de tout ce qu’il affirme une condition de la conscience finie : « si quelque chose de différent doit surgir dans le Moi », « si le Non Moi doit pouvoir en général poser quelque chose dans le Moi »[17] signifient : « si une conscience réelle doit être possible »[18]. Sans pouvoir penser l’acte de position de l’absolu par une double direction, nous (Mois finis) ne pourrions pas nous rapporter à lui, rapporter le fini à l’infini, le Moi limité par un Non Moi, au Moi illimité.

Nous avons là un lien avec le troisième et avant-dernier moment de cette deuxième partie du §5 : la définition de la finitude, qui a lieu pp. 143/144. Nous trouvons là des définitions du Moi absolu, pratique et intellectuel (théorétique). Le Moi absolu tel qu’il est défini ici correspond au Moi absolu en tant qu’idée, celui avec lequel s’achève la Doctrine de la science dira la Seconde introduction[19]. Attention toutefois à ne pas superposer abruptement les exposés de différentes époques ! Le Moi avec lequel commence la Doctrine de la science est le Moi pur ou absolu en 1794, mais c’est le Moi de la conscience empirique prenant conscience d’elle-même en 1796-99. On peut gloser longuement sur le fait d’appeler ou non absolu le Moi du § 1 de la Grundlage : il serait pur sans être absolu, et le Moi absolu proprement dit ne correspondrait qu’à l’idée du Moi, rationalité totalement réalisée, etc. En fait la distinction des appellations est heureusement moins précise : Fichte emploie l’expression de Moi absolu dès le § 3 de la Grundlage et ne réserve donc pas cette expression au Moi absolu comme idée pratique. Mais il faut distinguer le Moi « comme intuition »[20], le Moi que découvre la conscience empirique qui opère l’intuition intellectuelle, et la rationalité parfaitement réalisée, le Moi absolu comme Idée. Mais attention encore : si la conscience empirique forme l’idée d’un Moi absolu au sens d’une rationalité totalement accomplie, c’est parce qu’en faisant retour sur elle-même, elle se connaît, par cette activité réflexive de la conscience de soi, comme étant fondamentalement réflexion pure, Moi pur. Autrement dit, il faut distinguer, mais il faut aussi lier le Moi de la conscience empirique et le Moi pur, et cette liaison est l’élément du pratique. Le Moi pur « comme intuition » a en commun avec l’Idée du Moi absolu le fait d’être réflexivité, de tout rapporter à soi (c’est « la forme de l’égoïté » dans les termes de la Seconde introduction) et, à cause de cela, le Moi absolu comme idée n’est pas étranger à la conscience empirique – sinon on ne comprendrait d’ailleurs pas pourquoi le Moi fini devrait s’y rapporter. Il faut donc lier ces Moi(s), c’est une nécessité interne au Moi, en vertu de sa définition, de son identité comme unité. C’est donc une exigence pour le Moi, et la forme de cette liaison est la raison pratique, qui, par l’infinité de son effort est aussi l’expression de la finitude, exigence infinie d’accord avec soi, mais toujours seulement exigence, indéfiniment exigée.

Voilà le pratique exposé en majesté. Le dernier moment du § 5 (pp. 147-149) nous ramène au propos de la Grundlage : c’est en rapport à la possibilité d’un choc[21], d’une « influence extérieure »[22], qu’a été caractérisé ici l’absolu, puis défini le Moi pratique. Le pratique n’est donc toujours pas ici défini pour lui-même mais par rapport au choc. Et c’est la position du Non Moi qui achève ce § 5 en soulignant le réalisme de la Doctrine de la science, un réalisme transcendantal et non transcendant, puisque l’existence d’un être indépendant de la conscience est posée par et pour la conscience, pour que cette dernière puisse expliquer sa propre existence.

Nous sommes bien en cela au début de la partie pratique de la Grundlage : cette partie a pour objet une activité du Moi, mais en rapport au Non Moi, en rapport à ce qui est pour le Moi limitation. Il s’agit de savoir comment le Moi va au Non-Moi, comment le Moi trouve en lui-même une limitation. M. Gueroult pouvait ainsi souligner la continuité entre théorique et pratique dans la Grundlage ; lorsque la Grundlage aborde le pratique, elle change certes d’objet, en étudiant la causalité du Moi sur le Non Moi, et non plus la causalité du Non Moi sur le Moi. Mais cette causalité du Moi sur le Non Moi est envisagée du point de vue de la causalité du Non Moi sur le Moi, point de vue qui était déjà celui de la partie théorique. La question de la partie pratique de la Grundlage a donc toujours affaire au théorique, il s’agit de savoir comment le Moi va au Non Moi, comment l’effort est condition de possibilité de l’objet.

