Accueil>Conférences

Fichte et le marxisme

Conférence prononcée le 10 avril 2010 à Paris-1 Sorbonne, dans le cadre du séminaire « Marx au XXIe siècle » (C.H.S.P.M., U.F.R de philosophie, Paris-I Sorbonne)

Retrouvez cette conférence dans la rubrique Video : « Fichte et le marxisme »

Introduction

Chaque mise en rapport de Fichte à Marx[1] provoque tout d’abord un étonnement, puis une série de réponses plus ou moins inévitables, qu’il me faudra aborder, avant que je puisse exposer un apport nouveau qui étende le rapport à Fichte jusqu’à Brecht ou Ernst Bloch. On s’étonne tout d’abord que l’auteur des Discours à la nation allemande, dont on retient l’exploitation nationaliste, puisse avoir rapport à l’internationalisme prolétarien. Il faut toujours rappeler le contexte des Reden. Écrits lorsque la Prusse est écrasée sous la botte napoléonienne et que l’Allemagne est encore inexistante, les Reden sont avant tout une œuvre anti-impérialiste[2]. Il faut dans le même sens se garder de confondre Fichte avec les aspects les plus réactionnaires du romantisme ; il ne souhaite aucunement revenir au Saint Empire, et lorsqu’il reprend des thématiques romantiques, c’est pour les combattre ou les transformer. Plutôt que de combattre les évocations douteuses du nationalisme allemand, on peut rappeler l’engagement immédiatement effectif de Fichte pour la Révolution française, son texte de 1793[3] en fait un combattant pour la liberté. Karl Vorländer[4] voit dans l’unité et la créativité du peuple, soulignées dans les Reden, un terrain pour construire le socialisme[5]. Il peut être alors moins étonnant de voir souvent citée la lettre de 1837 où le jeune Marx déclare à son père avoir été nourri de Kant et de Fichte[6]. Seconde référence importante, aussi souvent citée[7], pour le rapprochement du marxisme et des prémisses de l’idéalisme allemand : l’appel d’Engels dans la Préface de la première édition de son Socialisme utopique et socialisme scientifique : « nous, les socialistes allemands sommes fiers de ne pas descendre seulement de Saint-Simon, de Fourier et d’Owen, mais aussi de Kant, de Fichte et de Hegel »[8].

Reste à s’étonner encore d’une parenté entre l’idéalisme revendiqué par Fichte et le matérialisme marxiste. Une réponse historique peut suivre la voie menant de Fichte à Hegel, via Feuerbach et les jeunes hégéliens, pour aboutir à Marx et au renversement de la dialectique. Indépendamment des débats concernant ce renversement, il ne va pas de soi de situer Fichte aux racines de la dialectique, ce sur quoi je reviendrai dans ma première partie. Sans donc m’attarder sur l’évolution historique de l’idéalisme allemand, je chercherai plutôt à rapprocher immédiatement le matérialisme dialectique de l’idéalisme dit « subjectif » de Fichte. L’appellation « idéalisme subjectif » renforce encore l’idéalisme de celui qui voit l’Absolu dans le Moi. Il est vrai que le terme de Moi désigne ici la réflexivité en général et non l’individu. Mais ce que Fichte appelle l’intuition intellectuelle et qui est le fondement de sa philosophie – la conscience de soi-même comme savoir de soi – est bien un pur acte réflexif que vous et moi pouvons effectuer. Il s’agit bien pour chacun de faire l’expérience d’une certitude absolue, que Fichte appellera « savoir absolu » et qui sera, en bien des sens soulignés par les derniers exposés fichtéens, une image de l’Absolu comme autoposition. Comment retrouver le matérialisme marxiste dans cet idéalisme ? Cela paraît d’autant plus difficile que le propre développement de l’idéalisme fichtéen accentue les orientations métaphysiques et religieuses dans la « Spätphilosophie » aujourd’hui très étudiée[9]. Le chemin apparemment le plus droit de Fichte à Marx, celui de la morale, est aussi le plus court, au sens où il ne va pas assez loin, pas jusqu’à une dimension commune à l’idéalisme et au matérialisme, parce qu’il nous reconduit vers l’idéalisme. La morale fichtéenne vise en effet l’autonomie comme image de l’autoposition absolue dans la conscience de tout un chacun. On peut en revanche, comme l’a fait Tom Rockmore dès les années 70, partir d’une abstraction suffisamment générale pour être commune aux deux philosophies : la notion d’activité. La notion d’activité nous permet de parcourir toute la philosophie de Fichte, de la métaphysique ou philosophie première, jusqu’à son souci de la pratique effective et de la transformation concrète, qui lui valut le qualificatif ironique de « Weltverbesserer ». Chez Marx, l’activité, en tant qu’activité humaine, c’est d’abord le travail, puis, parce que les modalités du travail sont ce par quoi on pense l’ensemble de la société, sa genèse et sa constitution, mais aussi sa transformation, l’activité est donc aussi la processualité même de l’histoire, et l’aspect dynamique de la dialectique marxiste.

Je vais suivre le fil de cet aspect dynamique, de la métaphysique fichtéenne dans laquelle on peut chercher les racines de la dialectique, jusqu’à la pratique effective, en passant par la thématique de l’histoire et de l’idéal politique fichtéen. Je serai plus bref dans les deux premières parties sur la dialectique et l’idéal politique, très visitées, et j’approfondirai la question de la transformation concrète et de ses conditions dans l’idéalisme fichtéen, en ouvrant vers des marxismes moins fréquentés, Bloch ou Brecht.

I. Dialectique ou téléologie ?

La notion de dialectique peut être une manière de rapporter Fichte à Marx, à condition d’apercevoir, dans les prémisse fichtéennes de la dialectique, ce qui est dialectique chez Marx, à savoir le processus réel de constitution des sociétés et de leur transformation historique.

Ce qui permet de voir dans Fichte les prémisses d’une dialectique, tant hégélienne que marxiste, c’est la méthode selon laquelle sa philosophie – qu’il appelle la Doctrine de la science – progresse : par composition des opposés et dépassement des oppositions par cette même composition. Le premier exposé de la Doctrine de la science[10] par exemple, commence par le fameux Moi=Moi, position du Moi absolu – qui n’est pas le Moi empirique de tout un chacun – vient ensuite la position d’un Non Moi, puis l’œuvre progresse en composant ce Moi et ce Non Moi dans l’activité intellectuelle du Moi empirique ou Moi de tout un chacun. C’est dans cette composition, au sein du si complexe § 4 de la Grundlage de 1794, que Fichte compose les deux grands opposés de la philosophie, idéalisme et réalisme, avec les figures de l’idéalisme et du réalisme d’abord qualitatifs puis quantitatifs[11], avançant vers ce qu’il appelle un « idéal-réalisme ». La composition progressive des opposés aboutit, dans sa théorie de la connaissance, au rôle fondamental de l’imagination : faculté qui élabore un donné brut, tout aussi nécessaire à la connaissance que l’activité du sujet.

Autre exemple de cette composition des opposés : le deuxième exposé de la Doctrine de la science, qui commence, quant à lui, par la fameuse « intuition intellectuelle », première expérience de la certitude analogue au cogito cartésien. Fichte analyse cette conscience de soi pour en déduire ses conditions : liberté, volonté, intuition, sentiment, espace, temps etc., soit l’ensemble de la philosophie théorique et pratique. Les conditions ainsi déduites sont tout aussi certaines que ce dont elles sont les conditions : la certitude première et immédiate de l’intuition intellectuelle. L’analyse de l’intuition intellectuelle, comme décision de prendre conscience de soi, met à jour deux opposés, la décision même qui vise une fin d’une part – c’est la dimension libre, subjective, active de la conscience – et d’autre part la connaissance de cette fin, « ce que » l’on vise, c’est la dimension nécessaire, objective et stable dans notre conscience. Ces deux opposés seront composés dans l’idée d’un vouloir pur qui se veut immédiatement lui-même, ce que la morale reformulera par son exigence d’autonomie.

Troisième et dernier exemple de cette composition des opposés, dans la fameuse déduction fichtéenne de l’intersubjectivité, dans un ouvrage de philosophie du droit, à propos du rapport des individus libres dans le monde : il s’agit de comprendre la possibilité de la conscience de soi comme conscience de ma liberté. Cette conscience de ma liberté est un problème parce que ce dont je suis conscient est toujours un objet qui s’oppose à mon activité. La solution fichtéenne consiste encore à composer les opposés, dans un troisième terme qui dépasse leur opposition : ici un objet qui ne me contraigne pas mais au contraire me rende libre. C’est le fameux « appel à agir librement » que m’adresse un autre être libre. Là[12] se trouvent les beaux et célèbres passages sur la vie générique, le fait qu’on ne puisse être homme que parmi les hommes, ou que l’humanité se constitue dans un échange intersubjectif, échange que Fichte appelle éducation, et dans lequel on peut voir la racine des thématiques de la reconnaissance[13].