La suite de la partie pratique le confirme : il s’agit bien de savoir comment l’effort, en tant que devant dépasser la limitation, conditionne la limitation. C’est un développement de ce qui a été posé au § 5 : pas d’effort pas d’objet. La suite de la partie pratique installe les conclusions du § 5 dans et pour le Moi réel : c’est ainsi que la question des rapports entre l’effort et l’objet devient celle du sentiment. Dans le Moi réel, cette partie pratique nous permet de comprendre comment l’effort devient sentiment, comment, en partant de l’effort, on peut déduire la limitation, sachant qu’il s’agit d’un effort pratique, effort de dépassement (c’est clair dans le cas de « l’aspiration » - Sehnen) de cette même limitation. Il s’agit bien, dans cette partie pratique, d’une série réelle : on part de l’effort, c’est-à-dire du Moi fini en tant qu’une activité pure se rapporte à son activité objective. On part du point de vue du Moi fini, pour expliquer, à partir de l’activité du Moi, la limitation. On ne déduit donc pas ici le Non Moi ; le pratique de la Grundlage adopte un point de vue, et donc un point de vue partiel, voire doublement partiel, parce qu’il est non seulement point de vue du Moi fini mais aussi point de vue du Moi fini en tant que Moi intellectuel[23] : il s’agit de comprendre comment on aperçoit la limitation de l’activité du Moi par le Non Moi, à partir de l’activité du Moi, comment le Moi peut s’approprier, poser en lui et pour lui la limitation, ou encore, dans les termes du § 7, il s’agit de montrer « que et comment le Moi développe uniquement à partir de soi tout ce qui doit survenir en lui »[24]. Nous comprenons bien ainsi qu’il s’agit d’abord et surtout en 1794 de montrer que la Doctrine de la science illustre le criticisme et non un dogmatisme transcendant.

Du § 6 au § 7, nous passons de l’effort au sentiment ; il s’agit de comprendre comment l’effort peut être par et pour le Moi. Apparaît alors la tendance ou pulsion (Trieb), « un effort se produisant lui-même », écrit Fichte au § 7. Mais cette tendance, effort interne[25] limité – ou du moins examiné du seul point de vue de sa limitation –, ne produit qu’un sentiment de contrainte. Ce sentiment de contrainte procède d’une réflexion à partir de la limitation, et pour une part, la tendance à réfléchir sur soi est satisfaite : il y a production de représentations, par une activité idéale, suite à la réflexion de l’activité du Moi due à une limitation. Pour une autre part, en ce qui concerne l’activité réelle, cette tendance ne peut-être satisfaite. Il n’est pas question ici – Fichte le répète à plusieurs reprises dans le § 8 – de l’activité réelle. Et c’est toujours sans prendre en compte l’activité réelle, en partant seulement de l’activité idéale, que Fichte rapporte la production des représentations à un effort pour dépasser la limitation : cet effort[26] ne transforme pas le Non Moi, mais pose « quelque chose comme objet de la tendance, comme étant ce que la tendance produirait, si elle possédait de la causalité ». Cet objet posé au-delà de la limitation est posé dans le Moi comme sentiment. Sans être déjà l’idéal forgé dans le concept de fin, c’est néanmoins un sentiment autre que le sentiment de contrainte, et il indique par là la possibilité de penser un changement. Le Moi devient alors[27], pour lui-même, sujet du sentiment et a le sentiment de soi-même comme limité. Il est à la fois actif et passif, mais il n’a pas conscience de son activité de réflexion, il a seulement conscience de sa limitation. Nous sommes proches de la conclusion de la Grundlage, écrite en forme d’appel à Jacobi, lorsque Fichte écrit, à la fin du § 9 : « Ici se trouve le fondement de toute réalité ». Le Moi croit sentir la réalité des choses, alors qu’il ne sent que sa propre limitation.

Toutefois cette conclusion du § 9 se tirait à partir de la conclusion du § 8, c’est-à-dire à partir de la position, par l’activité idéale poussée au-delà de la limite, d’un sentiment autre. C’est à partir de cette altérité, de cette différence, que le Moi a pu se poser comme ressentant sa limitation. Que devient cet autre sentiment ? C’est la question du § 10. Fichte le qualifie d’aspiration, à savoir le sentiment d’une activité qui se dirige irrésistiblement vers un objet mais qui n’en a pas. On ne détermine pas ici quelque chose de nouveau ; il s’agit toujours de la même tendance originaire à réfléchir sur soi, mais elle apparaît maintenant au Moi comme aspiration : « l’aspiration est donc la manifestation originaire et entièrement indépendante de l’effort propre au Moi »[28]. Fichte compose ensuite les deux sentiments, d’aspiration et de limitation. C’est au § 10 que l’on comprend, pour la première fois, qu’il nous faut vouloir quelque chose pour nous rapporter au monde et nous représenter le réel. Mais le Moi n’en est pas encore là. Le thème de l’idéal – que nous retrouverons avec celui le concept de fin dans la Nova methodo – apparaît (p. 163) comme une « anticipation ». Pourtant l’aspiration peut être, dès la Grundlage, déduite comme aspiration à la modification de la matière[29], à sa transformation[30]. Certes dans la Grundlage cette transformation n’est qu’idéale ; il ne s’agit que d’une représentation de l’idéal et non de l’activité réelle engagée dans la transformation effective. Et le fait qu’il n’y ait pas de transformation effective malgré la tendance[31] s’explique par une contre tendance du Non Moi à se déterminer lui-même. Contrairement à plusieurs commentateurs, nous ne pensons pas que le Non Moi se déterminant lui-même vise ici autrui. Il ne s’agit pas d’autrui, mais de la nature. La nature apparaît comme telle (Natur) p. 166, se dirigeant d’après « ses propres lois », tout comme la Nova methodo caractérisera in fine la nature comme organisée et organisante.

Les développements suivants ont tous pour but de montrer l’origine subjective des déterminations de la matière dans et pour l’activité de représentation. Et même lorsque le § 11 synthétise l’aspiration et le sentiment de limitation, il ne le fait que d’un point de vue seulement subjectif, déduisant un nouveau sentiment produit par ce rapport, selon qu’il y a harmonie ou non entre le réel et l’idéal. Ce sentiment, d’approbation et de contentement, suppose que l’harmonie elle-même, entre l’idéal et le réel, soit posée dans et par le Moi. Et c’est là l’impératif catégorique, que Fichte retrouve au terme de la déduction des tendances fondamentales du Moi. En un sens, nous aboutissons au même terme que la première partie de la Nova methodo, déduisant le vouloir pur comme condition suprême de la conscience de soi. Pourtant ici ce n’est pas la conclusion effective de la Grundlage, dont le dernier paragraphe revient sur la pure subjectivité, comme intériorité, pour situer dans cette intériorité le fondement de notre rapport au monde. Nous demeurons dans une problématique théorique, qui est de déduire l’expérience ; le pratique est bien ici abordé du point de vue de la causalité du Non Moi sur le Moi.

La valeur de la partie pratique de la Grundlage se découvre donc, dans le plan suivi en 1794, avant cette dernière, dans la partie proprement théorique. Lorsque Fichte écrit, en concluant la première partie de son exposé, que la partie pratique « fonde et détermine la première »[32], il faut prendre au sérieux cette affirmation et chercher en quoi l’effort, dépassant la limitation, rend raison, dès la présentation de l’activité objective du Moi intellectuel, de la construction des représentations.