Une fois compris ce que peut être cette dialectique chez Fichte, reste à la mettre en rapport avec ce que l’on a effectivement appelé dialectique chez Hegel ou chez Marx. De là surgissent plusieurs problèmes. Tout d’abord, sur le plan théorique, on a pu s’opposer à la perception d’une dialectique chez Fichte au nom de l’absence – c’est la position de Bernard Bourgeois – d’une auto négation de chaque moment, qui enracine la progression et le dépassement de chaque moment dans une dynamique immanente à chaque moment. Chez Fichte, le fait qu’on ne puisse en rester à tel ou tel rapport au monde, ou à tel ou tel système de pensée, provient moins des contradictions internes à ce système que de l’exigence, préalablement posée, du dépassement des oppositions. Le premier principe, Moi=Moi, unité ou thèse absolue, joue donc un rôle téléologique qui s’oppose à la nature dialectique du processus[14].

Toutefois, sur le plan pratique, il est clair que cette visée téléologique ne détourne pas Fichte de l’action. Les appels à l’action sont nombreux, que Fichte se les adresse à lui-même[15], à ses compatriotes, ou par eux, à l’humanité tout entière[16]. J’ai déjà eu l’occasion de souligner l’amplitude de la déduction fichtéenne, allant des premiers principes aux actions concrètes[17]. La téléologie n’interdirait donc pas l’attention à l’action, et la postérité fichtéenne de la « philosophie de l’action »[18] ne dément pas ce rapport entre téléologie et pratique effective. Comme l’a déjà remarqué Lukàcs[19], c’est contre la valorisation hégélienne du présent qu’il s’agit pour Ciezskowski d’accorder la rationalité au tout, y compris l’avenir, pour que le rapport de l’effectif au vrai retrouve une dimension transformatrice. Je reviendrai sur ce rapport entre téléologie et pratique effective dans ma troisième partie.

Si la téléologie ne permet pas de rapprocher Fichte de la dialectique hégélienne, peut-on néanmoins le rapprocher d’une dialectique matérialiste de l’action transformatrice ? Pas plus ne semble-t-il si l’on se fie au sévère jugement porté par le Manifeste du parti communiste sur la « philosophie de l’action », qui substituerait une phraséologie à la pratique révolutionnaire réelle[20]. Cette condamnation, qui s’adresse aux héritiers spirituels de Fichte, retentit sur toute téléologie idéaliste, au sens où elle souligne le caractère abstrait, et donc inefficace, de son engagement. Il est vrai que l’ouvrage de Fichte consacré explicitement à l’histoire humaine, les Traits caractéristiques du temps présent[21], déroule un plan universel finalisé par la vie rationnelle, et comporte peu d’analyses concrètes de situations révolutionnaires. Est-ce en pensant à un tel déroulement logique du temps que Jaurès a pu écrire « Fichte dédaigne presque l’histoire »[22] ? A-t-il émis un tel avis en s’inspirant des Grundzüge ou des plus progressistes Considérations sur la révolution française ? Dans les Considérations, on ne trouve pas seulement ce que notait Jaurès : une conception de l’histoire comme accumulation de fait, proche de la chronique, à laquelle on peut toujours adjoindre des considérations théoriques générales. On y trouve également une attente tournée vers l’histoire, lorsque Fichte lui demande de montrer, dans l’explication des faits, la raison se faisant : « [les historiens ordinaires] nous décrivent dans tous leurs détails les échafaudages et les machines extérieures : ils ne pouvaient voir avant ce merveilleux travail comment une pierre se joint à une autre. C’est pourtant là ce que nous aurions bien voulu savoir »[23]. Ici, la raison à laquelle Fichte fait appel pour investir les faits ne vient pas se substituer à eux ; elle éclaire la transformation d’une époque en montrant comment un commandement rationnel vient s’insérer dans une série d’évènements pour l’infléchir et la transformer[24].

Il y a donc deux points de vue sur l’histoire, et le deuxième, qui mêle des considérations anthropologiques, politiques et morales, n’est pas le moins important. Il faut donc, en conclusion de cette première partie, tempérer ce qui nous engagerait à éloigner Fichte du marxisme parce que l’idéalisme abstrait s’éloigne de la dialectique et de l’action. Fichte juxtapose une exigence abstraite et son intérêt constant pour l’action concrète. De cette juxtaposition ne résulte pas l’indifférence des deux, mais, du côté de l’exigence, la construction d’un idéal, peut-être utopique mais en tout cas pratique, de nature politique et sociale, dont Fichte pense l’application et dans lequel tous les commentateurs ont vu des éléments de socialisme : c’est le fameux « État commercial fermé », objet de ma deuxième partie. Du côté de l’action concrète Fichte pense la possibilité de l’action transformatrice à partir de l’exigence morale, certes à un niveau qui n’est plus celui de l’histoire ni celui de la société, mais qui relève de notre rapport au monde, de la représentation ou de la théorie de la connaissance. Cela ne fait que renforcer l’originalité de l’apport fichtéen, j’en ferai l’objet de ma troisième partie.

II. L’État commercial fermé.

Premier moment donc de la composition de l’exigence et de l’action concrète, composition du côté de l’exigence : le texte de 1800 intitulé « L’État commercial fermé ». Ce programme politique, socio-économique, peut être dit utopique au sens où il représente « la constitution commerciale nécessaire à un État complètement conforme au droit et à la raison »[25]. Pourtant Fichte se défend d’avoir voulu écrire une utopie ; il demande des excuses publiques pour ce qu’il avait considéré comme une accusation : d’être un rêveur[26]. A bien des égards, et comme l’ont souligné les anciens commentateurs[27], Fichte a en effet fourni un considérable travail d’insertion de sa problématique dans les difficultés économiques de son époque, et contre les doctrines prédominantes. Il s’élève tout à la fois contre le mercantilisme protectionniste, celui pour lequel la richesse d’un pays dépend de la quantité d’or accumulée, et contre le libéralisme des physiocrates. Comme l’a amplement démontré Xavier Léon[28], Fichte retrouve plusieurs projets de la Révolution française, de Babeuf à Condorcet : défense de l’égalité et de la consommation des biens, obligation de travailler, théorie de la monnaie[29], fixation des prix, voire, pour Babeuf, fermeture de l’État commercial.

Fichte fait donc de la politique, et à la question posée par Vorländer – quand Fichte fait de la politique, est-il socialiste ?[30] – les commentateurs ont dans l’ensemble répondu favorablement[31]. L’État social fichtéen, dont Vorländer souligne la pérennité jusqu’en 1812, a déjà le mérite d’exister comme tel[32], c’est-à-dire comme garantie du droit de chacun à exister par son travail, droit que Fichte défend dès son premier texte sur le Droit naturel[33], et qui enveloppe, outre la mise en place d’une protection sociale, un réel droit au travail. C’est autour de ce droit au travail que s’articulent les principales mesures à caractère socialiste de l’État fichtéen : régulation par l’État du commerce, des prix et des professions, institution d’une monnaie intérieure désolidarisée de la monnaie métal du commerce international, et, comme condition de ces mesures, la fermeture de l’État : interdiction du commerce avec l’étranger, mais aussi fermeture des frontières aux individus.

L’ensemble de ces caractères repose, d’après Fichte lui-même[34], sur sa définition de la propriété, non comme chose mais comme acte[35] : c’est parce que la propriété est définie en terme d’activité que les « activités libres indispensables à la vie humaine »[36], en d’autres termes les professions, sont réparties en trois classes par l’État – producteurs, artisans et commerçants – trois classes auxquelles viennent s’ajouter les fonctionnaires. Cette répartition des professions en quatre classes impose à l’État de vérifier les compétences de chacun, d’assurer l’écoulement des produits[37] et de réguler la production et les prix. Cette régulation interne de la production et des échanges requiert un contrôle de la monnaie[38], par rétention de toute la monnaie mondiale (or et argent) et institution d’une monnaie nationale. L’ensemble de ces mesures appelle comme sa condition la fermeture de l’État et l’interdiction de tout commerce avec l’étranger. Il ne s’agit donc nullement du protectionnisme mercantiliste, qui est lié à la guerre commerciale, mais, au contraire, d’un système qui porte en lui l’apaisement et la possibilité de son universalisation.

C’est en prenant en compte cette mise en perspective du politique sur un état de paix que l’on peut concilier l’institution d’une régulation étatique économiquement toute puissante avec une autre anticipation fichtéenne du marxisme : celle du dépérissement de l’État[39], anticipation unanimement soulignée par les commentateurs[40]. Cette perspective du dépérissement de l’État nous rapporte à la dimension morale du socialisme fichtéen[41], dimension dans laquelle il peut être utile d’ancrer la définition fichtéenne du droit de propriété[42], et dimension à laquelle il faut nous rapporter si nous voulons comprendre non seulement le but visé mais aussi la possibilité de l’atteindre, du moins la manière dont l’idéalisme fichtéen a pu en penser les fondements. Cela nous rapproche du rapport théorique et pratique de l’individu au monde qui va faire l’objet de ma troisième partie.

III. La « représentaction »

Je vais examiner dans cette troisième partie le rapport entre exigence abstraite et action concrète, du point de vue de l’action concrète. Il va s’agir de la manière dont l’idéalisme fichtéen rapporte l’idéal à l’action, et fait de l’idéal une condition de possibilité de l’action dans sa concrètude, parce qu’il montre que l’idéal est condition, non seulement de l’action, mais également de notre représentation du réel. En un sens, que nos facultés de représentation puissent être condition de ce qu’est pour nous le réel est une banalité au point de vue de l’idéalisme post kantien, pour qui le sujet, avec ses catégories, constitue l’objet, à partir d’une donation première. Cela devient moins banal, si l’on souligne que l’activité du sujet, dont il est question chez Fichte, ne désigne pas seulement l’activité intellectuelle ou représentative du sujet kantien, mais aussi une activité pratique ou réelle. Et l’hypothèse peut même devenir étonnante, si l’on commande la constitution du réel par l’activité pratique. Je vais donc expliciter la thèse fichtéenne « pas d’effort, pas d’objet »[43], en montrant qu’elle fait de l’activité du sujet, et de nos efforts visant à transformer pratiquement le monde, la cause et l’explication fondamentale de ce qu’est pour nous le réel. D’où le titre quelque peu ludique de ce III, dans lequel, pour construire le rapport de Fichte au marxisme, je devrais bien sûr montrer aussi que cette thèse radicale n’est pas réservée à l’idéalisme mais qu’elle peut aider à comprendre la possibilité très matérielle d’une transformation effective.

IIIA. L’idéal, condition de la représentation.

Parce qu’elle est radicale, cette thèse va se développer dans la philosophie théorique : pour démontrer que la raison est fondamentalement pratique il faut en effet montrer « que la raison elle-même ne peut pas être théorique si elle n'est pas pratique ; qu'aucune intelligence n'est possible en l'homme, s'il ne possède pas un pouvoir pratique et que c'est sur celui-ci que la possibilité de toute représentation se fonde »[44]. C’est dans le théorique que l’on montre que le pratique est condition du théorique.

Ce qui rend possible cette thèse est l’analyse fichtéenne de la représentation en terme d’activité. De façon très grossière, en pensant aux non-philosophes voire aux philosophes non-fichtéens, on peut résumer la théorie fichtéenne de la représentation[45] par l’opposition de deux directions, celle d’une activité centrifuge – activité qui sera celle d’un sujet vers le monde, mais à comprendre d’abord de façon très abstraite – et d’une activité centripète, sorte de rebond de l’activité première, réfrénée, stoppée, par un choc « inexplicable et incompréhensible »[46], qui limite mon activité. Cette double direction de l’activité constitue ce que Fichte appelle le flottement (ou, selon les traducteurs, oscillation, Schweben) de l’imagination dans l’intuition. Ce qui arrive à mon activité « centrifuge », que l’on peut aussi appeler « activité réelle », est rapporté, renvoyé, vers le Moi par une activité « idéale ». Cette activité est appelée « idéale » non pas au sens de la détermination d’un idéal – cela viendra plus tard – mais au simple sens d’une activité « re-présentative », qui reproduit ce qui arrive en imageant ou imaginant ce qui advient à mon activité réelle. Ici je sens quelque chose, mais je ne sais pas quoi, et je suis tout entier confondu avec cette sensation. Pour déterminer cette sensation et savoir ce qu’il sent, il faudra que le Moi puisse d’abord s’en extraire, qu’il prenne conscience de lui-même dans l’intuition comme l’exprime Fichte, pour distinguer entre son activité dans l’intuition d’une part et d’autre part ce qui est intuitionné. Cette possibilité – de prendre conscience de soi-même pour déterminer ce que l’on sent en se l’opposant – repose sur une faculté spontanée que Fichte prête au Moi : il ne peut pas être simple réaction au choc, mais s’approprie lui-même ce qui lui arrive en allant, d’une manière ou d’une autre et ici « idéalement », au-delà du choc. Au sentiment de contrainte, qui accompagne chez Fichte le rapport au réel, s’oppose donc, mais comme ce qui en conditionne la possibilité dans ma conscience, un sentiment de liberté[47]. Dire que le Moi est conscience de soi, c’est dire qu’il a cette capacité de réfléchir en et pour lui-même ce qui lui arrive. Et c’est parce que le Moi a cette capacité de réfléchir sur ce qui lui arrive qu’il n’est jamais totalement limité, circonscrit par ce qui lui arrive, par le fameux « choc ». Pour comprendre ce qui lui arrive, le Moi dépasse ce qui le limite : ce dépassement a lieu dans une philosophie théorique, et ne détruit, ni ne déplace, la limite comme telle, il ne s’agit pas encore ici d’activité pratique ; il s’agit d’une activité représentative, activité idéale donc, qui dépasse la limite.

Ici s’imposent deux questions. Premièrement : comment l’activité idéale, reproductrice, seconde et résultant d’un choc, peut-elle dépasser la limite ? Et, deuxième question : comment une activité qui dépasse la limitation (et qui est donc centrifuge) peut-elle revenir vers le Moi (de façon centripète donc) pour que celui-ci se « re-présente » quelque chose par cette activité ? Il n’y a qu’une seule et même réponse à ces deux questions : le dépassement de la limitation par une activité allant à l’infini, et le retour vers le Moi de cette activité, reposent tous deux sur l’attribution au Moi d’une activité réflexive infinie, activité du Moi fini tendant à dépasser le donné et à surmonter ce qui le limite. Par cette activité – qui reste encore ici intérieure – le Moi fini, limité dans le monde, se rapporte à l’idée d’un Moi infini, pure autoposition, que le philosophe découvre dans l’intuition intellectuelle[48]. Fichte explique par ce rapport du fini à l’infini ce qui est vécu, pour tout le monde, pour la conscience non-philosophique, dans l’exigence morale, comme exigence d’autonomie. L’activité qui dépasse la limitation étant condition de ma représentation du monde, il s’agit donc de reconnaître à l’exigence morale, comme exigence d’autonomie, le statut d’une condition de la représentation, parce qu’elle me permettrait de prendre conscience de ce qu’est pour moi le réel.

Pour avoir un peu plus ici qu’une reformulation de la thèse fichtéenne d’un primat global de la raison pratique – pas d’effort, pas d’objet – il faut se recentrer sur l’analyse de l’acte de représentation. Il faut tisser des liens, apercevoir des moyens termes, entre les deux extrêmes : la représentation du réel (théorique) et l’exigence morale (pratique). Ce que l’on appelle pratique ici est encore quelque chose d’idéal ou d’idéel, proche du pratique kantien. Le lien entre le théorique et le pratique apparaîtra dans ce champ assez large de l’idéal, à la fois activité représentative et fin visée par l’action concrète.

Nous savons que doit exister, pour que l’on se représente le monde, une activité idéale, représentative, mais qui dépasse la limitation. Il y a donc deux activités idéales, l’une limitée, et l’autre, dépassant la limite. « Dépasser la limite », pour une activité représentative, cela veut dire « se représenter autre chose ». Pour que je me représente le réel – en termes fichtéens : pour que j’ai conscience d’une activité idéale se bornant à refléter la limitation –, il faut qu’il y ait encore une activité idéale dépassant la limitation, une « activité objective infinie »[49] qui, portée par le même mouvement qui nous conduit jusqu’à l’exigence morale d’autonomie, va commencer par me représenter le monde autrement. L'activité idéale est donc « poussée au dehors » écrit Fichte, et « pose quelque chose […] comme étant ce que la tendance produirait si elle avait de la causalité »[50]. L’activité idéale, représentative, mais qui dépasse la limitation, et qui est comme telle condition de la représentation du réel, nous représente donc autre chose que le réel, une autre chose qui n’est pas loin d’être ce que l’on appelle communément l’idéal, puisqu’il s’agit de ce que l’on pourrait faire si l’on en n’était pas empêché par le réel, l’obstacle ou le choc qui limite notre activité.