La Déduction de la représentation, venant conclure la deuxième partie, théorique, de la Grundlage, nous permettra de mettre ce dernier point en évidence. La Déduction de la représentation a pour fonction de construire synthétiquement l’unique possibilité intellectuelle dégagée par le jeu d’hypothèses du § 4 E, possibilité de composition, dans le Moi intellectuel ou limité, du Moi et du Non Moi, selon l’énoncé du principe fondant la partie théorique : le Moi se pose comme déterminé par le Non Moi. La composition du Moi et du Non Moi a lieu selon ce principe sous la double détermination de substantialité – le Moi se pose comme déterminé – et de causalité – le Moi est déterminé par le Non Moi. Ces déterminations illustrent chacune un mode de philosopher, idéalisme dogmatique pour la pensée de la représentation à partir de la seule substantialité, et réalisme dogmatique pour la pensée de la représentation à partir de la seule causalité (qui est toujours ici causalité du Non Moi sur le Moi). Le § 4 E a pour tâche d’exposer la possibilité du principe de la philosophie théorique en composant ces extrêmes, alors même que ces extrêmes s’excluent l’un l’autre, tout comme ne peuvent se réfuter mais seulement s’opposer l’idéalisme et le réalisme. La composition de ces extrêmes a lieu grâce à une « activité indépendante », ici indépendante de ce que Fichte appelle la relation acte et passivité, dont causalité et substantialité sont les deux modalités opposées. Cette activité indépendante tranche entre l’idéalisme et le réalisme, entre l’explication des représentations par un Moi substance ou l’explication des représentations par un Non Moi cause. Elle se dévoile, à l’extrême fin de l’exposition des possibilités intellectuelles du § 4 E, comme étant l’imagination. Mais il n’y a là qu’une construction intellectuelle de la composition la plus étroite du Moi et du Non Moi selon les modalités du principe de la philosophie théorique ; il faut encore rapporter cette construction au Moi effectif, non seulement pour éprouver l’hypothèse, mais encore parce qu’étant construction du Moi, elle ne peut être effective que si le Moi peut se l’approprier. L’épreuve de l’unique hypothèse restante à la suite du § 4 E se trouvera donc dans une nouvelle construction, construction du Moi par le philosophe, construction d’un Moi tel que s’opère en lui, dans et par l’imagination, la composition du Moi et du Non Moi selon les modalités du principe de la philosophie théorique. Ce Moi une fois construit, la confirmation de l’hypothèse intellectuelle plaçant l’imagination au principe des représentations, qui est aussi confirmation de la nouvelle construction du Moi elle-même, s’effectuera lorsque le Moi construit prendra conscience de lui-même, prouvant ainsi qu’il est bien un Moi, et que la construction théorique de la Doctrine de la science est vraie.

Nous ne nous intéresserons pas ici au mouvement même de cette prise de conscience, qui s’effectue à partir du Ve point de la Déduction de la représentation, et pendant lequel nous assistons au retour de la conscience finie vers les premiers principes de la Grundlage. Pour mettre en évidence le rôle de l’effort pratique dans la construction des représentations, il nous suffit de considérer les premiers points (I à V) de cette Déduction, lorsque Fichte construit le Moi plaçant l’imagination au principe de ses représentations, avant de décrire comment ce Moi peut prendre conscience de lui-même et peut donc effectivement être un Moi.

Fichte part – repart – du point extrême de la composition atteint dans la construction intellectuelle du § 4 : la synthèse de l’imagination comme provenant d’une rencontre entre l’activité du Moi allant à l’infini et un choc. Cette activité du Moi allant à l’infini et ce choc incarnent les deux manières de penser la composition du Moi et du Non Moi dans la dernière synthèse du § 4, synthèse d’une substantialité composant avec un réalisme abstrait où le Non Moi n’est qu’un choc[33]. A partir de cette situation, Fichte reconstitue ce qui est pour le Moi l’expérience de la pensée, au sens général ici, c’est-à-dire l’expérience de sa limitation, la conscience et l’appropriation de cette limitation, vécue comme limitation d’une activité allant à l’infini et cherchant à prendre conscience de soi-même ; le Grundriß parlera d’une « tendance à réfléchir sur soi ».