Continuons à tisser le lien entre le réel et l’idéal. L’activité idéale infinie ou activité objective infinie, infinie parce qu’elle dépasse la limite et qu’elle est en cela condition de ma représentation, est donc moyen terme entre l’activité limitée se représentant le réel d’une part, et l’exigence morale d’autonomie ou l’autoposition d’autre part. Cette activité idéale qui dépasse la limite peut elle même être regardée de deux côtés, du côté du réel (du monde), ou du côté de l’idéal, (de l’autonomie). Du côté de l’infini ou de l’autonomie, l’activité idéale dépassant la limitation va constituer l’idéal moral, l’idéal d’un monde moral, celui que peut décrire Fichte p.ex. dans la XIe section de la Seconde introduction : un monde entièrement raisonnable où sont dépassées les oppositions individuelles[51]. Du côté du réel et du monde, l’activité idéale infinie constituera la condition la plus prochaine de la représentation du réel, et aura pour corollaire le sentiment que Fichte appelle « aspiration » (Sehnen). Avant d’être construction d’un idéal utopique ou exigence morale, l’aspiration est une simple tendance au changement, i.e., a minima, à sentir autre chose que ce que l’on ressent ici et maintenant. L’aspiration est en cela condition du sentiment qualitativement déterminé que nous impose le réel. C’est en effet l’opposition entre deux sentiments, ou deux objets intuitionnés, qui permet de les déterminer. Je sais vraiment ce qu’est le rouge quand je l’oppose au vert et au bleu. La condition est donc, pour déterminer quelque chose, que l’on puisse lui opposer quelque chose « d’autre »[52]. L’aspiration est ainsi définie comme condition prochaine de la représentation du réel, parce qu’elle est aspiration à quelque chose « d’autre »[53]. Et pour déterminer précisément tel ou tel sentiment, je l’oppose à son voisinage immédiat : pour déterminer tel ou tel rouge je ne l’opposerai pas en général au vert et au bleu mais au jaune ou au magenta, à des couleurs plus proches du rouge donc. Ce que j’appellerai volontiers « l’altérité prochaine ». La visée de cette « altérité prochaine » est condition de la détermination d’un réel, du fait qu’il y ait pour nous quelque chose de réel qui puisse être précisément connu[54].

Cette « altérité prochaine » c’est d’abord « l’autre sentiment »[55], c’est d’abord une altérité avant d’être un objet, une possibilité d’opposition. Le deuxième exposé de la Doctrine de la science[56] appellera cette opposition possible de tous les autres sentiments le « système de la sensibilité »[57]. Au-delà d’une théorie de la perception, il est clair que la visée de ce que j’appelle l’altérité prochaine repose, comme activité dépassant la limitation, sur la possibilité de ce dépassement et donc, fondamentalement, sur l’activité idéale qui dépasse la limitation et qui nous conduit jusqu’à l’idéal moral ou, pour le philosophe fichtéen, l’autoposition absolue. On peut ainsi aligner les différentes formes de l’altérité : en partant de ce que n’est pas exactement la chose que j’ai en face de moi, jusqu’à l’autonomie absolue, et en passant par tout ce que je pourrais souhaiter faire de la chose que j’ai en face de moi, et la constitution d’un monde idéal. Lorsque Fichte voit dans l’aspiration « le véhicule de toutes les lois pratiques »[58], et donc aussi de la loi morale, il pense je crois à l’unité de ce mouvement, qui nous conduit de la perception à l’autonomie. La nouveauté fichtéenne, dans l’unité « théorie / pratique » qui nous rapproche d’une pensée de la praxis, part donc de cette analyse de la perception : pour percevoir quelque chose, il faut d’abord imaginer autre chose, et donc, comme nous allons le voir, s’engager dans une pensée qui accompagne la transformation effective[59].

IIIB. Pratique effective et idéalisme : statut du réel et de la matière.

Le passage à la pratique effective peut se faire à l’aide du deuxième exposé de la Doctrine de la science[60], qui traite conjointement du pratique et du théorique. Dans ce que la Nova methodo appelle la « sensibilisation du concept de fin », on voit cette détermination du réel par l’idéal suivre la transformation pratique du réel, jusqu’à ne plus concevoir ce réel qu’à partir de mon activité de transformation : « Si maintenant je commence à agir sur cette chose et si je lui donne une tout autre forme, qu'est-ce alors qui perdure pendant tout le temps que j'agis ? Ce n'est que ma pensée, avec la représentation confuse de tout ce que je pourrais faire »[61]. Engagé dans une pratique transformatrice, qui a pour effet le déplacement réel de la limitation, la chose n’est plus qu’un arrière-plan, un fond sur lequel je dessine les images des transformations progressives ; je ne vois plus l’objet qu’au travers de mon concept de fin, « je vois à travers mon faire ce qui est fait, je n'ai de connaissance immédiate que de mon faire »[62]

N’a-t-on pas dès lors glissé dans l’idéalisme le plus pur, en interdisant toute composition de l’idéalisme et du réalisme ? N’a-t-on pas perdu, avec cette détermination du réel par l’idéal, toute autonomie de la matière, celle qui rend pensable une dialectique interne à l’idéalisme fichtéen entre réalisme et idéalisme ?[63] Nullement, car si nous avions perdu l’autonomie de la matière, nous aurions perdu avec elle la limitation de notre activité, limitation sans laquelle il n’y aurait plus de réflexion : on réfléchit toujours à partir de, ou sur, une limitation. Dans la formule lapidaire : « pas d’effort pas d’objet », la notion même d’effort signifie d’ailleurs la présence d’un obstacle qui limite l’activité du sujet. Dès lors la détermination du réel par l’idéal ne peut pas signifier une suppression du réel, mais une détermination progressive infinie, dans laquelle le réel et la limitation demeurent tout aussi indéfiniment que progresse mon activité.

S’ensuit une double conséquence : premièrement, la matière persiste, dans l’idéalisme fichtéen, tout au long de la pratique transformatrice, et par cette pratique même, comme fond des possibilités de transformation. La matière persiste donc avec l’action, comme support des modifications de la chose, support que je ne transforme jamais[64]. Deuxièmement, l’autre face de cette persistance de la matière est la persistance de l’action, ce que j’ai appelé ci-dessus la détermination progressive infinie, ou la progression indéfinie de mon activité. Ce qui veut dire que l’on atteint jamais le but. Avec une certaine cohérence, au moment où l’on sauve une dialectique interne en conservant indéfiniment une détermination réciproque entre réel et idéal, on perd en même temps la téléologie, puisque le but que l’on est censé atteindre s’éloigne à l’infini. La thématique est explicite depuis les Conférences sur la destination du savant[65], elle a été souligné par T. Rockmore[66] : le développement fichtéen n’atteint jamais sa fin. Paradoxalement, que le plein accomplissement soit hors d’atteinte nous ramène vers l’action concrète et présente. A la question : « comment peut-on s’approcher d’un but infini ? », Fichte répond : « mon but se trouve à l’infini parce que ma dépendance est infinie. Toutefois, je ne saisis jamais cette dépendance dans son infinité, mais seulement selon une extension déterminée et, dans les limites de celle-ci, je peux, sans aucun doute, me rendre plus libre »[67].

IIIC. Idéal, détermination de l’action et utopie concrète.

L’apport majeur et spécifique de Fichte à la pensée de l’action transformatrice se trouve dû, paradoxalement toujours, aux dimensions les plus idéalistes de sa pensée et à la détermination du réel par l’idéal. Le renforcement de l’idéalisme dans la « Spätphilosophie » accentue cette détermination de l’être par le concept[68], et continue à voir le monde sensible comme support d’une éternelle transformation[69]. Mais la première philosophie de Fichte présente l’avantage, en partant d’une analyse de la représentation, d’aborder le rapport de l’idéal au réel à partir du réel et non seulement à partir de l’idéal. En nous ramenant ainsi vers la perception du monde sensible et la concrètude de l’action présente, elle permet de rejoindre des analyses matérialistes de l’action, et on ne doit pas en tout cas opposer l’idéalisme fichtéen au matérialisme en s’appuyant sur ce statut de l’idéal : Engels a déjà souligné que la visée de buts idéaux pouvait être le fait d’idéalistes aussi bien que de matérialistes[70].