On a donc dans un premier temps une rencontre[34], cette rencontre est élaborée en intuition et concept ; on donne ainsi corps au travail de l’imagination. Cette rencontre est constituée par une activité du Moi, limitée en un point « C » par un choc. Ce choc a pour effet de réfléchir[35] l’activité limitée en « C » vers son point d’origine, soit « A ». L’activité ne peut en effet être anéantie, sans quoi plus rien n’existerait, et ne peut être réfléchie, car rien n’existe encore, vers rien d’autre que son point d’origine. Mais, puisqu’il s’agit de construire un Moi, nous ne pouvons en rester à cette activité passivement réfléchie ; « aucune action ne peut s’exercer sur le Moi, si celui-ci dot bien être un Moi, sans qu’il réagisse », écrit Fichte dans la Grundlage[36], énonçant ainsi le principe repris dans le Grundriß : « rien ne revient au Moi, que ce qu’il pose en soi »[37]. Il y a donc réaction du Moi à sa propre activité réfléchie par (à partir du) choc, et nous obtenons la construction progressive d’une activité entre A et C :

shema

Cette activité a une double direction, résiste à la limitation en C qui la conditionne ; cette activité est dite intuition dans la Grundlage, sensation dans le Grundriß.

Tel est le premier point de la Déduction de la représentation. Lors de la constitution de cette rencontre et de la détermination de cette activité comme se situant entre A et C, Fichte met entre parenthèses – et il s’agit de parenthèses effectives, à la fin du premier point – le fait que la réaction du Moi à la réflexion de son activité à partir du choc (la flèche « A —> C » au point « c » ci-dessus) dépasse la limitation, demeure activité infinie ; on a en fait :

shema2

Il est extrêmement important de préciser, comme le fait Fichte entre parenthèses, que « l’activité du Moi rendue à sa première direction originaire va aussi au-delà de C »[38]. Ce dépassement de la limitation est lié à l’essence même de l’activité du Moi, qui est d’aller à l’infini et de revenir vers soi. C’est parce qu’il y a un tel dépassement que le Moi pourra, une fois fixée son activité d’intuition dans et par l’entendement, réfléchir sur soi, prendre conscience de son activité et devenir effectivement un Moi.

Fichte mentionne toutefois ce dépassement de la limitation entre parenthèses car la suite immédiate de la déduction (points II et III) développe un autre problème, lié lui aussi à l’exigence de réflexion sur soi, et qui concerne la matière de cette réflexion. Pour prendre conscience de son activité dans l’intuition, et se poser ainsi comme sujet intuitionnant, le Moi doit en effet réfléchir, rapporter à soi, son activité de A en C par une nouvelle activité allant de C vers A. La question, posée dès le deuxième point de la Déduction, consiste à distinguer cette activité par laquelle le Moi prend conscience de lui-même comme intuitionnant, de l’activité dont il prend conscience dans l’intuition, et qui possède déjà une direction allant de C vers A. Figurons-nous la prise de conscience par le Moi de son activité dans l’intuition à l’aide d’une flèche circulaire enveloppant cette activité dans l’intuition :

shema3

Il est clair que de C vers A, la réflexion du Moi redoublerait la direction centripète précédente. Or il faut impérativement distinguer ces deux activités, car sinon cela signifierait qu’au lieu de prendre conscience de lui-même, le Moi ne ferait que répéter, ou revivre, sans même avoir commencé à prendre conscience de son activité, son intuition première. L’importance de cette distinction a été soulignée dans la traduction d’A. Philonenko, mettant en évidence le « nicht dieselbe » du point IV[39], récapitulant cette difficulté et soulignant la différence nécessaire entre l’activité du sujet dans l’intuition et l’activité du sujet prenant conscience de lui-même. Pour qu’il y ait conscience de soi comme intuitionnant, et non répétition de l’activité passivement réfléchie, il faut pouvoir distinguer la réflexion qui procède « de l’intérieur »[40] – et qui est donc active – de celle qui procède du choc. La solution est clairement expliquée dans le texte, elle consiste à « fixer » la première direction allant de C vers A et constituant l’intuition. Ceci s’opère dans l’entendement, pouvoir stabilisateur. La Grundlage annonce ici les développements de la Nova methodo qui présenteront le concept comme le dépôt de l’acte ; le produit de l’imagination est ici fixé dans l’entendement, où elle deviendra matière[41].