Le premier Système de l’éthique dit : dans les limites d’une progression déterminée, je peux me rendre plus libre. J’ai souligné ci-dessus que ces limites déterminées étaient en fait la condition qui permettait, avec la persistance de la matière, de sauver la dialectique fichtéenne. Je voudrais souligner maintenant, dans le même esprit, toute la positivité de ce qui peut apparaître comme une restriction : le fait que je sois toujours limité ou, comme le dit Fichte dans la même citation, que ma dépendance soit infinie. La confrontation d’un but infini et de limites déterminées n’annule pas l’effort, mais le précise et le rend efficace : je m’approche du but, écrit Fichte, pour moi, c’est-à-dire du point de vue du sujet agissant dans des conditions déterminées : « j’ai donc toujours sous les yeux un but déterminé dont je peux m’approcher »[71]. En un sens c’est parce que l’idéal est toujours là, à l’infini, et ne peut pas être annulé par l’imposition de limites déterminées, que l’effort est toujours possible, dans le cadre de ces mêmes limites déterminées, de circonstances données, de contraintes subies. Il ne s’agit pas de se résigner au compromis, ou à l’atteinte d’un objectif qui n’aurait plus beaucoup d’importance, il s’agit au contraire de voir, dans cet objectif, un but intermédiaire visant un idéal qui demeure posé. La persistance de l’idéal permet de conférer une positivité à l’action limitée. Je pense ici à l’inverse de ce que l’on a pu dire, de façon négative, d’une perversion de la science fiction que Fredric Jameson[72] reprend à Darko Suvin[73], et qui s’appelait la « théorie des buts rapprochés », ou la « théorie des limites ». Il s’agit d’une perversion stalinienne de la science fiction, qui avait pour but à l’époque d’utiliser cette dernière pour valoriser le progrès technique, en lui demandant de décrire l’horizon immédiat des découvertes scientifiques. Cette utilisation de la science fiction gommait son caractère critique, voire subversif. En rabattant la fiction sur le futur proche, elle la privait de la constitution d’un idéal. Or précisément, pour les buts de l’action concrète fichtéenne, c’est l’inverse : c’est parce que l’idéal demeure, infiniment posé, que l’action transformatrice est toujours envisageable, et que les « buts rapprochés » permettent effectivement de me rendre plus libre, ici et maintenant, dans des conditions données. A l’opposé de la « théorie des limites » ou de la « théorie des buts rapprochés », c’est bien plutôt de l’utopie concrète d’Ernst Bloch que Fichte se rapproche, et la fonction pratique de l’idéal fichtéen se retrouve dans la définition que donne Bloch des représentations propres à l’imagination utopique : représentations qui « anticipent et prolongent le donné dans les possibilités futures de son être-transformé, de son être-amélioré »[74].

Conclusion. Dialectique de l’action et monde transformable.

Du côté matérialiste, c’est le rapport au réel qui distingue chez Bloch l’imagination utopique de la représentation simplement reproductive[75]. Du côté idéaliste, le rapport au réel est aussi essentiel pour la pratique fichtéenne qui ne vise pas à supprimer le Non Moi, et dans laquelle réel et transformation sont tous deux liés à partir de la position première de l’idéal. En développant la thèse fichtéenne – pas d’effort pas d’objet –, jusqu’au lien entre théorie et pratique constitutif de notre représentation du monde, l’idéalisme fichtéen nous montre qu’on ne peut envisager le monde que comme transformable. Nous retrouvons une injonction souvent reprise par Brecht : « on ne peut connaître les choses que dans la mesure où on les modifie »[76].

Fichte nous dit donc que le réel, l’obstacle qui me contraint, est toujours en même temps ce que mon activité entreprend de transformer. Ne pas voir le monde comme transformable c’est nier sa propre activité et donc fondamentalement ne pas voir le monde du tout[77]. Poser le monde en revanche c’est toujours affirmer ne serait-ce qu’a minima une possibilité de transformation[78].

Qu’il ne puisse y avoir d’obstacle à mon activité, que si l’obstacle est aussi condition de mon activité, jusqu’à être posé par elle[79] : voilà une négation de la négation où se retrouvent idéalisme fichtéen et dialectique matérialiste.



[1]. Étude qui, sans être fréquente, n’est pas rare : les grands moments sont posés depuis le XIXe, de Ferdinand Lassalle et son Fichtes politisches Vermächtnis und die neueste Gegenwart (Hamburg, 1860), jusqu’au regain actuel des jeunes hégéliens autour des textes de Franck Fischbach, en passant par Jaurès, Marianne Weber, Karl Vorländer, quelques passages d’Habermas dans Connaissance et intérêt, sans oublier Tom Rockmore : Fichte, Marx, and the german philosophical tradition, Souther illinois University Press, London and Amsterdam, Feffer & Simons, 1980. Cette liste bien sûr ne prétend pas être exhaustive.

[2]. « On pourrait, mutatis mutandis, appliquer à l’Allemagne de 1914 à 1918, presque tout ce que dénonce Fichte de 1806 à 1813, en visant la France impériale » Xavier Léon, Fichte et son temps, Paris, Armand colin, 1954, Avant Propos p. XII, cité in M. Gueroult, « Fichte et X. Léon », in Études sur Fichte, Paris Aubier 1974, p. 262. Je me suis déjà exprimé sur ce point : Luc Vincenti, Éducation et liberté, Paris, P.U.F., 1992, p. 43.

[3]. J.G. Fichte, Beitrag zur Berichtigung der Urtheile des Publikums über die französische Revolution, 1793 ; Meiner, Hamburg, 1973 ; trad. fr. J. Barni, Considérations sur la révolution française, Paris, Payot, coll. Critique de la politique, 1974. Renan et Quinet rapprochent Fichte de Robespierre, cf. I. Radrizzani, « La Doctrine de la science et l’engagement historique », in La philosophie de l’histoire chez Fichte, Revue de métaphysique et de morale, Mars 96 pp. 34-35. Voir en général M. Gueroult, « Fichte et la révolution française », in Études sur Fichte.

[4]. Éditeur de Kant et auteur de plusieurs textes rapportant l’idéalisme allemand au socialisme.

[5]. Karl Vorländer, Kant Fichte Hegel und der Sozialismus, Berlin, P. Cassirer, 1920, p. 67.

[6]. Cf. K. Vorländer, op.cit. p. 9 ; lettre citée récemment encore par Franck Fischbach dans son article « De la propriété possessive à la propriété expressive : Fichte, Hess, Marx », in J.C. Goddard & J.R. de Rosales (éd.) Fichte et la politique, Milan, Polimetrica, 2008, p. 299.

[7]. P.ex. K. Vorländer, ibid., incipit ; Tom Rockmore, Fichte, Marx, and the german philosophical tradition, Souther illinois University Press, London and Amsterdam, Feffer & Simons, 1980, ch. 1, p. 2, & « L’influence fichtéenne chez Marx », in Revue de Métaphysique et de morale, N°85, janv-mars 1980, début.

[8]. « La conception matérialiste de l’histoire et son application particulière à la lutte des classes moderne entre prolétariat et bourgeoisie n’était possible qu’au moyen de la dialectique. Mais si les maîtres d’école de la bourgeoisie allemande ont noyé les grands philosophes allemands et la dialectique dont ils étaient les représentants dans le bourbier d’un sinistre éclectisme, au point que nous sommes contraints de faire appel aux sciences modernes de la nature pour témoigner de la confirmation de la dialectique dans la réalité – nous, les socialistes allemands sommes fiers de ne pas descendre seulement de Saint-simon, de Fourier et d’Owen, mais aussi de Kant, de Fichte et de Hegel » F. Engels, 21 sept. 1882, Préface à la 1ère éd. allemande de Socialisme utopique et socialisme scientifique [Le développement du socialisme de l’utopie à la science], trad. fr. E. Botigelli, Paris, éd. sociales, 1977 p. 12/13.

[9]. Je ne suis pas favorable au dépeçage de l’œuvre fichtéenne, mais on ne peut pas ne pas voir que la dimension progressiste et révolutionnaire de 1793 s’estompe et laisse place à un propos métaphysique et religieux. La périodisation de l’œuvre fichtéenne commence avec Rickert en 1899 (cf. G. Gurvitch, Écrits allemands I, Paris, L’harmattan 2005 p. 47), I. Radrizzani en présente plusieurs interprétations dans la préface de sa thèse, Vers la fondation de l’intersubjectivité chez Fichte, Paris, Vrin, 1993.