Son intuition déposée en un concept, le Moi peut donc réfléchir sa propre activité sans la reproduire purement et simplement, en distinguant donc son activité de réflexion d’avec le produit de sa première activité. Reste la question de la possibilité de cette réflexion en sa forme, en tant que cette prise de conscience doit reposer sur une activité du Moi, provenant « de l’intérieur », et dépassant néanmoins la limitation en C. Appliquons les conseils de Fichte et essayons effectivement de pratiquer l’intuition intellectuelle : lorsque de la pensée du mur nous passons à la pensée de nous-mêmes, il faut non seulement distinguer le Moi d’un mur, mais il faut encore que le mouvement de pensée par lequel je vise ma propre activité dans la pensée du mur se distingue du mouvement de pensée visant le mur. Ce qui fait maintenant problème n’est plus, dans l’intuition de soi-même comme intuitionnant, la confusion entre l’activité du Moi et l’intuition d’un objet. C’est la forme même de la réflexion qui fait problème, le demi-tour par lequel le Moi revient vers lui sans se perdre, sans s’oublier dans l’objet. C’est alors que Fichte fait référence (p. 114, avant-dernier paragraphe) à l’activité dépassant la limite et posant le Non Moi que le point I signalait entre parenthèses. Cette activité du Moi dépassant la limite est, dit Fichte, « réfléchie à partir de l’infini ». Toute réflexion est issue d’une limitation ; il faudrait donc comprendre qu’il y a, à l’infini, position d’une limite réfléchissant l’activité du Moi. Mais une limite à l’infini ne peut être posée que par l’activité même qui tend vers elle ; il s’agit d’une activité du Moi allant à l’infini, celle-là même qui dépassait la limitation en C et que le point I mettait entre parenthèses. C’est cette même activité que le Grundriß (§ 3 pt. VI) caractérisera comme activité idéale illimitée, activité qui tend à revenir sur elle-même et qui, parce qu’elle tend à revenir sur elle-même, s’oppose quelque chose qui la limite[42].

Sans ce dépassement de la limite vers un non-intuitionné indéfiniment reporté, le Moi ne pourrait prendre conscience de lui-même comme intuitionnant. Il ne pourrait pas plus caractériser l’intuitionné comme tel, et voir en lui l’intuition de la chose déportée au-delà de la limite par l’activité idéale infinie du Moi. Cette activité idéale infinie, identique en son fond à l’effort originaire du Moi pour remplir l’infinité[43], est donc bien condition de la représentation. Le pratique fonde le théorique.

Notons pour conclure que le pratique fonde ici le théorique à plusieurs titres. Il le fonde tout d’abord parce qu’il le circonscrit. L’obscur acte de position du Non Moi produit par le dépassement de la limite conditionne le savoir comme savoir de quelque chose. La chose en soi est ici noumène, c’est-à-dire produit de l’activité du Moi. Le Moi ne possède un savoir de quelque chose que dans la mesure où il fait effort pour prendre conscience de lui-même, réfléchir sur lui-même comme infini.

Ce dépassement de la limite n’apparaît dans la Grundlage que comme activité idéale infinie, et non comme activité réelle, déplacement effectif de la limite. L’effort pratique originaire doit être distingué du domaine pratique de la raison, développé dans la philosophie proprement pratique – Système de l’éthique, Fondement du droit naturel –, et non dans la philosophie première. Qu’est donc ce pratique fondant le système, s’il doit donc être distingué des éléments pratiques du système – éthique, etc. ? Comme l’a déjà souligné R. Lauth[44] en se référant à une lettre de 1794[45], la philosophie pratique est tout d’abord constituée par la déduction de la fonction constitutive du vouloir. Cette fonction constitutive s’illustre ici par le dépassement de la limite, conditionnant la position de cette dernière par et pour le Moi. R. Lauth citait l’écrit préparatoire à la Grundlage, intitulé Philosophie pratique, se demandant : « ce qui est inconditionnellement nécessaire dans la philosophie théorique ; la limite absolue qui est admise, etc., n’est-ce pas peut-être déjà quelque chose de pratique et qui n’a été admis dans la philosophie théorique par Kant (et par moi à sa suite) que par une erreur ? ». Le pratique fondant le théorique n’est pas une signification restreinte du pratique, mais l’affirmation de la nature pratique du fondement même de tout le système. Il ne faut donc pas voir dans la Grundlage un exposé privilégiant la dimension théorique de la philosophie première, au détriment du domaine pratique. Le domaine pratique comme tel n’a pas plus sa place dans la philosophie première que la philosophie de la nature, développement de la philosophie théorique.