[10]. Grundlage der gesamten Wissenschaftslehre, 1794 ; Meiner, Hamburg, 1979 ; trad. fr. A. Philonenko, Les principes de la doctrine de la science dans Oeuvres choisies de philosophie première, Paris, Vrin, 1980.

[11]. La tradition du commentaire a bien voulu voir dans cette composition de l’idéal et du réel l’essentiel de la dialectique fichtéenne, tout en soulignant son enjeu effectif et moral : « Die Dialektik geht demnach hier aus dem grundzätlichen Widerstreit zwischen dem, was sein soll, und dem, was lediglich ist, hervor », Reinhard Lauth, « Die Ursprung der Dialektik in Fichtes Philosophie », in Reinhard Lauth, Transzendentale Entwicklungslinien von Descartes bis zu Marx und Dostojewski, Hamburg, F. Meiner, 1989, p. 219. Nous reviendrons sur cet article dans notre troisième partie. La composition de l’idéalisme et du réalisme reste commandée chez Fichte par l’exigence idéaliste de l’unité de la conscience, mais elle n’en est pas moins le plus notable effort, de Fichte lui-même, pour mettre en rapport son idéalisme au matérialisme. Ces points ont été justement soulignés par T. Rockmore : « Activity in Fichte and Marx » Idealistic Studies, Vol. 6, N°2, 1976. Sur la complexité du § 4 E de la Grundlage, il faut consulter I. Thomas-Fogiel, Critique de la représentation, paris, Vrin, 2000, 2e, 3e et 4e parties.

[12]. Grundlage des Naturrechts nach Principien der Wissenschaftslehre, 1796/1797 ; Hamburg, Meiner, 1979, trad. fr. A. Renaut, Fondement du droit naturel selon les principes de la Doctrine de la science Paris, P.U.F., 1984 : « L'homme (ainsi que tous les êtres finis en général) ne devient homme que parmi les hommes... si en général il doit y avoir des hommes, il faut qu'ils soient plusieurs (...) Dès que l'on détermine complètement ce concept, on est conduit, à partir de la pensée d'un individu, à en admettre un deuxième afin de pouvoir expliquer le premier » Fondement du droit naturel, p. 54 trad. fr., GA I 3, p. 347 ; également : « C'est uniquement la libre action réciproque à l'aide de concepts et selon des concepts, uniquement le fait de dispenser et celui de recevoir des connaissances, qui forment le caractère propre de l'humanité, par lequel seulement chaque personne se confirme indiscutablement dans son humanité », ibid. p. 55 de la trad. fr.

[13]. Cf. Franck Fischbach, Fichte et Hegel La reconnaissance, Paris, P.U.F., 1999.

[14]. Je suis d’accord avec cette interprétation et me suis déjà exprimé sur ce point dans « Raison pratique, raison dialectique », in L’héritage de la raison, Paris, Ellipses, 2007, pp. 153-164.

[15]. « Agir! Agir! Voilà pourquoi nous sommes là », 5e des Conférences sur la destination du savant, Gesamtausgabe (GA), éditées par R. Lauth & H. Jacob, Gesamtausgabe der Bayerischen Akademie der Wissenschaften I 3, p. 67 ; trad. fr. Paris, Vrin, 1980, p. 90. De même dans la correspondance, Sämmtliche Werke (SW), éditées par I. H. Fichte ; réédition Walter de Gruyter, Berlin, SW IV p. 385.

[16]. Je pense au début du 2e des Discours à la nation allemande.

[17]. Précision qui a d’ailleurs souvent été reprochée à Fichte, à propos de l’éclairage des rues ou des cartes d’identité p.ex.

[18]. En désignant par là M. Hess, p.ex. La triarchie européenne, 1841, et August von Cieszkowski, Prolégomènes à l’historiosophie, 1838. Sur ces deux auteurs et leur rapport à Fichte, voir F. Fischbach « Le Fichte des jeunes hégéliens », in Kairos N°17, Lectures de Fichte, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 2001. Sur Hess particulièrement, voir bien sûr G. Bensussan Moses Hess, la philosophie, le socialisme, Paris, P.U.F., 1985.

[19]. G. Lukàcs, « Moses Hess und die Probleme der idealistischen Dialektik », in Archiv für die Geschichte des Sozialismus und der Arbeiterbewegung, T. XII, Leipzig, C.L. Hirschfeld, 1926, en l’occurrence pp. 111-113.

[20]. Manifeste du parti communiste, III Littérature socialiste et communiste, 1) le socialisme réactionnaire, point c : « le socialisme allemand ou socialisme "vrai" » ; Paris Éditions sociales, 1967 p. 79.

[21]. Die Grundzüge des gegenwärtigen Zeitalters, 1806 ; Hamburg, Meiner, 1956 ; trad. fr. I. Radrizzani, Le caractère de l'époque actuelle, Paris, Vrin, 1990.

[22]. J. Jaurès, Les origines du socialisme allemand, 1892, Thèse latine trad. fr. A. Veber, Ombres blanches, Verdier, 2010, p. 52.

[23]. Fichte, Considérations sur la révolution française, op.cit. Préface II p. 100.

[24]. Et cela Fichte sait le faire mieux que quiconque : que l’on pense à sa réfutation de Constant défendant le mensonge : Fichte, Système de l’éthique (1798), trad. fr. P. Naulin, Paris, P.U.F., 1986.§ 23 pt. 2, pp. 272-274. Certes il ne s’agit plus de l’histoire mais de l’action morale individuelle. je reviens sur ce déplacement dans ma troisième partie.

[25]. J.G. Fichte, lettre à son éditeur (Cotta), 16 août 1800, cité par Daniel Schulthess dans l’introduction de sa traduction de l’État commercial fermé, Lausanne, L’âge d’homme, 1980, p. 9.

[26]. Xavier Léon, Fichte et son temps, Paris, Armand Colin, 1954, T.II, première partie, p. 116/117, à propos d’un article dans la Neue berlinische Monatsschrift. Sur ce point cf. également Marianne Weber, Fichte’s Sozialismus und sein Verhältnis zur Marx’schen Doktrin, Tübingen (Freiburg und Leipzig), J.C.B. Mohr, 1900, p. 61.

[27]. Notamment Marianne Weber et Xavier Léon (Fichte et son temps, T.II, première partie, ch. II).

[28]. Et comme l’avait indiqué auparavant Marianne Weber, Fichte’s Sozialismus, introduction p. 10.

[29]. X. Léon relève à ce sujet de précises correspondances entre Condorcet voulant « supprimer la valeur fictive de l’argent », et retrouvant la volonté fichtéenne de désolidariser la monnaie intérieure de la monnaie de métal. X. Léon renvoie sur ce point à Jaurès, Histoire socialiste, La convention.

[30]. Karl Vorländer, Kant Fichte Hegel und der Sozialismus, p. 54.

[31]. Xavier Léon (ibid. p. 101) relève chez Marianne Weber les principaux traits du socialisme qu’elle attribue à Fichte : une forme d’individualisme dans le respect des personnes, une conception organique de l’État, la substitution du droit au travail au droit de propriété, l’organisation de la division du travail, la théorie de la monnaie et du capital. Xavier Léon revient, quelques pages plus loin, sur le statut de l’individualisme et oppose à ce propos l’égalitarisme communiste de Babeuf au respect de la personne qui se trouverait chez Fichte, et que souligne effectivement Marianne Weber (p.ex. op.cit. p. 59). On peut s’étonner de cette remarque chez l’immense connaisseur de Fichte qu’était Xavier Léon : il y a en effet, de façon très explicite, un dépassement fichtéen et de l’individualité, et de la personnalité, même en comprenant celle-ci au sens kantien du terme. Cette thèse n’est pas rare, elle est affirmée de façon constante des Conférences sur la destination du savant de 1794 à l’Initiation à la vie bienheureuse de 1806 (5e, 7e et 8e conférences), en passant par la XIe section de la Seconde introduction à la doctrine de la science. Je me suis déjà exprimé sur ce dépassement fichtéen de la personnalité : Luc Vincenti, Pratique et réalité, Paris, Kimé, 1997, ch. 4 et ch. 8. Fichte n’est en aucun sens un « individualiste ». Cela ne veut pas dire qu’il faille pour autant faire de lui un précurseur du communisme comme Babeuf, mais en tout cas ce n’est pas un soi-disant personnalisme fichtéen qui nous l’interdit. Marianne Weber voit d’ailleurs Fichte pencher plutôt du côté du communisme (op.cit. p. 39).

[32]. Et il faut voir en cela la marque du socialisme fichtéen, cf. X. Léon, ibid. pp. 82 & 99.

[33]. Fichte, Fondement du droit naturel : dans le § 18, p. 223 de la trad. fr.

[34]. Mais aussi d’après les commentateurs : K. Vorländer, ibid., pp. 57, 60 ; et plus récemment Franck Fischbach, « De la propriété possessive à la propriété expressive : Fichte, Hess, Marx » op. cit., et « possession versus expression. La triarchie Fichte / Hess / Marx et la question de la propriété », in Sans objet, Capitalisme, subjectivité, aliénation, Paris, Vrin, 2009.

[35]. Faut-il faire aussi remonter à cette définition de la propriété l’anticipation fichtéenne de la théorie de la valeur, fondée sur le travail ? Jaurès semble le dire, et modère de suite son jugement : « Mais [Fichte] a brouillé toute son argumentation en adoptant d’abord la valeur d’utilité », Les origines du socialisme allemand, op.cit. pp. 59-61. Le point mérite d’être discuté : la valeur d’utilité, lorsqu’elle est liée à la production de bien agréables et superflus, ne se calcule pas en fonction de la demande, mais en fonction de la quantité de force et moyens de travail nécessaires à sa production : État commercial fermé, I, 2, pt. V, p. 86 de la trad. fr. La valeur relative de l’agréable est alors calculée en rapport à la valeur absolue accordée au produit alimentaire obtenu le plus facilement.

[36]. L’État commercial fermé, I 3 p. 90, de même, I 7 p. 107, après avoir résumé « les résultats principaux » : « toutes ces assertions s’établissent sur ma théorie de la propriété ».

[37]. La régulation totale des échanges s’accompagne d’une obligation d’achat dès le Fondement du droit naturel  de 1796, §18.

[38]. État commercial fermé, III, 4.

[39]. Dans la 2e des Conférences sur la destination du savant de 1794.

[40]. Dès K. Vorländer, op. cit. p. 55 ; également A. Philonenko, « Le jeune Fichte et l’histoire » in La philosophie de l’histoire chez Fichte, Revue de métaphysique et de morale, Mars 96 p. 16, ou J.C. Merle, Justice et progrès, Paris, P.U.F. 1997, p. 217. Les pages consacrées à l’économie fichtéenne par J.C. Merle sont très informées sur les plans économiques et juridiques, on en regrette d’autant plus que l’auteur cherche curieusement à rapporter Fichte à la libre entreprise.

[41]. Qualifié de « socialisme moral », tant par Jaurès (op.cit. p. 96) que par Marianne Weber (op.cit. p. 19).

[42]. Sur ce caractère moral de la propriété fichtéenne, cf. Luc Vincenti, Pratique et réalité dans les philosophies de Kant et Fichte, ch. 8.

[43]. Grundlage, §5, II, p. 133 de la trad. fr.

[44]. Grundlage, §5, p. 135fr, 182 Meiner, GA I 2, p. 399. Également : « S'il n'y a pas de pouvoir pratique dans le Moi, alors il n'est pas d'intelligence possible ; si l'activité du Moi ne va pas jusqu'au point où se produit le choc et ne se dépasse pas par-delà tous les chocs possibles, alors... il n'y a pas de réalité produisant ce choc dans le Moi et pour le Moi, il n'y a pas de Non Moi », Grundlage, §5, p. 144fr, Meiner 195, GA I 2, p. 410.

[45]. Je me suis exprimé de façon plus complète dans la deuxième partie de Pratique et réalité, ainsi que dans mon article « Le statut du pratique dans la Grundlage der gesamten Wissenschaftslehre », in Kairos N°17, Lectures de Fichte, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 2001. Des extraits de ces textes sont disponibles sur la page :Le statut du pratique dans la Grundlage der Gesamten Wissenschaftslehre

[46]. Fichte, Grundriß des Eigenthümlichen der Wissenschaftslehre in Rücksicht auf das theoretische Vermögen, 1795 ; GA T. I, 3 ; trad. fr. A. Philonenko, Précis de ce qui est propre à la Doctrine de la science au point de vue de la faculté théorique dans Oeuvres choisies de philosophie première, Paris, Vrin, 1980 : §1, p. 183fr, GA I 3, p. 143. Le choc est ici incompréhensible en deux sens, au moins, tout d’abord au sens où il n’a fait l’objet d’aucune compréhension, d’aucune catégorisation par l’activité théorique. Ensuite parce qu’il est de toute façon à comprendre comme antérieur à cette activité, il est en ce sens proche ici de la chose en soi kantienne. Cela ne veut pas dire qu’il restera identique à celle-ci une fois que l’explication fichtéenne de la représentation nous aura conduit au-delà de la limite.

[47]. Dans la mesure où cette activité du Moi, qui n’en reste pas au sentiment de limitation, est liberté, on peut rapporter ce qui est dit ici au « Diktat » du § 7 de la Nova methodo (Wissenschaftslehre Nova methodo, 1796 / 1799 ; GA IV, 2 (manuscrit Halle) ; trad. fr. I. Radrizzani, Doctrine de la science Nova methodo, Lausanne, L'Age d'homme, 1989 ; et (à partir du manuscrit Krause) I. Thomas Fogiel, Paris, Librairie générale d’édition (coll. Le livre de poche), 2000.

[48]. Dès la Recension de l’Énésidème, la raison pratique est définie comme rapport du fini à l’infini : « Si le Moi de l'intuition intellectuelle [le concept de Moi pur] est parce qu'il est et est ce qu'il est, il est, dans cette mesure, autoposant, absolument autonome et indépendant. Par contre, le Moi de la conscience empirique, en tant qu'intelligence, n'existe qu'en relation à un intelligible : il est, dans cette mesure, dépendant. Or ce Moi, que nous venons de voir entrer en opposition avec lui-même, ne doit pas constituer deux Moi(s), mais bien un seul Moi... Comme le Moi ne peut renoncer à son caractère d'autonomie absolue, il en résulte un effort pour faire dépendre de soi l'intelligible, afin d'unifier par là le Moi qui représente cet intelligible et le Moi qui se pose lui-même. Telle est la signification de l'expression : la raison est pratique » Fichte, Rezension des Aenesidemus oder über die Fundamente der von dem Herrn Professor Reinhold in Jena gelieferten Elementar-Philosophie, 1794 ; SWI, GA I, 2 ; trad. fr. P.P. Druet, Recension de l'Énésidème ou sur les fondements de la philosophie élémentaire enseignée à Iena par Mr le Prof. Reinhold dans Rapport clair comme le jour... et autres textes, Paris, Vrin, 1985, pp. 170/171fr, SW I, p. 22, GA I 2 p. 65.

[49]. Grundlage, §5, p. 137-138fr, Meiner 185-186, GA I 2, p. 402-3.

[50]. Grundlage, §8, p. 157fr, 213 Meiner, GA I 2, p. 425.

[51]. Dans ce monde le Moi, « uniquement raisonnable », « a cessé d’être un individu ». Ou encore, de façon moins précise mais peut-être moins inquiétante, dans la Grundlage : « un monde tel qu'il devrait être, si toute réalité était absolument posée par le Moi ; il détermine ainsi un monde idéal, seulement posé par le Moi et non pas du tout par le Non Moi » Grundlage, §5, p. 138fr, Meiner 186, GA I 2, p. 403. Idem, Grundlage, §10, p. 163fr, Meiner 221, GA I 2, p. 432 : « cet objet même que le Moi déterminé par la tendance réaliserait effectivement s'il avait de la causalité et que l'on peut anticipativement nommer l'idéal ».

[52]. Grundlage, § 10, pt. 28, trad. fr. p. 174 : « Sans opposition le Non Moi tout entier est bien quelque chose, mais il n’est rien de déterminé, de particulier, et la question qu’est-ce que ceci ou cela ? n’a pas le moindre sens ».

[53]. Ibid., point 29, p. 174 : « l’aspiration tend à quelque chose d’autre ». De même, § 10, point 31.

[54]. On pourrait ici penser au rôle du contraste dans les mécanismes perceptifs en psychologie.

[55]. Ibid., § 11 point 5.

[56]. Nova Methodo, § 6.