Il ne faut donc pas minorer la Grundlage au regard de l’ensemble de l’œuvre. Mais ne tombons pas dans l’excès inverse en reléguant le domaine pratique en annexe du système. Le processus mis à jour dans la constitution originaire des représentations est le même qui éclaire la transformation pratique du monde. L’activité doit rester activité, et lorsque le § 6 de la Grundlage marque la position fichtéenne – poursuivant l’anéantissement post-kantien de la chose en soi – dans cette sentence lapidaire posant que les choses en soi « sont telles que nous devons les faire », il ne nous faut pas restreindre ce « faire » à l’agir constitutif des représentations, ni l’activité pratique à l’activité idéale infinie. Si le dépassement de la limite conditionne sa position, la position d’une limite appelle son dépassement. Le dépassement, expression de l’effort originaire, est toujours premier, et rien dans la représentation ne marque la cessation de son activité. Toute limitation de l’agir du Moi appelle le déplacement effectif de cette limitation, et le rapport, thématisé jusque dans les derniers écrits, entre Vorbild et Nachbild, rapport immédiatement investi dans l’action effective, n’a pas d’autre fond que le rapport thématisé ici entre activité idéale illimitée et activité limitée. Cela signifie simplement que la fondation du système ne résume pas l’ensemble de l’édifice.



[1]. Expression par laquelle nous désignons, selon l’usage, la Grundlage der gesamten Wissenschaftslehre publiée pour la première fois en 1794 (Leipzig, Gabler ; trad. fr. A. Philonenko, Les principes de la doctrine de la science dans Œuvres choisies de philosophie première, Paris, Vrin, 1980).

[2]. C’est ainsi que Fichte appelle la Grundlage dans la Doctrine de la science Nova methodo ; il utilise aussi parfois l’expression « le livre ».

[3]. Professée de 1796 à 1799. Nous possédons aujourd’hui deux traductions française de la Nova methodo, celle d’I. Radrizzani rassemblant les deux manuscrits (Lausanne, 1989), et celle d’I. Thomas-Fogiel, plus récente, en livre de poche (Librairie générale française, 2000).

[4]. Exposé de 1801 dont nous possédons également deux traductions françaises, l’une de B. Vancamp (Bruxelles, Leeber Hossmann,1987) et l’autre d’A. Philonenko (Paris, Vrin, 1987).

[5]. Grundriß des Eigenthümlichen der Wissenschaftslehre in Rücksicht auf das theoretische Vermögen ; 1795, 1802 chez Cotta ; Gesamtausgabe I, 3 ; trad. fr. A. Philonenko, Précis de ce qui est propre à la Doctrine de la science au point de vue de la faculté théorique dans Œuvres choisies de philosophie première.

[6]. Rezension des Aenesidemus oder über die Fundamente der von dem Herrn Professor Reinhold in Jena gelieferten Elementar-Philosophie ; GA I, 2 ; trad. fr. P.P. Druet, Recension de l'Enésidème ou sur les fondements de la philosophie élémentaire enseignée à Iéna par M. le Prof. Reinhold dans Rapport clair comme le jour... et autres textes, Paris, Vrin, 1985.

[7]. Recension de l'Enésidème, trad. fr. p. 170.

[8]. Grundlage, § 1, in fine.

[9]. Cf. la remarque méthodologique de Fichte, en introduction au § 5, p. 123/124 de la trad. fr.

[10]. Il faut en effet une limitation, pour qu’il y ait réflexion ; le Moi prend conscience de lui-même comme limité et parce qu’il est limité.

[11]. On peut ici indiquer rapidement le plan du § 5 : il possède deux parties, très inégales. La première nous oriente vers le pratique en exposant un changement de plan ; on passe des rapports entre Moi et Non Moi au rapport entre un Moi limité, Moi intellectuel, et le Moi absolu. La deuxième développe ce champ en quatre moments, 1) définition de la raison pratique et de l’activité idéale en jeu dans le pratique (activité objective infinie, qui est raison de relation entre pratique et théorique, voire, fondement et possibilité de l’activité théorique) ; 2) définition génétique de l’effort pratique, en l’enracinant dans une activité du Moi absolu (thème de l’effort originaire), pp. 139-143 ; puis 3) le § 5 rapporte cette activité pratique à la conscience : l’effort posé comme tel précédemment est alors mis en relation avec un sentiment (nous voyons là poindre la partie proprement pratique de la Grundlage). Cette deuxième partie s’achève, 4e moment, par des considérations portant tout à la fois sur la finitude et sur la Doctrine de la science en général.