[57]. Ce point me semble insufisamment aperçu dans l’une des rares études approfondies de la théorie fichtéenne de la perception : C. Jeffery Kinlaw « Reflection and Feeling and the primacy of practical reason in the Jena Wissenschaftslehre » in D. Breazeale & T. Rockmore (eds.) New essays on Fichte’s later Jena Wissenschaftslehre, Evanston, Illinois, Northwestern University Press, 2002. L’auteur souligne, p. 143, la singularité de chaque sentiment, sans insister sur le fait que l’opposition à un sentiment autre est précisément ce qui permet de l’identifier comme sentiment déterminé et de le rapporter au réel. Ce lien entre un sentiment déterminé et un sentiment « autre » est important pour rapporter continûment la perception du réel à l’exigence d’autonomie, continuité qui est par ailleurs soulignée dans le même article, à partir de l’objet idéal (p. 151).

[58]. Grundlage, §10 point 9, p. 163fr, 221 Meiner, GA I 2, p. 432.

[59]. La transformation n’est donc pas seulement souhaitable, elle est requise pour la simple possibilité de la représentation du monde. Il me semble que l’article de C. Jeffery Kinlaw, « Reflection and Feeling and the primacy of practical reason in the Jena Wissenschaftslehre », ne va pas jusqu’à cette liaison fondamentale et conditionnante de l’idéal au réel, même si sa conclusion en est très proche lorsqu’elle demande que l’expérience objective soit attelée (harnessed) à la réalisation de buts pratiques.

[60]. Nova methodo, § 17 II et § 18.

[61]. Nova methodo, p. 286 trad. I. Radrizzani, 314 trad. I.Thomas-Fogiel, GA IV 2 p. 245.

[62]. Nova methodo, § 17 II, trad. I. Radrizzani p. 249, trad. I.T. Fogiel p. 280, GA IV 2, p. 201. Outre tout ce qui concerne la définition des perceptions en terme de contraste, contraste qui se rapporterait à la fonction de « l’aspiration » fichtéenne, on peut aussi, pour ce qui est du lien plus général entre la détermination des objets et notre activité sur eux, faire appel dans la psychologie contemporaine à ce que Gérard Vergnaud appelle les « champs conceptuels », théorie qui donne une teneur « ontologique », en rapport à l’être des choses, aux approches encore formelles de l’activité pratique en terme de « schèmes », structure générale des actions. Cf. G. Vergnaud, « la théorie des champs conceptuels », in Recherches en didactique des mathématiques, Vol. 10 N°23, 1990, conclusion p. 168 : « l’homomorphisme entre le réel et la représentation ne doit pas être recherché au niveau des symbolisme d’abord, mais au niveau des invariants opératoires contenus dans les schèmes. C’est là que se situe la base principale de la conceptualisation du réel ».

[63]. C’est en ce sens que l’idéalisme qualitatif, forme primaire de l’idéalisme, n’est pas plus dialectique que le réalisme brut, cf. R. Lauth, « Die Ursprung der Dialektik in Fichtes Philosophie » , op.cit. p. 216.

[64]. Elle est en quelque sorte ici le substrat transcendantal = X correspondant à l’activité du sujet ; cf. Nova methodo p. 283 trad. I. Radrizzani, p. 310 trad. I. Thomas-Fogiel, GA IV 2, p. 242 : « Le réel est une matière morte qui gît, mais il est pensé par un être librement actif et il est la détermination de celui-ci [« und ist dessen Bestimmung » dans le manuscrit Krause & GA 242 (manuscrit Halle) : « u. ist Bestimmung desselben »], [il doit donc porter quelque chose en soi, l’empreinte de l’être libre actif […] Du fait que l'égoïté, la liberté, se rapporte à la matière, la matière devient quelque chose qui subsiste en soi et par soi, une chose autonome, tandis qu'elle ne faisait auparavant que flotter devant moi ; elle devient pour moi un objet donné présent indépendamment de mon intervention ». Également : Fondements du droit naturel, p. 45fr, 28/29 Meiner, GA I 3, p. 339 : « ainsi l'objet reste le même, quoiqu'il ne cesse de connaître des transformations ; plus précisément, le substrat produit par l'imagination pour relier en lui le divers […] reste le même. De là vient que nous ne pouvons nous poser que comme modifiant la forme des choses, mais non la matière ».

[65]. Dans les deux premières conférences.

[66]. Fichte, Marx, and the german philosophical tradition, pp. 87/88.

[67]. Système de l’éthique, 1798, § 12, GA I 5 p. 141, trad. fr. p. 144.

[68]. P.ex. au début de la Sittenlehre de 1812.

[69]. P.ex. dans la première des Cinq conférences sur la destination du savant, de 1811. On y trouve déjà l’affirmation selon laquelle on aperçoit le monde suprasensible à partir du monde sensible, comme ce qui doit être dépassé, affirmation reprise dans la Staatslehre de 1813 : « [le monde sensible] est la sphère sur laquelle la liberté projette ses créations », trad. fr. Paris Vrin 2006 p. 140, passage que cite également Franck Fischbach dans Sans objet, Paris, Vrin, 2009, p. 246.

[70]. F. Engels, Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie allemande, édition bilingue, Paris, Éditions sociales, 1979, II, pp. 51-55.

[71]. Système de l’éthique, 1798, § 12, GA I 5 p. 141, trad. fr. p. 144.

[72]. Au début de l’Archéologie du futur.

[73]. Darko Suvin, « La science fiction russe et sa tradition utopique », in Pour une poétique de la science-fiction, Montréal, Presses Universitaires du Québec, 1977, p. 177 : « attitude staliniste à propos de la science fiction, attitude connue sous le nom de « théorie des limites » ou, avec plus de finesse, « théorie des buts proches ». Comme l’a dit le critique soviétique Riourik (Cherrez 100 i 1000 let, Moscou, 1961) : « les adeptes de cette théorie se mirent à rogner les ailes de l’imagination, disant que l’anticipation littéraire devait se limiter aux problèmes techniques d’un avenir très proche, sans aller au-delà. Ainsi, et seulement ainsi, peut-elle demeurer fidèle au réalisme socialiste ». La SF se borna donc à louer la technologie, son éthique fut réduite à des règles pragmatiques, et « les écrivains ne firent même pas allusion aux problèmes du développement spirituel de l’homme sur le chemin du communisme ». Suivent quelques exemples, où il est question de pétrole, radars et énergie solaire ; et où la structure romanesque est souvent la même : chef héroïque, intellectuel corrompu et agent double.

[74]. Ernst Bloch, Le principe espérance, 1959, trad. fr. Paris, Gallimard, 1976, p. 176.

[75]. Liée aux souvenir ; on ne peut que penser ici à l’opposition fichtéenne du Vorbild et du Nachbild, opposition sur laquelle je me suis déjà exprimé dans ma thèse, Pratique et réalité, ch. 4 & 6, également in Éducation et liberté (Kant et Fichte), Paris, Presses Universitaires de France, 1992 : « Introduction au deuxième des Discours à la nation allemande », et in « Philosophie pratique et identité de la philosophie ». Archives de philosophie, 2005,            N°4 (pp. 573-592).

[76]. Écrits sur la politique et la société, trad. fr. Paris, L’arche, 1970 p. 134. je dois à André Combes cette référence complémentaire de Brecht qui écrit en 1931 : «Les situations et les choses qui ne peuvent pas être transformées par la pensée ne peuvent pas être pensées», ou encore : « La seule raison pour laquelle on peut avoir une connaissance des choses est qu’elles se transforment et cette connaissance n’est possible que là où c’est le cas » (Groβe kommentierte Berliner und Frankfurter Ausgabe en 30 vol. (hrsg. von Werner Hecht, Jan Knopf, Werner Mittenzwei et Klaus-Detlev Müller). Berlin und Weimar: Aufbau-Verlag, Frankfurt am Main : Suhrkamp Verlag, 1989-1998 (GBFA) 21, p. 521 et 425.

[77]. On pourrait retrouver ici l’aliénation comme perte du monde que décrit F. Fischbach en reprenant Deleuze au début de Sans objet.

[78]. Si l’on demandait donc par où peut commencer la pratique transformatrice, il faudrait d’abord rappeler que la détermination du réel et de l’idéal est ici réciproque. Mais il est clair que la détermination du réel par l’idéal, nous amenant à comprendre le réel comme transformable, est ici ce qui permet et entretient l’espoir. De ce point de vue l’idéal conditionne le réel.

[79]. Nous retrouverions ici la conclusion de l’article de C. Jeffery Kinlaw, « Reflection and Feeling and the primacy of practical reason in the Jena Wissenschaftslehre » : que les objets que nous nous représentons comme réels et qui nous contraignent soient transformés en moyens de réaliser notre autonomie.