[12]. Que l’on pense ici au « Je pense » kantien, unité numérique rapportant tout à soi, et comme telle condition des représentations.

[13]. Ce qui est un pléonasme, puisque l’exigence se définit par opposition à "ce qui se réalise effectivement" (als Gegenteil des wirklich Geschehenden, Grundlage § 5, p. 142 trad. fr., GA I 2, p. 407).

[14]. Grundlage § 5, p. 133.

[15]. Et avant même que le non-rapport à l’absolu soit explicitement l’objet de la philosophie fichtéenne : cf. la 27e Conférence de la Doctrine de la science 1804, se prononçant in fine sur le rapport du savoir à l’absolu : « je me tiendrais sur ce point, aux strictes limites d’une philosophia prima, car c’est ainsi que j’aimerais que l’on envisageât cet exposé de la Doctrine de la science ».

[16]. Il s’agit de l’activité représentative (idéale au sens large, s’opposant à réelle) propre au pratique. Nous manque encore l’activité pratique réelle, celle qui ne va pas seulement jusqu’à la limite, mais qui la déplace effectivement, qui transforme effectivement le monde.

[17]. Grundlage § 5, p. 140.

[18]. Grundlage § 5, p. 142.

[19]. Seconde introduction à la Doctrine de la science, 1797, 11e section, trad. fr. (Paris, Vrin, 1999) I. Thomas-Fogiel p. 166, et A. Philonenko (Œuvres choisies de philosophie première, Paris, Vrin, 1980) p. 310.

[20]. Ibid.

[21]. Possibilité d’un choc qui est tout à la fois possibilité du Non Moi et possibilité du Moi fini, puisque le choc s’adresse à l’activité du Moi.

[22]. Grundlage, § 5, p. 143 trad. fr.

[23]. Et non pas point de vue du Moi fini dans son activité pratique effective de transformation du monde… Même si fondamentalement on ne peut pas séparer le point de vue du Moi intellectuel d’une activité pratique réelle, ce que nous apprendrons les développements du système.

[24]. Grundlage § 7, p. 152 trad. fr.

[25]. Ou « force interne » selon les termes du § 8 annonçant l’exemple du ressort exploité dans les écrits ultérieurs, Système de l’éthique ou Nova methodo p.ex.

[26]. Grundlage § 8, fin, p.157 trad. fr.

[27]. Fin du § 8 et début du § 9.

[28]. Grundlage p. 163 trad. fr.

[29]. Cf. § 11, « dans l’aspiration l’activité idéale et la tendance à la réalité étaient donc liées ».

[30]. Cela revient d’ailleurs à poser une matière, substrat de ces « trans-formations ».

[31]. Tendance qui n’est pas seulement limitation, mais aussi effort.

[32]. Grundlage § 3, p. 38 trad. fr.

[33]. Choc qui demeure ici, au point de départ du théorique, « inexplicable et incompréhensible », comme le rappelle le début du Grundriß.

[34]. Ou disons, pour mettre en scène ce qui va devenir un Moi, que cette situation devient une rencontre.

[35]. Ici l’activité du Moi est réfléchie, ce n’est pas le Moi – qui d’ailleurs n’existe encore aucunement comme tel, qui réfléchit.

[36]. Grundlage, Déduction de la représentation, p. 108.

[37]. Grundriß § 1 p. 184 trad. fr.

[38]. Grundlage, p. 109 trad. fr.

[39]. Grundlage, p. 114 trad. fr.

[40]. Grundlage, Déduction de la représentation, pt. III p. 111 trad. fr.

[41]. Cf. Grundriß § 2 pt. 1.

[42]. Grundriß, p. 203 trad. fr.

[43]. Ibid., p. 202 trad. fr.

[44]. R. Lauth. « Genèse du Fondement de toute la Doctrine de la science à partir de ses Médiations personnelles sur l’Elementar Philosophie »in Archives de philosophie, T. 34, 1971.

[45]. A Böttiger, avril 1794.